par Alice Granger
A propos de Le pays des Mezaràt, Dario FO
Editions Plon, 2004.(Feltrinelli, 2002)
Dario Fo, prix Nobel de littérature en 1997, dramaturge renommé, comédien, écrivain, peintre, raconte dans ces récits extraordinaires combien les situations singulières et variées de l'enfance ainsi que les personnages de cette enfance, de vrais acteurs, de vrais comédiens, de vrais conteurs, de vrais "quelqu'un", sont déterminants pour toute la vie de cet enfant, ici Dario Fo lui-même, déterminants pour les talents qu'il commence à développer tout de suite en prenant de la graine d'eux, dans ces situations extraordinaires, qu'il peut se risquer à développer lui-même justement parce qu'il a des parents qui ne craignent jamais d'abandonner cet enfant à cet apprentissage laissé à d'autres mains que les leurs, eux s'insérant alors dans la liste infinie des "autres" formateurs, enseignants, maîtres en comédie, en bouffonneries, en paysanneries, en résistance antifasciste et antiallemande, en politique, en moquerie, en langue singulière.
C'est cela qui frappe en effet: l'enfance du petit Dario n'est pas limitée dans un espace familial, ses parents, par son père Felice Fo chef de gare dans un village au bord du lac Majeur où les habitants s'appellent des Mezaràt (des "moitié-rats", des Chauves-souris", car travaillant souvent la nuit, à la verrerie par exemple), partageant en quelque sorte avec chacun des habitants du village, de la région, et de la Suisse toute proche où trafiquaient les contrebandiers et où des passeurs pendant la guerre conduisaient des Juifs, l'éducation et l'éveil de leurs enfants. Les enfants, à cette époque-là, entre les deux guerres, dans ces villages italiens, étaient formés dans une très extraordinaire, artistique, bouffonne, école de la vie, par les situations concrètes qui se présentaient, dans la débrouille continuelle, dans l'apprentissage humoristique, où la parole et la langue ont un rôle essentiel, où aucun personnage n'est anodin, indifférent, mais chacun est "quelqu"un". Les parents Fo laissent chacun des habitants du village, et d'ailleurs ensuite, être des quelqu'un, des acteurs à part entière de la vie, pour ce petit Dario, qui en témoigne par ce livre si drôle, si intelligent, si vivant! Felice, le père! Vraiment! Donc, la félicité de cette enfance! Alors, l'enterrement du père, raconté à la fin du livre, n'est pas triste! La mise en scène, la musique, les chansons italiennes traditionnelles, tout cela avait été soigneusement mis en scène par le plus grand des moqueurs, Felice Fo, resté si vivant!
Première gare pour le chef de gare Felice Fo: à Pino Tronzano, près de la frontière suisse. Premier pays des merveilles pour Dario qui croit que c'est Dieu qui organise tous les mouvements des chemins de fer. Sur la paroi rocheuse, les maisons se cramponnent les unes aux autres comme sur un bas-relief romain! Dario est fasciné! Il a déjà un regard d'artiste! L'ancien chef de gare a laissé en héritage un poulailler! Des contrebandiers et des désespérés essaient souvent de passer la frontière. Et aussi des antifascistes. Le petit Dario doit gravir trois cents mètres à la verticale pour aller jouer avec les garçons de son âge, presque tous des fils de contrebandiers! La langue est bizarre, dans ce village près de la Suisse! Dario est sensible à la langue, au vocabulaire qui s'enrichit de mots nouveaux, dialecte, aux sons différents! Première mise à l'épreuve, par les autres enfants, et bien sûr il n'est pas un petit garçon à aller se cacher dans les jupes de sa mère! Ils lui jettent dessus une serpillière imprégnée de fuel et enflammée au moment où il fait pipi, et regardent comment il se débrouille pour ne pas se faire griller le zizi! Puis ils lui mettent un lézard dans sa culotte! Dario aime rôder autour des "abruptes", c'est-à-dire les arêtes escarpées, il remonte les torrents, la nature est un vrai labyrinthe! Perdus avec d'autres garçons dans des gorges, ils sont libérés par un contrebandier! Les mères faisaient bonne figure et même aussi l'adjudant-chef des carabiniers devant l'aventure de ces garçons, mais Dario vit de loin que, rentrant chez eux, l'adjudant s'était mis derrière son fils et lui bottait le derrière à chaque pas! Et maman Fo vit ensuite d'un mauvais il les "rôderies" de son fils sur les "abruptes"! Alors, voyant qu'il piaffait tellement l'appel de la forêt était fort, elle trouva une "scamote": des feuilles blanches, des crayons de couleurs! "Allez, mon beau "testoune", peins-moi une "flapade" de beaux personnages!" C'est ainsi que naquirent les talents de Dario pour peindre, dessiner! Il était pris d'une fabuleuse "tourneboyade"!
Dario a quatre ans. Dès les premiers jours de son séjour dans le village, on lui fait croire que la Suisse est un pays de Cocagne, et que les toits des maisons sont en chocolat! Alors, à cinq ans, lorsqu'il peut traverser le lac pour y aller, il est aussi ému "qu'un grillon au printemps"! Sur le bateau, sa mère: "Testoune", j'ai une mauvaise nouvelle! Les toits de Brissago ne sont plus en chocolat! Car, en grignotant les tuiles en chocolat, les enfants ont abîmé pleins de toits, ont fait des dégâts considérables, et il y a eu aussi des victimes de maux de ventre car les tuiles étaient trop vieilles, alors le gouvernement suisse a ordonné qu'on refasse tous les toits!
En Suisse, c'est la fête des cantons libres! Sur la place, il y a un attroupement de gens en costume. On joue Guillaume Tell, avec un petit garçon réel. Au moment où Guillaume prend son arc pour viser la pomme sur la tête du fils, une mère crie non, mon fils, non. Dario s'aperçoit du rôle de ce cri! Distraire le public, et pendant ce temps on remplace le fils par un mannequin! Premier apprentissage des trucages! Emerveillement lorsque apparaît la fanfare des gendarmes à cheval! En Suisse, Dario voit des réfugiés italiens! Il entend pour la première fois du jazz et du blues, ce qui était rare en Europe, et il entend cela comme le geste et l'action collective d'un rite. De retour dans son village, où il se met à mimer tout ce qu'il a vu et entendu en Suisse, sa mère inquiète lui apprend pour la première fois qu'il y a des choses qu'il ne faut pas dire sous peine de faire mourir des gens: arrête de raconter ces histoires de réfugiés anarchiques qui jouaient et chantaient avec les Noirs, c'est dangereux!
A l'école, il est le chouchou de l'institutrice! Emerveillée par ses dessins, elle l'incitait à dessiner et à colorier, entraînant avec elle toute la "meurtrie" des enfants. Puis elle fit repeindre la classe par ses jeunes élèves! Sur Maria avait perdu la tête!
Village en neige! Il fallait des raquettes pour aller à l'école, et beaucoup de talents pour ne pas se casser la figure! Les contrebandiers avaient la voie libre, car les gardes des finances étaient paralysés par la neige! Tout le village solidaire des contrebandiers! Grande leçon de vie collective pour le jeune Dario! Dario rend un immense service: faire passer une lettre en Suisse! Car les agents des finances ne feront pas attention à lui! Initié très jeune à la débrouille! Et du côté des réfugiés politiques! Même s'il y avait des policiers italiens en civil!
Cueillette de narcisses parfumés, avec Irène, assistante à l'école, et la plus déchaînée de tous. Voilà que le frère de Dario tombe dans le "troumerdon"! Irène plonge à son tour, pour le sauver! Lorsqu'elle sort, couverte de boue, sa blouse est collée à son corps et elle est comme nue. Dario est indifférent à son frère sauvé allongé par terre, mais est fasciné par les formes d'Irène. Une fillette s'exclame: tu as vu, Irène! C'est magnifique! Des nichons t'ont poussé avec des "chevillettes"!
De par son grand-père paternel, maçon, la pensée mécanique s'est fourrée pour toujours chez Dario. Et, né dans ces situations villageoises bouffonnes, comiques, artistiques, littéraires, situations de conteries incessantes, théâtrales, de commedia dell'arte, très instructives pour savoir se débrouiller, il sera toujours tiraillé entre une rigueur rationnelle et le surréalisme le plus biscornu dû au paradoxe du fabulateur! A la ferme du pépé maternel Bristin, il est initié aux arts de la terre, les greffes multiples sont un vrai conte de fée, c'est de la magie! Ce pépé maraîcher, qui reçoit chez lui des élèves en agronomie, enseigne au petit Dario des choses qu'il n'apprendra jamais à l'école. Par exemple la science des odeurs! Il dit que cela s'est perdu, et pourtant autrefois même les médecins savaient déceler des maladies rien qu'à des odeurs différentes! En tout cas, par exemple le gel provoque des modifications de parfums des fleurs et des fruits, les aléas du temps s'écrivent dans les odeurs des fleurs et des fruits! Ce pépé incroyable laisse le petit Dario de quelques années tenir les rennes du cheval, lui il dort dans la charrette, ils s'en vont livrer fruits et légumes! Le pépé laisse le petit garçon se débrouiller avec une carte à déchiffrer! Le petit Dario est stupéfait d'avoir réussi! Il ne saura que plus tard que le cheval connaissait par cur le trajet! Dans les villages, le pépé salue chacun des habitants par des compliments sur fond ironique, des mises en boîte en inventant des plaisanteries sur leurs liaisons, tout en jonglant avec ses fruits et légumes! C'est fabuleux! En faisant "tringloter" les courgettes, les carottes et les concombres le pépé déchaînait une tempête d'allusions sexuelles provoquant des crises de "ridarelles"! Et il inventait des déclarations d'amour paradoxales auxquelles ne manquait jamais la touche poétique! C'est sûr que ces spectacles de villages n'avaient rien à voir avec ceux que les enfants d'aujourd'hui voient à la télé! Ce rituel de la vente avec farces, avec le pépé, reste inoubliable pour le petit garçon! Mais pépé n'était pas seulement un bouffon, il était aussi, dans son potager, un magicien dans une académie de science agraire, célébrant des mariages incroyables entre tomates et poivrons et concombres! Mais il n'avait pas réussi à lier d'amour la papaye et le kaki !
Les parents de Dario ne craignent pas de le laisser voyager seul dans le train!
Deuxième pays des merveilles pour Dario: le village de Porto Valtravaglia, au bord du lac Majeur, le père étant muté dans cette nouvelle gare. Les gens y sont appelés les Mezaràt, parce que les fours de la verrerie les obligeaient à travailler la nuit, comme des chauve-souris! Et il y avait aussi les contrebandiers qui travaillaient dans l'obscurité ! Dans ce nouveau village, les habitants apparaissent à Dario comme une foule de fantaisistes biscornus, tellement il est sensible aux personnages depuis toujours, mais ce sont les conteurs d'histoires et les "baliverneurs" qui suscitent le plus son attention et son respect! Les fabulateurs exerçaient tous les métiers, et ils étaient la gloire et la fierté de ce nouveau village! Ils étaient partout, sur le parvis de l'église, dans l'auberge, sur la place, sur les bancs du port C'était une canaillerie qui utilisait des histoires anciennes, mythiques, pour parler de la réalité quotidienne, des faits divers, des choses scabreuses, et les tourner en satires grotesques! Voilà: c'est la nouvelle école où Dario poursuit sa formation d'artiste, de littérateur, de comédien, de peintre, et aussi de débrouillardise! La vallée de Mezaràt est un fantastique creuset de cultures, traditions, langues et préjugés réunissant des mentalités extrêmement bizarres et différentes, et même inconciliables. Pourtant, jamais de racisme! Que des moqueries dégainées, et l'invention sournoise d'un menteur mythique! Dario fréquentait une étrange forge de langue et de dialectes, une formidable université de communication, valable pour toute la vie! Confrontée à cette expérience si riche et vivante, comme elle nous paraît risiblement pauvre, l'enfance des enfants d'aujourd'hui nourris aux images télévisuelles et à tout ce qu'on a jugé être bien pour eux! Lui, Dario, le langage et les histoires des fabulateurs de ce village ont marqué de manière indélébile ses futurs choix et sa façon de juger les événements et les personnages du monde imaginaire et du monde réel!
Dario a appris l'utilité de la conterie. Le langage était farci de termes bizarres qui suscitaient dans son esprit des images insolites, et très vite, il a appris la structure du dialecte original, il a mémorisé la structure d'une langue primordiale intègre, cette langue qui seule permet d'inventer des expressions en totale liberté.
Ces fabulateurs improvisaient, ils adaptaient toujours leurs récits à une réalité contingente, en ne perdant jamais de vue l'humeur et les émotions de leur public, se servant du moindre élément pour impliquer chaque auditeur. Plus tard, Dario comprend que cette "fabulation" a constitué pour lui une bascule le poussant à s'exprimer sous une forme épico-populaire. Dario saura pour toujours impliquer chaque personnage d'un village dans un récit, une conterie! Art de ne laisser personne en dehors! Art d'inventer un village, aussi! Quand notre village planétaire ressemblera-t-il à ceux dont nous parle Dario, où chaque personnage est quelqu'un, remarqué par le fabulateur à l'affût du détail, de l'histoire locale, de faits concernant telle et telle personne?
Pépé Bristin, le maraîcher, n'entamait jamais une histoire d'emblée, il trouvait des prétextes extérieurs, et feignait de commencer à contrecur! Le fabulateur savait que la conterie devait commencer par hasard!
Dario apprend donc qu'avoir un public qui vous écoute et participe au spectacle est la condition première pour quelqu'un qui veut devenir acteur. Et lorsqu'il dit acteur, il faut bien sûr l'entendre au sens large, acteur sur la scène de la vie, avec personne laissé en dehors du village de la vie! Il apprend que ce sont les gens qui suggèrent le rythme, les délais, les associations! Quand il est en mesure d'écouter, l'auditoire sait vous diriger comme un maestro! Dario a volé tous ces secrets, il se les est appropriés! L'air de rien, avec patience et légèreté, les fabulateurs du lac ont appris au débutant qu'il était les ficelles de leur art, qui était aussi un art de vivre!
Son père Felice a laissé son fils, très timide et dépourvu d'agressivité, se défendre tout seul! "Tu voudrais que je te protège comme une fillette qui a la morve au nez? Secoue-toi, apprends à esquiver, à parer les coups, à frapper à ton tour!" Alors, Dario réussit à se défendre de copains boxeurs avec une technique d'escrimeur !
Voilà, allez lire la suite de ce livre génial, ce que j'en raconte n'ayant pas d'autre but que d'inciter à une grande curiosité! Et l'espoir de susciter par cette lecture une grande jalousie à l'égard de cette enfance si riche, si "felice", comme peut-être il n'y en a malheureusement plus!
Alice Granger Guitard
5 avril 2004