par Alice Granger
Editions P.O.L
Il y a quelque chose qui frappe, tout au long de ce texte: l'absence de nom. Le nom de la mère, bien sûr, le lecteur le connaît, puisque c'est celui de l'auteur, qui dit "je". Mais le bébé dont il est question n'est jamais nommé autrement que "le bébé". Il n'a ni nom, ni prénom. C'est l'absence de prénom qui est saisissante. Quand on sait avec quel soin le prénom d'un bébé à venir est choisi, débattu, recherché. Un prénom qui en dit toujours long sur sa place dans la famille, dans la filiation.
"Le bébé" n'a pas de prénom.
"Le père du bébé" n'a pas de prénom non plus. Il existe dans la certitude, dont la mère s'est assurée au moment même de la conception, d'être le père. Père qui sait materner "le bébé" aussi bien qu'elle, mais père aussi qui sait (c'est sa fonction) séparer le bébé de sa mère en la prenant pour lui. Hors cette fonction d'être "le père du bébé", cet homme n'existe pas, puisque l'auteur dit qu'elle n'a aucune fidélité sexuelle. Celui-là semble se distinguer des autres qu'on imagine de passage, d'occasion, en restant près d'elle, parce qu'il est autre chose qu'un partenaire sexuel. Il est "le père du bébé". Il permet que ce bébé arrive dans la vie de Marie Darrieussecq, écrivain. Importance de l'écriture. Ce bébé pour qu'elle puisse écrire quelque chose. "Le père du bébé" permet aussi, et cela me semble très important, que le bébé soit séparé. Dans cette séparation, elle écrit.
Généralité de ce "le bébé". Texte qui dit le bouleversement violent qu'impliquent les soins intensifs à donner au nourrisson, surtout s'il est prématuré. Texte qui dit la communion de cette mère avec toutes les mères dans le même émerveillement devant ce corps monstrueusement exigeant, envahissant, et fascinant au point qu'il emporte la mère dans les vagues puissantes de la symbiose sensorielle. Corps qui attire comme des vagues irrésistibles vers le grand large de la flottaison animale. Identification inouïe.
Le lecteur peut se demander: de quel bébé s'agit-il, à travers "le bébé" qui n'a pas de prénom, derrière cette généralité de bébé, derrière ces lieux communs apparents de l'expérience censée être commune à toutes les mères de la maternité?
Quel prénom jamais plus prononcé pourrait-il se cacher derrière l'absence de prénom dans l'écriture du texte "le bébé"? C'est tout bien dans ce récit, un amour maternel bien normal, une sollicitude maternelle normale, l'allaitement, l'émerveillement devant les progrès quotidiens du bébé, les soucis de crèche, le désir de pouvoir faire autre chose, en l'occurrence écrire, la bronchiolite, la diarrhée, tout cela parfaitement normal, raconté avec minutie. Mais un prénom manque. C'est ce manque, ce prénom beaucoup plus jamais plus prononcé, emporté à jamais, qu'encore à prononcer, qui me semble distinguer la maternité de Marie Darrieussecq. Un "bref séjour chez les vivants" aurait-il emporté un prénom? Un prénom, bien sûr, dans l'écriture de Marie Darrieussecq. Evidemment, son fils a un prénom. Mais, dans son récit, il ne se dit plus, il se dit comme prénom qui n'est plus prononcé. C'est ce qui m'a frappé dans ce texte.
Alice Granger-Guitard
2 mai 2002