par Alice Granger
A propos de Ce que nous voile le voile, Régis DEBRAY
Editions Gallimard, 2004.
Depuis que je lis Régis Debray, je l'aime beaucoup, et je me demande quelles en sont les raisons. Depuis que je le lis, je me dis que c'est le révolutionnaire qu'il a été et qu'il est resté qui lui vaut de ma part une très sincère reconnaissance. C'est un homme de conviction, Régis Debray, et il ne lâche jamais! Ce qui est vraiment magnifique, c'est que, constatant à quel point le paysage a irrémédiablement changé avec le passage à une autre ère technologique, allant de la graphosphère à la vidéosphère, constatant à quel point le dépaysement est violent (et cette violence, je peux dire à Régis Debray que je la vis de manière aiguë), et à quel point c'est irréversible, à quel point la technologie crée l'irréversible, il dit que, pourtant, il ne faut pas baisser les bras, que cette si violente et brutale intrusion est l'occasion de mettre en branle des défenses immunitaires incroyables, il écrit que plus on est ouvert, c'est-à-dire laissant faire l'intrusion déchirante et ravageante, plus on est spécifique en mettant en jeu l'immunité, en ne laissant pas passer, et plus on est spécifique, plus on est ouvert, puisque nous avons appris que nous avons la force et les moyens de nous défendre, puisque nous avons appris que ce droit nous a été reconnu.
Membre de la Commission Stasi, Régis Debray a contribué à la réflexion sur la mise en uvre du principe de laïcité inscrit dans notre Constitution, réflexion rendue urgente par l'affaire du voile à l'école qui, en quelque sorte, vient nous secouer et nous réveiller malgré nous, habitants du Nord riche et indifférent qui ne savions pas notre vulnérabilité. Régis Debray a remis ce texte, devenu aussi un livre, au Président de la République, comme une mise au point de caractère technique, pour, écrit-il en préface, alimenter les débats intérieurs de quelques concitoyens curieux et comme lui et l'époque confrontés à d'embarrassantes perplexités.
Le débat a été remis d'urgence sur le métier par l'intrusion du voile à l'école, dans notre pays laïque où, dans les pas du ministre de l'Education Nationale Jean Zay au temps du Front Populaire, l'école doit être un asile inviolable où ne doivent entrer aucun signes distinctifs, qu'ils soient religieux, politiques, signes distinctifs d'origines, de classes sociales, de races. Notre République, c'est-à-dire chaque citoyen qui la fait (ce qui explique que Debray nous interpelle tous dans nos débats intérieurs, à chacun de devenir vraiment citoyen, c'est-à-dire de contribuer à construire et surtout, aujourd'hui, à défendre immunitairement, cet asile inviolable, en en comprenant à quel point nous y avons tout à gagner), à partir du moment où la Constitution comporte le principe de laïcité, d'égalité des chances entre les êtres humains, entre les hommes et les femmes, doit à nouveau redéfinir et défendre son école, au moment où ce n'est pas seulement le voile qui la menace de ne plus être un espace d'égalité des chances et des droits tellement elle est devenue élitiste, tellement l'argent, les familles, l'omniprésence médiatique, la loi du plus fort, viennent y faire la pluie et le beau temps.
Dans notre "exception française" (et nous entendons bien dans ce texte que Régis Debray y tient, et contribue à lui redonner toute sa valeur d'espoir, ainsi que toute sa valeur républicaine comparable à ce drapeau étoilé américain dont se reconnaît fier chaque Américain acquérant ainsi le sens d'une cohésion sociale efficacement intégrante des nombreux immigrés arrivant chez eux) qui donne ainsi la primauté au public sur le privé, entrer dans l'asile inviolable qu'est l'école, où est donné à chaque élève une véritable égalité des chances, implique de se dépouiller avant d'y entrer (comme couper le cordon ombilical, laisser l'enveloppe matricielle, naître), et parce que dans cet asile chaque élève aura en échange d'autres choses, une transmission et un apprentissage de valeur, il comprendra qu'il a tout à gagner de se déconnecter d'un milieu qu'on pourrait qualifier de naturel, de familial, pour un autre milieu que l'on pourrait qualifier de culturel et dans lequel chaque autre qu'est un élève peut s'affirmer dans un vouloir vivre qui est plus que simplement le vouloir être familial, et dans lequel chaque élève a aussi à tolérer à côté de lui chaque autre dans le même vouloir vivre, comme de se faire par un acte symbolique de reconnaissance dans son paysage d'un ennemi virtuel un ami véritable.
Ce vouloir vivre reconnu à chaque élève et à chaque citoyen de la République laïque, dans une égalité des chances quel que soit le milieu d'origine, quel que soit le sexe, quelle que soit la religion (qui peut aussi être une religion des choses de la terre pour ceux qui se pensent pourtant non croyants mais sont encore plus missionnaires et plus prosélytes dans leurs actes que des croyants), quelle que soit l'adhésion politique, et quels que soient les pouvoirs donnés par l'argent, est infiniment plus que le simple vouloir être assuré dans le milieu d'origine. Lorsqu'on sait cela, lorsqu'on en a fait personnellement l'expérience, lorsque l'asile inviolable qu'est l'école républicaine laïque offre un abri infiniment plus sûr que l'asile "naturel" qu'est le privé, la famille, le milieu d'origine qui est très vulnérable, lorsqu'on a eu pour soi-même la preuve, ne devient-on pas révolutionnaire pour, dans une langue de conviction, dans une langue immunitaire, défendre cet asile inviolable violé pourtant aujourd'hui par beaucoup d'autres choses que ce voile qui fait tant de bruit?
Je comprends au quart de tour la langue immunitaire et de conviction de Régis Debray car, comme Cavanna, je peux moi aussi dire que la langue de l'école a été ma langue maternelle, et combien l'école de Jules Ferry que j'ai fréquentée a été pour moi un vrai asile inviolable!
Régis Debray souligne que, depuis trente ans, toutes les réformes de l'Education Nationale tendent à faire entrer la société dans l'école, qui n'a donc pas attendu que le voile y fasse irruption pour commencer à ne plus être tout à fait l'asile inviolable pour l'égalité des chances de chaque élève futur citoyen. Lorsque la société entre dans l'école, sans que grand monde s'aperçoive alors que quelque chose commence à ne plus être exigé, à savoir la déconnexion du jeune élève d'un milieu comme condition d'accès à un autre milieu, publique, où vouloir vivre se tricote avec un vivre ensemble où l'autre à côté a droit aussi au vouloir vivre, c'est aussi plein de signes distinctifs.
Donc, une fois redéfinie l'école comme un asile inviolable, dans cette exception française de la primauté du public sur le privé (alors que partout ailleurs en Europe notamment il y a dans la Constitution la primauté du privé sur le public, non pas la laïcité mais la liberté d'opinion, de religion), et dans cet asile inviolable à l'intérieur de la République laïque qu'il reste encore à célébrer ensemble pour construire une vraie fierté nationale comme le secret d'une intégration très efficace et d'un vivre ensemble digne de ce nom, l'égalité des chances sur la base d'un apprentissage du civisme qui prend à chaque instant acte de la présence de l'autre à côté de moi, il est bien évident que ce que voile le voile, c'est que ce n'est pas seulement lui, dans notre société, qui pénètre dans l'école d'une manière illégale en bafouant justement cette égalité des chances! Dans cet asile bafoué par la pénétration illégale de l'argent des familles, des familles elles-mêmes y imposant la continuation de leur milieu privilégié, des images de marque des origines, de la société marchande où l'argent et la consommation font la loi, de la loi du plus fort par la technologie, asile violé donc par les vêtements et objets de marque, par les habitudes de cours parallèles privés, par star Academy, par l'omniprésence télévisuelle, par les signes distinctifs du bon milieu, où même certaines écoles de la République laïque sont des boîtes à bac et à concours pour les élèves du bon milieu friqué et dit intellectuel où on ne risque pas d'être confronté à de vilains petits canards, pourquoi l'égalité ne reviendrait-elle pas faire le forcing par une égalité sauvage des origines et de la sphère privée, par exemple par le voile? La loi que Régis Debray désire faire redéfinir aujourd'hui, pour l'application d'un principe laïque et républicain qui ne date pas d'aujourd'hui dans notre Constitution, c'est une loi pour construire effectivement l'école comme un asile inviolable. La loi sur l'interdiction des signes religieux à l'école, doit être aussi une loi sur l'interdiction, dans cette école, des signes d'appartenance sociale, politique, sur l'interdiction de l'omniprésence mercantile, télévisuelle, du pouvoir de l'argent. Une loi qui doit en finir avec l'oscillation, depuis des années, entre une tendance libérale, qui fait de l'Etat et de l'école un prestataire de services pour des élèves qui sont des clients plutôt que de futurs citoyens, et une tendance libertaire qui fait de ces élèves des génies méconnus auxquels l'école doit tout et à laquelle ces génies méconnus ne doivent rien, surtout pas un apprentissage du civisme.
Avec le changement d'ère technologique, le paysage a violemment changé, l'intrusion sauvage, du règne de l'argent par exemple, est très réelle, qui fait que certaines écoles de la République ne sont dans les us et coutumes que pour ceux qui ont de l'argent ou des relations, mais justement cette intrusion violente peut susciter une aussi forte défense immunitaire. Mais dans quelles conditions? Et bien, il faut, par des célébrations, des récits, des paroles, faire que l'espace public du vivre ensemble se présente comme un tout à y gagner de le défendre symboliquement pour chaque citoyen et futur citoyen, il faut que cet espace-là rivalise de manière efficace sur l'espace d'où vient chacun des habitants de cette République laïque! Il faut qu'il y ait en France l'équivalent, en direction de l'exception française, de la laïcité, de la célébration nationale du drapeau étoilé aux Etats Unis, qui fait que leurs nombreux immigrés sont intégrés beaucoup mieux qu'en France. Par cette célébration nationale de la laïcité comme l'existence d'un asile inviolable pour chaque individu dont la base est l'école, le vouloir vivre, dans l'espace communautaire, en en acceptant les lois, sauvegarde beaucoup plus efficacement le vouloir être de chacun que dans une simple juxtaposition sauvage des différences où la plus forte et la plus riche écrase les autres. Donc, il faut un discours national fort faisant entendre que cela vaut le coup de se dépouiller de toutes les protections personnelles inégales pour entrer dans un autre espace, que chaque futur citoyen a tout à y gagner. Car finalement c'est un état très vulnérable que celui de se maintenir dans un milieu d'origine privilégié violant de manière sauvage l'espace public, car ceux qui s'en trouvent de ce fait exclus continuent pourtant d'exister et rien ne peut les empêcher eux aussi d'y faire intrusion avec une violence aussi forte mais plus spectaculaire encore que le voile, par exemple par des avions lancés contre des tours. L'autre, c'est toujours dangereux de ne le voir que comme un vilain petit canard qui, un jour ou l'autre, fera bien entendre la violence dont il est la cible, alors que devenir citoyen en le reconnaissant, par des lois, comme faisant partie intégrante du même paysage public, sans exclusion d'êtres humains, cela rend tout de même inviolable cet asile!
Alors, un grand merci, et beaucoup de reconnaissance, à Régis Debray, qui, avec d'autres, essaie de nous faire entendre, en authentique révolutionnaire luttant immunitairement pour un Etat effectivement laïque, que la langue de l'école peut encore, malgré le changement violent et irréversible du paysage, être notre langue maternelle!
Alice Granger Guitard
8 mars 2004