par Alice Granger
A propos de Le plan vermeil, Régis DEBRAY
Editions Gallimard. 2004.
L'espérance-vie ne cessant d'augmenter en Occident, quatre-vingt-deux ans pour les femmes, soixante-quatorze ans pour les hommes, la mort se faisant par conséquent de plus en plus attendre avec le nombre de plus en plus élevé de centenaires, l'héritage narguant les héritiers qui le voient hors d'atteinte sous leur nez, que faire de ces vieux qui coûtent de plus en plus cher à la collectivité et qui, à part du patrimoine calculable chez les notaires, n'ont plus rien à transmettre aux jeunes générations bien installées dans la société de consommation, du bien-être, de la technologie et de la vidéosphère? La "modeste proposition" de Régis Debray essaie de répondre à cette question, soulignant d'emblée que la vieillesse est une idée neuve en Europe.
Sans sentiments douceâtres et hypocrites, il va droit au problème. La vieillesse est un problème réel, et elle est hors de prix pour les jeunes! Même par des mesures budgétaires, même par des augmentations de cotisations, l'inflation des dépenses pour la vieillesse ne pourra jamais remédier au problème: la vieillesse est hors de prix! Il faut faire quelque chose! Considérer, comme le fait Régis Debray comme à son habitude, la monstruosité avec lucidité, humour, ironie, ne craignant pas de déranger!
Les jeunes générations ne peuvent, à court terme déjà, nourrir la vieille génération! Les jeunes ne peuvent pas, en somme, remettre dans leur ventre leurs vieux, comme des ftus crépusculaires enveloppés d'une matrice retraite pension imbibée du sang argent de la population active! Les jeunes ne vont pas tarder à avoir horreur de ces parasites crépusculaires installés dans leurs entrailles actives! Ceci d'autant plus que les jeunes générations tolèrent d'autant moins ces vieux installés dans leur vie libérée et s'accrochant à la vie par une inflation de dépenses de santé qu'elles-mêmes n'ont pas d'autres envies et occupations que celle de leur bien-être quotidien, celle de s'éclater, celle de consommer, celle des loisirs, celle de gagner de l'argent pour pouvoir s'éclater!
Bref, ce qui se lit entre les lignes de ce texte lucide et dérangeant, ce texte implicitement euthanasique, c'est que l'inéluctable intolérance des jeunes envers les vieux dans cette situation contre-nature en rapport analogique avec la situation contre-nature de la grossesse surgit du fait que, dans notre société occidentale technologique de la consommation et du bien-être, les jeunes eux-mêmes sont déjà des retraités en puissance voulant tout tout de suite autour d'eux à portée de mains et la jouissance de l'héritage allant dans ce sens-là. L'argent que les jeunes se gagnent, le plus possible d'argent, c'est déjà la matrice qu'ils se constituent pour leur propre usage, dans laquelle s'éclater, se retirer, s'imbiber, se lover, enceints d'eux-mêmes jeunes retraités pour l'éternité! Les jeunes retraités ne peuvent pas tolérer les vieux retraités! Logique! La retraite, ils la veulent en puissance tout de suite! Les jeunes sont déjà en puissance vieux, c'est-à-dire retirés dans leur bulle matricielle auto-générée. L'héritage annoncé, argenterie, tableaux, coffre-fort dans la chambre dont on lorgne la clef pendant des années interminables, compte en banque, assurances vie, donations, testaments, tout cela ne devant servir qu'à matérialiser dans le présent l'enveloppe matricielle entourant les jeunes en puissance déjà retraités pris en charge par l'invasion du Progrès! Il est bien réel, le regard du rejeton sur la tirelire à deux jambes!
Les vieux sont alors comme des concurrents déloyaux. Ils devraient n'être plus que des enveloppes bien garnies en puissance, et bien préparer leur mort sans s'accrocher à la vie car c'est forcément un manque à gagner pour les jeunes. Les vieux, leur patrimoine, leur argent, la publicité, la législation, les banques, les assurances, tout les incite à donner le plus possible, à anticiper l'héritage, en déjouant si possible le fisc! Les vieux, on les aime si, finalement, les bénéfices secondaires de leur mort sont les plus importants possibles, les mieux préparés par le mort de son vivant! Comme il était extraordinaire, ce vieux qui a su si bien vivre pour sa mort, en garnissant l'enveloppe pour ses héritiers, entend-on parfois! Donc, dans cette perspective-là, lorsque ces vieux, par ailleurs, s'avisent de retarder leur mort, de rester vivants sous le nez des jeunes, à manger l'héritage et à ponctionner les salaires des jeunes, c'est intolérable! Les vieux, c'est leur mort annoncée qui intéresse les jeunes! Ils sont ridicules, ces vieux rangés des voitures qui veulent vivre comme nous, les jeunes, mais plus libres que nous c'est un comble, qu'est-ce qu'ils ont à s'accrocher comme ça? Pourquoi ne se laissent-ils pas mourir, tranquillement, les soins palliatifs n'étant plus constitués que par la fierté anesthésiante de laisser aux descendants une bonne enveloppe? Vivre par délégation, voire par transmigration de l'âme? Ils ont besoin d'une autre philosophie, ces vieux!
Quel respect moral, écrit Régis Debray, "attendre de ces ados total-look formés dès l'enfance à l'enchaîné, au satiné, au fluo, pour ces mannequins désarticulés". "Ce n'est plus ici un conflit de devoirs mais de sensations". Les jeunes ne veulent pas voir le visage des vieux qui sera le leur après-demain! Surtout, ne pas voir la suite des opérations! Il faut en puissance tuer celui que nous n'acceptons pas de voir en nous-mêmes, ne plus lui accorder de droit de cité dans le monde! Le problème des vieux, c'est celui d'une société qui a la phobie de la mort, qui ne tolère que des images d'un bien-être indolent comme si la vie n'était que du tout baigne en fin de compte très ftal.
Ce que propose Régis Debray, de manière lucide, mais aussi avec beaucoup d'humour, d'ironie et de provocation très dérangeante, c'est que notre société se donne une législation qui corresponde à son aversion de la mort qui la fait s'immobiliser dans une vie qui ressemble de plus en plus à un idéal du tout baigne en analogie avec l'état ftal! Dans une perspective très involutive, en fin de compte, par-delà tout le cynisme de cette société du bien-être dans laquelle l'être singulier et parlant n'a plus vraiment d'existence!
Il est temps, donc, que la vieillesse, en France et en Europe, s'aperçoive qu'elle existe! La situation faite aux vieux par notre XXe siècle, écrit Régis Debray, est comparable à la situation faite aux femmes du XIXe siècle, des sans-voix faisant leurs petites affaires dans leur coin! Au mieux, sanctifier le légume pour mieux le laisser pourrir! Et il y a plus de vieillards battus que de femmes battues! "Les très jeunes gens ont l'art de s'enticher si fort d'eux-mêmes qu'ils ne peuvent plus s'intéresser à personne d'autre". "Place à la différence jeune"! Rayer toute allusion à la place et au rôle du vieux dans la grande ruée des fauves!
Comment faire? D'où Régis Debray tire-t-il sa "modeste proposition", par ailleurs très ironique, très provocatrice, très dérangeante, mettant en relief le parfait cynisme ambiant noyé dans l'hypocrisie, esquissant une sorte de réponse inattendue des vieux aux jeunes: puisque vous ne vous intéressez pas vraiment à nous, mais qu'aux bénéfices secondaires de notre mort déjà en perspective sur lesquels vous ajusterez la valeur qu'aura eu notre passage sur terre, alors c'est nous qui ne nous intéressons plus à vous, ciao, nous allons inventer notre propre colonie conviviale hors de votre vue, une colonie palliative qui sera aussi ce qui vous pendra au nez? De ces peuples nomades et pauvres où les fils aînés conduisaient les pères, le moment venu, en plein Sahara ou au milieu de la forêt amazonienne, pour les laisser à leur destin! Le mot "pauvre" est très important. Pas de bénéfices secondaires de la mort dans le cas de ces peuples nomades.
Dans la modeste proposition, les vieux semblent aller eux-mêmes vers leur Bio-land, une entité territoriale bien séparée pour les apatrides de la planète jeune si cynique! S'ouvrant sur un Nouveau Monde! Une colonie conviviale dans un paysage superbe, genre réserve naturelle ou parc d'attraction! Financée par l'Assistance publique, des sponsors, ou une cotisation des jeunes prévoyant leur vieillesse au Bio-land, voire, ajoutons-le, par les biens propres de ces vieux Dans cette colonie à la campagne, en Ardèche propose Régis Debray (le climat rude en hiver ne conservant pas trop longtemps les vieux, allant dans le sens du turn-over souhaité ), le panneau de bienvenue dira: Welcome to the bio age! Immersion dans la nature, participation aux travaux de la ferme, vivre et mourir à la campagne, y sucrer les fraises, réintégration mentale rapide des vieux dans les grands rythmes cosmiques! En périphérie, si le patrimoine de ces vieux ne fait pas la nique aux jeunes qui s'impatientent d'en hériter en étant investi dans ce projet de colonie pour race ridée, se regrouperont les notaires, les coachs, les assureurs, les prévisionnistes, les statisticiens. Vive l'Ardèche, cette région déshéritée! Multiplier, dans cette colonie de soins palliatifs et euthanasiques d'un genre nouveau, les risques, comme le relief tourmenté où se casser la gueule, la neige, des recommandations pour le sport genre randonnées à cheval, canoë-kayak en amont des rapides jouxtant des falaises à-pic Antithèse de maison de retraite à l'ancienne, Bio-land en Ardèche proposera une tradition mystique capable de transformer les nouveaux colons en communautés spirituelles de type orientaliste ou jungienne. Et même une Université du terminal faisant toute la place aux doctrines de la transmigration et de la réincarnation des âmes. La Nature tout autour sera consolatrice.
Mais les jeunes ne seront pas quittes pour autant! Dès leur enfance, le collège, ils seront initiés à ce qui les attend! Initiés au bienfait du renouvellement des générations! Bien avant la terminale, ils apprendront que "philosopher, c'est apprendre à mourir"! Cours de biologie expliquant que l'accroissement de la longévité se fait au détriment de la fertilité, donc repousser la vieillesse génère un risque accru d'altération des fonctions vitales
Voilà le "Plan vermeil"! Qui va de pair avec la gestion de l'évacuation des résidus de cadavres, en réconciliant l'arboriculture avec la vie éternelle en semant au vent les cendres En même temps, lutter contre la tyrannie des livres Réduire la place des macchabées dans nos europoles, des libraires dans nos agglomérations et des récits dans notre vie! L'absence cessera de résonner!
C'est terrible, ce qui se dégage de notre société par ce texte si lucide et décapant mettant tellement en relief le cynisme tapi dans notre société de l'instant, du bien-être, où la parole singulière, les récits, la richesse de l'autre ne font pas le poids par rapport à l'argent, notamment la parole d'un vieux ne fait pas le poids comparé à l'argent que sa vie qui s'accroche coûte! La parole des humains n'y a plus aucune importance! Le vieux part en fumée, après s'être éloigné en catimini pour toujours, et, à part l'enveloppe de l'héritage, aucun récit ne reste vraiment, aucune parole, cet humain qui fut de passage sur terre ne sera jugé que par son art de prévoir les bénéfices secondaires de sa mort Sa singularité n'aura jamais dérangé personne! Tellement chacun doit "dorénavant s'entraîner, et sans tarder, à aller droit au fait: à quoi ça sert? Combien ça vaut? Combien de spectateurs? Et ça dure combien de temps?
Alice Granger Guitard
2 novembre 2004