par Alice Granger
Editions Gallimard.
Début des années 60. Un avortement dans l'illégalité.
Dans ce livre, une femme raconte comment elle est allée jusqu'au bout, jusque là où peu de gens vont, à travers horreur et beauté, en galérant pour réussir à se faire avorter, à une époque où c'était illégal.
Cette femme dit qu'ainsi, elle est devenue quelqu'un d'autre, sauvée. Dans la lumière.
Arrivée à l'intelligence. Quelle intelligence?
L'avortement l'a arrachée à sa mère et jetée dans le monde.
Comme s'il fallait dire qu'elle ne veut pas être mère, inscrire cela et surtout l'écrire, pour pouvoir avoir des enfants.
J'ai avorté. Je ne suis pas une mère. Les hommes la regardent différemment. Fascinés par ce quelque chose d'autre. Cette image autre, qui s'est détachée de la mère. Eloge et satisfaction de la part de certains, tout en gardant intactes les apparences, car il ne faut pas altérer la sainte image de la mère. La scène invisible où la fille se détache irrémédiablement de la mère les interpelle.
Juste après l'avortement, des sensations très originaires, très sensorielles. Peut-être comme celles du nouveau-né. Des êtres et des choses qui se mettent à signifier beaucoup. Presque corporellement. Et des mots qui ne signifient rien. L'enfant qu'elle était revient. Comme si elle avait avorté pour que l'enfant qu'elle était, et sa trace originaire en elle, reste l'unique unité de mesure pour la vie. Je suis autre chose qu'une mère.
L'avortement pour dire qu'il n'y a de la mère que par rapport au matriciel dont l'inscription unique reste pour toujours en soi, et que ce matriciel est marqué par la perte. Cela ne peut pas avoir d'éternité, perpétuée par les générations de femmes, puisque cela est expulsé lors de l'accouchement. Et que la trace intacte est en soi, en négatif. Pas besoin de faire la mère, mais de jouer par rapport à l'inscription intérieure unique et par rapport à sa perte.
Avortement pour sauver l'enfant en soi. Comment accepter qu'à travers soi des enfants viennent à la lumière en perdant à la naissance leur matrice si on a sacrifié l'enfant en soi?
Comme par hasard, la légalisation de l'avortement s'écrit entre les lignes de ce livre comme la possibilité pour les femmes de ne pas sacrifier l'enfant, à savoir ne pas lui dénier cette douleur de la perte matricielle par l'omniprésence d'une figure maternelle dont l'idéalisation allait de soi. Au commencement, à la naissance, il y a cette douleur, mais aussi cette beauté dans la possibilité de retrouver. Celle qui a avorté, en choisissant de dire que son destin n'est pas d'être réduite à une mère, retrouve un état d'enfant tendu vers les retrouvailles sur terre. Alors, elle pourra avoir des enfants, desquels elle entendra le même désir de retrouvailles. Hors de tout fantasme d'omnipotence, et hors de l'image idéale tyrannique. Garder dans la vie d'adulte, de femme, son désir d'enfant, son désir comme quand elle était enfant, c'est la même chose que le désir d'enfant au sens de les laisser venir.
Alice Granger