par Alice Granger
Editions Le Serpent à plumes.
Ce roman de Nuruddin Farah nous semble merveilleusement bien démontrer comment l'Afrique est ce continent sur lequel peut le mieux se jouer à ciel ouvert l'impossibilité que le territoire soit maternel. Le signifiant " mère " traverse tout ce roman, mais comme territoire impossible, comme guerre incessante, comme sang versé, comme séparation irrémédiable, comme un corps mort duquel est tiré, sauvé, l'oeuf de la vie. Les " territoires " se construisent sur la base d'une incessante guerre originaire qui rend impossible le retour dans le territoire maternel pourtant le seul à être convoité.
Ce territoire maternel que le père aussi a défendu au prix de sa vie comme " mère patrie " s'inscrit peu à peu au fil du roman comme territoire impossible, l'impossible s'imposant comme le goût du sang dans la bouche du jeune Askar, comme la constatation stupéfaite que lui aussi, un jour, a des menstrues comme sa mère adoptive Misra, comme la circoncision qui le séparera pour toujours de la relation matricielle avec cette Misra. Le sang de la séparation originaire est omniprésent dans ce livre. Comme le sang qui macule le nouveau-né Askar que Misra découvre auprès du cadavre de sa mère morte en le mettant au monde.
Depuis le début de sa vie, Askar est exilé d'un lien de sang avec celle, puis ceux, qui prendront soin de lui dans un style maternel. Le seul lien de sang est celui de la séparation, à la fois naissance et guerre.
Askar est Somali. Les Somalis forment une ethnie parlant une même langue maternelle, et, exilés dans d'autres territoires, n'ont qu'un seul but, former un pays, la Somalie, dans lequel vivront tous ceux qui parlent cette même langue maternelle. Les parents d'Askar étaient engagés dans cette guerre-là. Ils en sont morts. Askar naît tandis que la mère à laquelle il est lié par le lien du sang meurt. C'est Misra, une Ethiopienne également exilée, qui n'a pas d'enfant elle-même donc reliée à rien par les liens du sang, qui le recueille auprès du cadavre de sa mère. Elle ne parle pas le Somali. Askar est élevé de manière véritablement matricielle par une femme qui ne parle pas sa langue maternelle, qui développe comme un placenta très physique, très matériel, toute une sollicitude dans laquelle Askar est très heureux. Relation symbiotique entre eux. Contact des corps. L'odeur de Misra. Son corps. Sa sexualité avec d'autres hommes. Ses mentrues. L'odeur du sang. Misra est pour Askar tout un développement matriciel destiné, le moment venu qui va correspondre à la circoncision et au départ pour Mogadiscio chez son oncle maternel, à être détruit, jeté, comme Misra finira à la fin du livre par être torturée et tuée comme traître à la mère patrie. On a l'impression que cette Misra est d'autant plus matriciellement dévouée à Askar que, n'ayant pas de lien de sang avec lui, elle n'a de statut que provisoire bien que vital. C'est pour cela que, malgré leur symbiose, malgré le fait qu'ils savent tout du corps de l'autre, malgré le fait que ce soit très physique entre eux, on n'a jamais l'impression que c'est incestueux. Le caractère étranger de cette personne matricielle est très fortement marqué dans ce livre. Elle n'est qu'une formation provisoire produite par le corps maternel, qui sera ensuite jetée. Le corps maternel est le corps somali défendu envers et contre tout par les Somalis réussissant par intermittences à délimiter par la guerre un territoire réel pour la Somalie.
Tandis qu'Askar va vivre à Mogadiscio chez son oncle maternel et sa femme, un couple qui, comme par hasard, n'a pas pu avoir d'enfants, n'a pas pu établir de lien du sang avec une progéniture à eux, un couple qui adopte donc Askar, Misra sera peu à peu prise dans le collimateur de sa disparition dans le sang, sang de la guerre, sang de la matrice qui ne sert plus à rien après la sortie du foetus, sang de la mise à mort pour cause de traîtrise même si cela s'avère faux.
Askar, étudiant et choyé chez ses parents adoptifs, est très traumatisé par la mise à mort de Misra. Ses parents adoptifs aussi. S'engagera-t-il, comme son père qui y laissa sa vie, dans la lutte pour la " mère-patrie ", ou bien ira-t-il vers d'autres territoires et d'autres langues que la langue maternelle somalie qu'il ne parla pas pendant toute son enfance mais qu'il parle chez ses parents adoptifs ?
Alice Granger