par Alice Granger
A propos de Je l'aimais, Anna GAVALDA
Editions Le Dilettante.
Je l'aime bien, ce premier roman d'Anna Gavalda. Tout en dialogues. Bien construit. Bien écrit.
Dans le huis clos d'une maison de campagne, un beau-père et sa belle-fille se parlent.
Entrent en confrontation deux sortes de couples: celui des beaux-parents, immobile, bourgeois, tout le confort matériel, dans une grande ruine intérieure au-delà des apparences sauvegardées; celui du fils et de la belle-fille, ruiné par la séparation, tout le confort bourgeois déjà atteint soudain foutu en l'air, mais avec une autre vie en perspective dans l'ouverture béante de la destruction.
De père à fils, de Pierre à Adrien, le message est passé. Le fils a filé dans la direction du désir qui était celui du père. Par son mariage, le fils, Adrien, a mesuré l'étendue et la lourdeur du désastre d'une vie de famille bien normale, bien pépère et mémère, femme, enfants, boulot, tout bien comme il faut et pareil pour l'éternité, vie reproductible année après année. Père, en me trouvant dans la même situation que toi, que j'ai reproduite, dans cette mêmeté, je mesure à quel point tu as désiré partir mais combien le confort a été pour toi le plus fort, j'ai entendu ton désir et l'ai reconnu moi-même dans cette maîtresse plus forte que ma femme, que mon confort bourgeois, que ma petite famille, je pars comme j'ai compris que tu regrettes de ne pas l'avoir fait.
C'est un portrait de Chloé, qui malgré son prénom grec évoquant la vie verdissante échoue à refermer le lieu conjugal idéal, qui se dessine à travers ces dialogues. Femme devenue à grande vitesse mémère dans le confort de sa vie bien balisée, rien qui cloche, deux filles comme de vraies poupées Barbie, un mari de rêve, tout ce qu'il faut ( "Il y a quinze jours, j'étais encore une mère de famille tout confort. Je feuilletais mon agenda dans le métro pour organiser des dîners et je me limais les ongles en pensant aux vacances"). Nous entendons Anna Gavalda faire ce constat et cette remise en question en écrivant ce roman: que vaut la vie d'une femme si éternellement installée dans rien qui manque, vie vieille avant l'âge? L'ennui. La fermeture. Papa, maman, et les deux petites mignonnes comme des poupées Barbie. Est-ce cela mon ambition, mon rêve, mon désir: devenir copie conforme de ma belle-mère, Suzanne, si accrochée à son confort matériel, à la nouvelle maison, et tout et tout, qu'elle renonça à divorcer lorsqu'elle apprit que Pierre, son mari, la trompait?
Adrien, le mari de Chloé qui n'a pas hésité à ruiner son mariage ronronnant, n'est-il pas malheureux parce que, depuis le début de sa vie conjugale, il a eu l'impression que sa femme, comme déjà sa mère, était organiquement, ombiliquement, attachée au confort matériel, reproductible, de la vie bourgeoise? Adrien n'a-t-il pas désespéré de sa femme Chloé, de sa version de la vie?
Lorsque Pierre, le beau-père qu'elle traite de con, raconte son aventure extraconjugale avec Mathilde ("je l'aimais"), c'est aussi celle de son fils Adrien qu'il raconte. Adrien a pu réussir là où son père a échoué, il a pu s'arracher au confort d'une vie où tout baigne, il a pu couper le cordon ombilical, parce qu'il a déjà vécu un précédent, dans le climat familial accablant de confort, à l'immobilisme de son couple plongé dans la reproduction à l'identique. Alors il peut partir, car ce n'est pas supportable. Ce qu'il dit en partant, il le dit à son père, et à sa mère: il aurait été plus heureux si son père avait écouté son désir, s'il ne l'avait pas senti éteint et distant dans cette vie de famille sauvegardée et au climat misérable malgré tout le confort.
Adrien n'a pas seulement fait une vie où tout baigne à sa femme Chloé, il ne lui a pas seulement fait de beaux enfants bien dans leurs baskets, il lui a surtout fait autre chose, en s'éloignant. Il lui a coupé le cordon ombilical qui la connectait pour l'éternité à la vie sans surprise d'une femme bourgeoise en flottaison fœtale.
Ce que Chloé doit encaisser, en écoutant son vieux con de beau-père, c'est le récit de son amour extraconjugal, qui est aussi le récit de l'amour d'Adrien, son mari, pour une autre femme qu'elle. C'est pour cela que, dans ce roman, le beau-père est un peu malmené. Chloé a du mal à admettre la vérité. Elle a aussi du mal à se voir dans le miroir, devenue mémère à fuir, par-delà l'image d'une épouse moderne et bien mise.
Adrien s'est séparé de sa mère en se séparant de sa femme ressemblant tant à sa mère.
Ce roman d'Anna Gavalda se lit donc comme une sorte d'implosion de ce personnage féminin, Chloé, dans le rôle supposé parfait et parfaitement à l'abri de tout danger de l'épouse et de la mère idéales.
Et après…
Alice Granger-Guitard
30 avril 2002