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Le cerveau intime - Marc Jeannerod
par Alice Granger

Alice GRANGER GUITARD

Editions Odile Jacob.

 

Même s'il n'est pas un scientifique, le lecteur aura de la satisfaction à lire ce livre. Car il démontre à quel point le cerveau de l'être humain, fait de cellules excitables, a une grande part de liberté déjà par rapport, notamment, au programme génétique, et d'autre part par rapport à un milieu extérieur donné. Modifiable pendant toute la vie pour s'adapter à de nouvelles conditions, le cerveau et donc l'être humain, échappe en permanence à un milieu extérieur qui fantasmerait d'être sa bonne et unique influence à jamais, et le cerveau modelé une fois pour toutes. Le cerveau est infidèle à un milieu extérieur donné le stimulant. Au contraire le cerveau apparaît sensible au fait que les sources d'excitation, venant du monde extérieur mais aussi du corps lui-même, changent sans cesse, donc que même ce qui se présente comme une bulle de jouissance indolente n'est jamais si prévisible et stable que ça. Très précocement, le cerveau a la capacité de réagir aux changements des excitations extérieures, et de les anticiper à l'aide de représentations qu'il a stockées. Ceci parce que l'être humain, à la différence des espèces animales, est doté du langage.

Dès les premières semaines intra-utérines, alors même que pendant l'embryogenèse se développent selon un programme génétique des connexions nerveuses qui s'arrêteront en fin de grossesse par apoptose de certaines cellules nerveuses nécessaires à ce développement tandis que l'influence génétique se fera beaucoup plus discrète, le cerveau sera aussi déjà sous l'influence du monde extérieur, qui se façonnera suivant cette influence, et ensuite encore beaucoup plus après la naissance, dans l'enfance, et toute la vie d'adulte.

Le cerveau, ses connexions nerveuses, ses réseaux, ne restent jamais immuables, ils se modifient tout le temps en fonction des influences, ce qui fait que personne n'a le même cerveau de même que la même histoire, et que personne n'est pareil toute sa vie.

Le cerveau est à tout instant de la vie capable d'intégrer de nouvelles influences, dans ses interactions avec le milieu extérieur changeant, les relations avec les autres. La bonne nouvelle, c'est cette plasticité cérébrale capable de renouvellement en fonction de stimulations du milieu extérieur et des autres, et c'est que, personne n'étant pareil, chaque personne, dans la relation, est source d'enrichissement pour l'autre dans le choc même des rencontres. Elle est réellement incroyable, cette capacité du cerveau à, en quelque sorte, adapter ses réponses, se protéger et s'enrichir, en fonction de l'autre et de l'extérieur.

Ce texte nous invite à ne pas avoir peur de l'autre et des changements de contextes, à ne pas se replier dans des comportements de protection et de risque zéro, à ne pas se contenter d'un cocon connu et indérangeable, puisque la foi dans les capacités cérébrales à s'adapter est si grande, puisque le cerveau peut développer une intelligence de l'autre différent de soi par l'imitation, par la représentation de l'autre en soi-même permettant de l'anticiper.

Dès les premières semaines intra-utérines, les organes des sens sont déjà fonctionnels chez les humains, à la différence d'autres espèces animales dont les petits sont aussi dans une grande prématurité. C'est grâce à ces organes des sens que l'influence du monde extérieur, notamment de la mère, l'intonation de sa voix entre autres, va déjà stimuler le cerveau embryonnaire et fœtal, ceci alors même que l'influence génétique est encore prépondérante. Des représentations psychiques vont dès le stade utérin se mettre en place, de sorte qu'à sa naissance le nourrisson sera capable de percevoir, à partir des représentations psychiques qu'il a déjà, le monde extérieur, les intonations de la voix de sa mère par exemple, et réagir en ayant déjà lui-même l'initiative.

A la naissance, le cerveau humain ne fait que 30% de son poids adulte, à cause de l'exiguïté utérine, de sorte que c'est après la naissance, alors que l'influence génétique diminue énormément, qu'il va se développer de manière incroyable sous l'influence des stimulations extérieures, ceci d'une manière qui sera différente pour chaque être humain. Ce cerveau humain est, pour cette raison, unique, personne n'a le même. Car les connexions nerveuses, les organisations en réseaux, la mémoire, la pensée, les émotions, les affects, tout cela s'organise en fonction de stimulations extérieures différentes pour chaque humain, et changeantes toute la vie durant.

Il faudrait fantasmer un même milieu stimulant pour tout le monde, un même bain de jouissance pour tous, pour imaginer que le cerveau est le même pour tous les humains.

Le cerveau utilise le corps et ses organes sensoriels comme des capteurs renseignant sur le contexte extérieur, sur les autres, sur les dangers et les possibilités, sur les risques de déplaisir, sur le dérangement provoqué et la manière d'y réagir. Des messages arrivent en permanence au cerveau, afin que celui-ci prépare le corps à faire face, de manière automatique, instinctuelle ou bien intelligente.

Le cerveau, pour s'adapter afin que l'équilibre homéostasique soit maintenu, met en acte des mécanismes par son cerveau autonome ( cerveau viscéral, avec le système orthosympathique et parasympathique et leurs neurotransmetteurs spécifiques tels la noradrénaline et l'acétylcholine), par son cerveau hormonal, par ses émotions (réactions rapides, automatiques), par ses affects, par sa capacité à penser, par son intelligence de l'autre consistant à savoir quasiment se mettre dans la peau et les pensées de l'autre et mieux anticiper ses réactions différentes de soi, tout ceci mettant à contribution des neurotransmetteurs spécifiques à chaque fonction, des choses innées, une mémoire permanente ou transitoire, exploitant des souvenirs pour mieux traiter des situations présentes.

La capacité de lecture mentale de l'autre s'acquiert très précocement, et pourrait même être innée. Très tôt, la perception d'un état d'esprit différent du sien est possible même pour le nourrisson. On a vraiment l'impression d'un cerveau capable dès les premiers jours, si on a foi en ses capacités incroyables, de se prendre en main. Bien sûr, la source d'influences, de stimulations, d'excitations, de renouvellement et aussi de dérangement, est extérieure, mais le cerveau interagit, s'adapte, enrichit ses représentations, sa mémoire, réorganise ses souvenirs avec l'arrivée d'un nouveau souvenir, exploite les connaissances et expériences en stock.

C'est le langage qui différencie les humains des animaux.

Et aussi le fait que les deux hémisphères cérébraux soient dissymétriques chez les humains, l'hémisphère gauche étant plus spécifique du langage et l'hémisphère droit des représentations spatiales.

Ce livre est un livre scientifique d'accès facile, passionnant.

Mais il permet aussi un questionnement à un autre niveau, politique, psychologique, social. Car si le cerveau demeure si sensible au milieu extérieur toute la vie, on peut aussi imaginer agir sur les caractéristiques de ce monde extérieur sources de stimulations, par exemple en l'uniformisant de plus en plus, en le faisant devenir par les progrès de la technique et des sciences de plus en plus confortable, prévisible, à risque zéro, de sorte que le cerveau a la tâche de plus en plus facile donc de moins en moins entraîné à réagir, à savoir faire la différence entre soi et les autres si tout le monde est pareil car pareillement soumis aux mêmes équivalentes sources d'excitations. Le cerveau pourrait devenir comme un sportif de haut niveau peu à peu privé de tout entraînement. Et amolli par un milieu extérieur, au sens large, qui lui facilite toute adaptation au nouveau en présentant ce nouveau comme une variété de toujours la même chose. En faisant faire au cerveau l'économie d'opérations mentales indispensables à l'impératif de s'adapter toujours à un milieu extérieur qui n'est pas déjà là à attendre celui qui arrive, en faisant faire cette économie en agissant sur ce monde extérieur comme si justement il était déjà là à attendre celui qui arrive, donc en présentant ce milieu extérieur comme un prêt à jouir qui se met à ressembler étrangement à cette nature dans laquelle les animaux vivent en se fiant à leurs instincts et sans avoir à se soucier de cette nature qui se présente à eux, ne serait-on pas en train de faire un cerveau moins intelligent hormis cette intelligence développant un savoir galopant uniquement orienté sur la jouissance, en savoir plus pour assurer le confort, la jouissance, la santé, le risque zéro?

Alice Granger Guitard

10 décembre 2002

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