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Chroniques du temps sensible - Julia Kristeva
par Alice Granger

Alice GRANGER GUITARd

Editions de l'aube.

Je suis toujours admirative devant l'agilité de la pensée de Julia Kristeva, qui nous fait penser dans son sillage. Ses Chroniques sur France Culture, les mercredis matin, du 5 septembre 2001 au 24 juillet 2002, s'amorçant sur l'actualité ou sur des livres, sont passionnantes et d'un haut niveau.

Elle commence par évoquer une nouvelle forme d'exclusion, l'exclusion festive, par l'usage banalisé de la drogue, où les usagers sont en quête d'anesthésie, d'absence de douleur, pareils à des morts-vivants. Mais ces usagers ne sont pas des révoltés, bien au contraire le nouvel ordre mondial, technologique, virtuel, trouve dans cette banalisation de la drogue sa régulation sournoise. Dans leur jouissance océanique, les parias indolores sont totalement programmés. Indolence, absence de désir. Cadavres vivants ou fœtus retournant d'où ils sont venus. Indolence, comme si c'était l'état rêvé. La douleur éternellement épargnée. Et manipulée. Quête d'anesthésie, d'absence de douleur, dans la dénégation de la sensation douloureuse d'être né, de ne plus être dans un ventre, d'être dans le temps sensible, et aussitôt l'addiction vient reprendre, vient remettre dedans, la sensation douloureuse de la naissance, d'être dans un temps nouveau, inconnu, à la fois inquiétant et riche de possibilités, doit être anesthésiée, l'indolence est triomphante sur la dolence. Il faut que "tout baigne", que tout "re-baigne", vite, il faut empêcher que la dolence soit l'ouverture sur un autre temps, non pas temps de sensation océanique, mais temps de sensations variées, de l'éveil des sens et de la pensée. Douleur, ouverture, richesse de sensations nouvelles non programmées, de sons, de mots, de paroles, de mouvements pas forcément berçants, oh non, que cette liberté-là ne soit pas donnée, pas cette gratuité-là, non, non, vite la banalisation de la drogue, il faut court-circuiter l'ouverture de la douleur par l'anesthésie, l'addiction, l'absence de désir, l'état d'indolence.

11 septembre. Le film est muet, on n'a rien à dire face et dans le trauma. Dans l'inflation des bavardages qui ont suivi, la pensée aussi s'est effondrée. Des petites filles palestiniennes ont laissé éclater le rire de la pulsion de mort. Pourquoi ce rire? Julia Kristeva dit qu'à ignorer ce rire, nous nous faisons complices du terrorisme. Urgent, le long et pénible éveil post traumatique à penser le mal. Chez vous, cela ne s'est jamais effondré, cela n'est jamais tombé en abîmes, vous n'auriez donc jamais fait l'expérience intime de cet effondrement, celui de la naissance en somme, et nous oui, tellement, tellement, pourquoi nous et pas vous, puis soudain les petites palestiniennes voient les tours s'effondrer, l'Amérique aussi, comme pour elles, atteinte par l'effondrement, alors elles se mettent à rire. A New York, après le 11 septembre, grandit la fierté de participer à une civilisation démocratique, et en même temps, la menace terroriste rend les New-yorkais plus exigeants envers les principes même de la démocratie. Sont-ils, par exemple, capables d'accorder plus d'attention économique et culturelle aux peuples en voie de développement? Julia Kristeva est allée à New York entendre de près cet éveil d'une pensée non manichéenne après l'effondrement des tours. Peut-être l'admission, à partir de leur propre effondrement effroyable, de chaque autre effondrement, une sorte d'égalité par l'effondrement qui fait naître, et qui fait naître une pensée, entendre autrement le rire des palestiniennes, l'injustice du cela s'est effondré pour nous et pas pour vous.

Cela ne s'est pas anéanti pour vous, votre naissance ne s'est pas écrite par la perte d'un abri, d'un état océanique, pourquoi pour vous non, et pour nous oui, mais le terrorisme traque tout ce qui ne s'est pas effondré, anéanti, la pulsion de mort semble envers et contre tout vouloir inscrire cela, égalité par cela contre injustice, que vous ayez aussi cette sensation cruelle, et les étudiants américains de Julia Kristeva, qui semblent apparemment d'un calme absolu dans cette menace bio terroriste omniprésente, restent pourtant chez eux, à l'abri, le week-end, ou bien ils vont dans les night-clubs les plus délirants se faire assourdir par la techno. Thérapie contre la menace d'effondrement de leur vie calme, de la mise en abîme de leur vie. Vie fragmentée, globalisation qui fait éclater des univers divergents et hostiles, des besoins de replis, d'un ventre.

Julia Kristeva écrit qu'il ne suffit pas d'offrir le bien-être économique aux défavorisés pour les conduire à changer ces rapports passionnels, et fixés par les religions, au sens de l'existence. Ben Laden et les princes saoudiens jouissaient de tous les avantages de la vie moderne, pourtant ils n'ont pas oublié les humiliations du colonialisme et leur désir de vengeance. Entre en jeu la force la plus mystérieuse des découvertes freudiennes, la pulsion de mort. Terroriser la vie, voici la perversion majeure que l'humanité subit depuis ses origines. Quand une religion est réduite à la pulsion de mort, sa guerre n'est pas comme les autres, elle nous confronte, dit Julia Kristeva, à l'ultime pathologie, à la folie pure et simple. Et elle est intraitable. Ces déchaînements de la pulsion de mort sont les plus mystérieux effets de la globalisation, et il s'agit de chercher les causes économiques, politiques, idéologiques qui l'on lâchée avec une telle ampleur, une telle perversité et une telle visibilité. Globalisation fait penser à englober, des êtres sont mis dans un globe, sont remis dedans, ça s'occupe d'eux, et peut-être ça suscite-t-il la position schizo paranoïde de Mélanie Klein. Par ailleurs, d'autres ne sont pas englobés, pour eux ça s'est effondré, ça a disparu ce qui englobait, d'autres sont englobés pas pareils et tiennent à cette différence. En tout cas, en écoutant Julia Kristeva, on entend la menace grondante, bio terroriste, de l'attaque de ce qui englobe, la menace que ça tout autour partout nulle part puisse ne plus être sûr, puisse s'effondrer, s'empoisonner, menace d'accouchement prématuré, que ça se fissure, les parois ne sont plus aussi sûres, c'est inquiétant.

L'Hexagone ne serait pas sur la même planète? Attentions pour nos banlieues d'origines maghrébines? Serions-nous, se demande Julia Kristeva, le plus avancé des pays arabes ou musulmans? Ce conflit nous serait étranger. Nous n'en sommes pas. Pacifisme à la Suisse. Nous ne nous sentirions pas dérangés, bien à l'abri dans le ventre de l'Hexagone, semblant avoir amadoué la main armée de la pulsion de mort, c'est pas nous, nous sommes amis, alors cela ne s'ébranlera pas chez nous, l'Hexagone restera non inquiété, un abri, pas d'effondrement à l'horizon, pas d'empoisonnement, le placenta est bien opérationnel.

Le film La Pianiste (à partir du livre d'Elfride Jelinek) explore les abîmes de la vie psychique, le lien mère-fille, et cela culmine sur les cimes de la musique. Un englobement, là aussi. Féroce emprise de l'amour maternel et de sa sublimation musicale, cet amour se fige en sévérité surmoïque, en manie de dominer. La psychose sadomasochiste, dit Julia Kristeva, travaille les fondements de la civilisation. Le pacte sadomasochiste ente fille et mère se répercute entre la pianiste et son élève et entre la société hypocrite et son culte de la musique. Cette pulsion de mort, dit Kristeva, impose aux humains son rythme répétitif. Dans ce film, l'œil est tourné vers le dedans, vers l'invisible violence de la passion, il nous plonge dans l'enfer de l'excitation mortifère, mais en même temps nous laisse penser. Film qui fait penser aux comptes jamais réglés avec la folie maternelle, à cet englobement et son enfer de possession tyrannique.

A New York, dit Julia Kristeva, la population est loin d'être psychotisée comme on veut le faire croire chez nous, la critique et la pensée ne sont pas absentes.

Elle s'interroge aussi sur la toute puissance, chez nous, du narcissisme intellectuel, cet intellectuel rusé qui ne se laisse pas abuser par des menaces terroristes, et qui choisit en fait la facilité de ne pas prendre parti. En fait il a choisi son camp, ce désengagé, celui de la coupe de champagne et du confort. Et là, Julia Kristeva dit une chose très intéressante: plutôt que diaboliser les démocraties imparfaites que sont les Etats-Unis, l'Angleterre, la France, l'Italie, etc…, il s'agit de prendre en compte qu'elles sont aussi celles qui peuvent soulager, venir en aide, et qu'il s'agit d'avoir confiance en elles. Bien sûr, la naissance implique la destruction de l'abri matriciel, l'effondrement, la mise en abîme, l'horreur du traumatisme, mais, ensuite, c'est ce qui contenait qui, aussi, accompagne un certain temps le petit prématuré humain, alors il ne faut pas tout diaboliser en masse, il faut réfléchir et penser loin, et surtout ne pas en rester à un désengagement confortable. Il s'agit d'une affaire où chacun est concerné. A moins que les détracteurs ne visent à la visibilité médiatique que leur confère leur manie de tout discréditer.

A l'heure du terrorisme, le problème de l'intimité, voilée ou violée, est-il devenu mineur? Alors que chez les intégristes l'image est interdite, Julia Kristeva nous montre que nous sommes en train de franchir un seuil inverse, en livrant tout au spectacle, en effaçant les frontières de l'intime, en détruisant le sens de l'intime comme "intérieur". La doublure de l'argent est le sexe. Vendre le scandale, vendre le viol ultime, le viol de l'intime. Implosion de l'intime. Vous pouvez envahir mon intimité, venez, pratique invasive, maligne, oui, mais cela vaut de l'or, et moi aussi je vous envahis, je dirige vos fantasmes, je suis chez moi chez vous. Forme la plus achevée du nihilisme, que ce viol de l'intime? Plus de dedans, plus de dehors. Espace psychique rétréci. Il y a là l'idée maligne, maligne au sens d'invasive, que ça peut exciter donc se vendre, l'idée qu'une sorte de scène primitive peut captiver et asservir à jamais, que ça ne peut rien faire d'autre que s'exciter à écouter et voir, sans jamais admettre qu'au contraire ça peut se retirer, ne pas être intéressé, avoir oublié la scène intime de sa propre conception, mais cette scène intime semble ne pas finir de vouloir rattraper le conçu, et qu'il paie pour jouir d'être en train d'être conçu.

Colette savoure le temps de l'éclosion, elle se défend et défend l'art de vivre, et ne prend pas de position politique au temps de l'Occupation. Cette écriture confondue avec la chair du monde révèle une expérience intérieure inouïe. Elle écrit comme elle brode. C'est une renaissance sans fin. Singulière.

Où est l'Atlantide disparue? Il y a vraiment un fil extraordinaire qui relie ces Chroniques de Julia Kristeva. Des tours disparues à l'Atlantide disparue. L'Atlantide vit sous le régime de la tyrannie, l'excès de force et de richesse, l'orgueil qu'ils engendrent sont une barbarie. L'Atlantide, dit Julia Kristeva, est l'Utopie, l'ailleurs, interne à la démocratie athénienne, une barbarie fascinante et menaçante par ses aspirations sauvages de régularité outrancière dont l'état démocratique doit se séparer pour affirmer le modèle démocratique basé sur la recherche de l'égalité. De son Atlantide, notre planète démocratique s'est-elle déjà séparée? Il est tellement question d'effondrement, de menace de disparition, de destruction. En tout cas, Platon a eu besoin de soustraire cette Atlantide inhumaine du corps même de la démocratie, en la situant sous l'eau, engloutie, retournée à l'état océanique, dans le "tout baigne", mais restant comme une fascination dangereuse, obsédante. Curieux! Ce dont la démocratie doit se séparer, mais ça reste lié à la démocratie par la fascination, et celle-ci ne revient-elle pas encore par cette fascination du "tout baigne" indolent rattraper ceux qui croyaient s'être séparés de leur matrice? Il aurait dû la mettre ailleurs que sous l'eau, Platon! Vraiment détruite, effondrée, et non pas visible par transparence.

Noël. Jésus. La naissance d'une mère. Curieuse expression. La mère aussi naît. La folie maternelle, avec ses dérives sous forme d'emprise et de mainmise sur l'enfant, est très loin de l'image idyllique de la Vierge. Ne pas pathologiser, cependant, l'approche du lien mère-enfant. Ne pas enfermer l'enfance dans la seule dyade mère-enfant. Ne pas enfermer. Ouvrir. Sinon, l'enfant ne sera pas un être en devenir.

La France. Le franc a été introduit en 1360 par Jean II le Bon, en pleine Guerre de Cents ans, pour assumer le rôle d'antidépresseur national. "Franc", libre, délivré. Cet argent est plus que l'expression de la liberté humaine, il la crée, il en est la condition. Les Français savent l'adéquation entre leur liberté et l'argent, mais ils savent aussi que leur humanité intime est hors de ces échanges. Ils peuvent penser de même pour l'euro. Ses atouts, la France profonde est sûre de ne pas les perdre par l'argent, par l'euro. Cette réflexion de Julia Kristeva sur l'argent comme condition de la liberté est très intéressante, comme ce franc, qui veut dire libre, et qui apparaît en plein temps invasif comme quelque chose qui résiste à l'invasion. Une monnaie pour résister à l'invasion par la toute puissance d'une autre monnaie? Merci, merci, mais je n'ai pas besoin de ta toute puissance sur moi, m'envahissant, parce que je frappe ma propre monnaie, je fais mes affaires moi-même, merci, merci, tu es invasive mais je résiste par ma monnaie, et tout ceci c'est pour faire disparaître ma dépendance, pour être aux commandes de ma vie et non pas par l'invasion de toi, ensuite, mes goûts chez moi, cela ne regarde que moi. Cet argent qui sert à se mettre hors de portée d'une logique invasive, c'est très très intéressant, comme une sorte de réponse immunitaire à ce qui veut follement envahir et à ce qui se laisse tout aussi follement envahir, et qui permet donc de rester singulier dans le lien le plus communautaire qui soit.

C'est donc très logiquement, suivant le fil rigoureux de sa pensée, que Julia Kristeva propose, à propos du passage à l'euro, une interrogation sur le sens symbolique de notre rapport à l'argent. Il s'agirait de payer une dette à la divinité, lors de rites sacrificiels, casser par exemple un objet, et ainsi nouer avec cette divinité un pacte symbolique, et en échange obtenir protection. C'est curieux, cette divinité, que l'on pourrait nommer aussi folie maternelle, revenant, revenant, revenant, jusqu'à ce que la dette lui soit payée sous la forme d'un objet cassé, de quelque chose de sacrifié, détruit, matrice détruite, effondrée, la divinité ne revenant plus après cela, laissant celui qui s'est acquitté de la dette quitte, la divinité se calme, se retire, comme on dit qu'il faut un rituel de funérailles pour qu'un mort, ou une morte, ne revienne plus hanter les vivants, pour qu'ils soient à l'abri de cette folie revenant sans cesse. Julia Kristeva parle de se priver de quelque chose d'important, le perdre, le faire mourir, afin d'obtenir une valeur supérieure, début d'une transaction qui deviendra monétaire. Benveniste avait noté que credo et crédit remontent à la même source kred-dh, qui veut dire cœur, force vitale, désir. Acte de reconnaissance d'une dette, et acte de déliaison de cette dette, une fois reconnue la divinité se calme, se retire définitivement, la dépendance est suspendue. Dans l'aventure psychanalytique, le symbolisme de l'argent renvoie inconsciemment à la logique de la perte sur laquelle se bâtit le lien symbolique. A partir de là, estime de soi et reconnaissance de dette vis-à-vis d'autrui, et possibilité de créer des échanges libres. Toujours, cette question de, d'abord, s'acquitter de quelque chose afin d'être quitte, le faire de façon rigoureuse, faire cet échange curieux avec l'autre, cette transaction, ne pas se tenir dans la logique de la dette mais s'acquitter. Dénouer. Couper le cordon ombilical. Leçon de la situation analytique à transposer toujours: voici l'autre, je dois m'acquitter de quelque chose envers lui si vraiment il s'avance vers moi, et lui aussi doit s'acquitter de quelque chose, et la réussite entre nous sera la conséquence de notre capacité à être quittes. C'est toujours qu'il y a à être quitte, chaque fois que deux humains se rencontrent, chaque fois se demander comment, dans cette situation singulière-là, s'acquitter, sinon ça va revenir follement réclamer son dû, ça va empoisonner, ce n'est pas possible, il faut toujours commencer par se demander, je dois m'acquitter de quoi pour que se taise la revendication folle.

Toujours, la folie maternelle. Comment se fait-il, se demande Julia Kristeva, que l'enfer ce soit les autres? Question qui s'amorce à partir du film d'Alejandro Amenabat, Les Autres. Dans le fil que suit la pensée de Julia Kristeva, il est entre autre question de cette incapacité maternelle à se laisser utiliser comme un objet d'amour pour ses enfants, alors de là s'origine le délire des enfants eux-mêmes. C'est ce "laisser utiliser" qui est très intéressant. Ce quelque chose utilisé par les enfants, elle n'en a pas la maîtrise, ni l'initiative, elle aussi en est séparée. Il est question de cette mélancolie féminine qui transforme une mère bien vivante en une "mère morte" au sens figuré du terme, c'est-à-dire en une femme dont les désirs sont cadenassés, défendue par des systèmes et des certitudes généreuses, mais qui annulent la présence affective et sensible de cet autre qu'elle est, cet autre qui est pourtant le premier cadeau qu'une mère se doit d'offrir à ses enfants. Cette dénégation du sensible peut se couvrir de paroles de bonne foi et d'actes très protecteurs. Voilà une autre notation très intéressante de Julia Kristeva: cette mise à mort de l'altérité, le fait qu'une mère puisse se présenter comme la plus protectrice des mères, comme celle qui sait tout bien faire pour eux, et en même temps elle prive ses enfants de sa présence sensible, du fait que la sensorialité des enfants se tricote avec la sienne d'une manière telle que ce n'est pas elle qui a l'initiative mais eux de s'approcher de cet objet sensible qu'elle devrait se laisser être pour eux. Une telle mère qui met à mort l'altérité sensible qu'elle devrait se laisser être pour eux semble faire comme si ses enfants étaient encore dans son ventre, et qu'à elle seule revenait à jamais l'initiative de l'englobement sensoriel.

La beauté. Celle qu'il faut rencontrer au berceau pour être en vie psychique, écrit Julia Kristeva. Beauté qui précède les conditions matérielles de cette beauté. Qui relève de l'attention mutuelle. Qui module le développement des goûts. Elle est sensible à ce fondement esthétique de la santé mentale. A cette possibilité depuis le berceau, à partir de cette présence sensible de l'altérité se laissant utiliser, d'être aux commandes de l'aventure d'exploration des goûts et du jaillissement de la pensée singulière.

La résilience. Aptitude des corps à résister aux chocs, à se refaire, à résilier le trauma. La vie psychique, si elle n'est pas pensée comme figée, si le trauma n'est pas pensé comme quelque chose qui a endommagé à jamais le psychique, si au contraire la vie psychique est sans cesse en mouvement, en travail, a la capacité de réparer le trauma, a la capacité de donner à la vie l'indemne. Ceux qui sont nés, ceux pour qui la perte n'est pas déniée, ceux qui ne se font pas aussitôt réembarquer dès qu'ils sont nés, ceux-là sont des résilients, ont fait l'expérience psychique du traumatisme, de la perte de quelque chose d'englobant. Ce qui me choque parfois, dans ce qui s'écrit à propos de la résilience, c'est que certains vilains petits canards auraient subi des traumatismes, et s'en sortiraient en restant endommagés quelque part, un peu morts, et que d'autres, la majorité, n'auraient pas fait l'expérience de ce trauma. Des nés, donc endommagés, un peu morts, vilains petits canards et coups de bec de la part de la mère poule et ses gentils chanceux poussins, et des pas nés, bien au chaud dans le ventre? Chaque né est un résilient! Alors, la vie psychique peut faire apparaître l'indemne. De séparer les résilients d'un côté, les pauvres qui ont été traumatisés, et les pas résilients de l'autre, n'est-ce pas perpétuer le fantasme que la vie psychique dérangeante, dérangement des petits poussins par le vilain petit canard pas comme les autres, peut être définitivement endommagée, alors cela peut faire un rentable fond de commerce que de leur venir en aide, aux moins biens? Kristeva évoque ainsi l'humiliation que peut faire subir à un résilient sa famille d'accueil. L'humiliation, cela peut être une simple parole: le pauvre! Et la bonne action qui a besoin du dommage figé pour se faire bien voir, qui a besoin de croire que, comparé à ses beaux petits poussins sous son aile, celui-là, celui qu'on a recueilli, le pauvre, ne sera plus jamais indemne dans sa tête, sera un peu mort, comme Marilyn Monroe, elle, elle n'était plus qu'un fantôme, il paraît! Moi, un résilient indemne, qu'est-ce que cela me rend fière! Et, le voir tel un fantôme, comme cela me met dans une colère infinie!

La liberté d'être mère. Ne s'agirait-il pas, essentiellement, d'une capacité à ne pas mettre à mort cette altérité sensible dont il est question plus haut? A cette capacité d'admettre qu'après la naissance, en s'appuyant sur la perte, sur l'effondrement définitif, être mère commence autrement, par une altérité sensible avec laquelle cette mère ne peut se confondre, quelque chose d'autre qu'elle, qui se laisse aller à être un objet d'amour pour l'enfant?

La laideur peut-elle être belle? Entendre la crise de la vie psychique dans le fait que désormais, très loin de la rhétorique baudelairienne de la charogne, on assiste aujourd'hui dans l'art à l'exhibition brute de viande pourrie. Qu'est-ce qui pourrit ainsi la vie?

Nouvelles maladies de l'âme: ces brutalités sexuelles, viols, tournantes. "Je" disparaît, et reste un indifférent qui ignore la différence sexuelle et l'intégrité de l'autre. Cela peut se forcer, s'envahir, l'espace psychique singulier est détruit, n'existe pas, rien n'est interdit, tout baigne dans la jouissance toxicomane océanique, il s'agit d'être dedans, de rentrer dedans même par la force, elle c'est un dedans, venez dedans avec moi mes copains, et en même temps détruire ça qui nous remballe dedans, la pulsion de mort déferle contre ça qui reprend et qui, par-delà la pulsion violente destructive, semble pourtant immortel. Comment ça pourrait un jour connaître sa mort, ça qui pourtant aurait dû se décomposer à la naissance, et qui n'en finit pas de revenir, immortalisé, pour nous reprendre, il faut lui rentrer dedans, violer, violer en groupe, c'est là malgré elles par elles, ça pousse à rentrer, ça pousse à rentrer tant que ça revient. C'est là que Julia Kristeva évoque l'incompatibilité des jouissances féminines et masculines. C'est là qu'on pourrait dire que les femmes ont du mal à choisir entre un "on ferme", ce n'est pas possible de revenir dedans, et un "je me laisse envahir infiniment" comme avant, quand c'était le fœtus.

La lenteur chinoise. A propos de ce dictionnaire le Grand Ricci, du chinois en français, qui a mis cinquante ans pour s'écrire. Lenteur qui a partie liée avec l'éternité.

Saussure. Un linguiste précoce et génial, qui met l'accent sur la jonction de deux domaines, nous faisons réfléchir sur notre parole. Les formes, ou sons du langage, ou signifiants, imposent un joug à l'esprit, le forcent à entrer dans la voie spéciale qui lui est laissée par l'état matériel des signes, se joint à quelque chose d'hétérogène, le fond, les idées. Entendre la parole derrière. Deux choses hétérogènes en jonction, quand on parle. La parole derrière, comme privée de mots, n'ayant apparemment pas le choix du trésor de signifiants proposés, peut aussi avoir du jeu, et se faire entendre, par des bizarreries, des distorsions. Entendre ce qui se sépare, ce qui se désamarre, ce qui se tient en réserve, à travers même les signifiants utilisés, comme un désordre dans l'ordre. S'entraîner à entendre l'hétérogénéité, ce point de jonction de deux domaines. Entendre ce qui se singularise, et comment cela se singularise par-delà ce qui impose un joug à l'esprit.

Héraclite. Qui a choisi volontairement l'obscurité, la solitude, l'homme qui pleure, parce qu'il s'afflige de voir un monde qui laisse tout échapper entre les mains de la mort vivante. Il pleure ça, que la mort vivante happe tout. Il s'afflige que rien ne soit fixe, que tout se renouvelle pour mieux disparaître. Voici Héraclite qui propose un père, enfin. C'est la guerre qui est le père de toute chose. Et le feu est le principe de la transformation de toute chose. Feu de la vie psychique singulière. Feu sacré. Et guerre: ce qui doit, pour permettre la naissance, s'effondrer, se détruire, que cela se détruire par une guerre où la pulsion de mort ne laisse pas vivante la mort, celle qui voudrait continuer à tout englober pour ne faire que des morts-vivants. Le logos, la parole singulière, l'activité psychique qui se développe dans le retrait, voilà dieu selon Héraclite. Un logos en mouvement incessant, en feu.

Simone Weil, génie déroutant morte à trente-quatre ans, dénonce le gros animal, c'est-à-dire cette multitude qui, comme le fait la bête, impose ses caprices à ceux qui la nourrissent. Totalitaire, le gros animal, qui n'imagine pas qu'autre chose que lui existe. Qui vit comme si ce qui le nourrit n'était pas quelqu'un de vivant, pas quelqu'un. Comme si seul l'acte de nourrir, c'était ce quelqu'un d'autre qui n'est rien d'autre que nourrir, exactement comme être dedans ce qui nourrit sans s'intéresser à ça qui nourrit, qui si c'était mort ou non existant.

La poésie. Marina Tsvetaïeva saisit le transnationalisme du poète que peut d'entre nous n'imagine pas enchaîné dans sa langue nationale. Ceci pour dire que le poète, c'est quelqu'un qui réussit à faire triompher sa liberté de parole à élargissant le joug de la forme sur son esprit. Se moquer de sa langue maternelle.

Proust. Les brouillons de la Recherche témoignent de l'âpreté de cette longue bataille menée par Proust avec la logique et la musique de la langue. Carnets qui, au cours de cette étape antérieure à l'œuvre, nous dit l'état de gestation d'un imaginaire insolite. Naissance d'un nouveau monde. Rêve de Proust: Maman indifférente à ma vie. L'objet à connaître s'est anéanti parce que Proust disposait d'un extraordinaire instrument de connaissance. La conscience a aboli la mémoire des états antérieurs: maman apparaît alors indifférente à ma vie. Introduction à l'intimité de la sublimation. Là aussi, quelque chose s'est effondré, s'est anéanti. En échange, des trouvailles de pensées et de langage permettent à l'auteur de s'extraire de ce monde et de bâtir avec ses miettes un autre monde, plus habitable.

La psychanalyse, pour Julia Kristeva: très loin de participer à l'hystérisation des passions, comme semblent le faire certains, elle dit que la psychanalyse, ayant renoncé aux catégories psychiatriques les déplie vers une véritable poétique de la singularité humaine. Et, en effet, il est tellement question, dans ses Chroniques, des conditions par lesquelles cette singularité peut naître.

Jospin. Curieuse formule de Julia Kristeva: il est venu trop tôt dans un monde trop vieux, il a fait le digne choix de se retirer. Qu'est-ce, en effet, qu'un monde trop vieux? Un monde dans lequel un jeune, réellement ou virtuellement, est déjà dans les conditions d'un vieux à la retraite? Un jeune déjà vieux dans un environnement qui se présente comme une retraite, qui vient déjà tout de suite le chercher, déjà mort-vivant pas encore né. Déjà mort-vivant pas encore né, c'est aussi une façon de se retirer, se laisser ré-emporter par ça dont le pouvoir ré-emportant est plus fort que tout, pas la peine de résister. Seulement prendre acte: c'est ça que vous voulez? Que votre jeunesse soit à la retraite comme votre vieillesse, dans un raccourci fulgurant? Une femme s'éloigne dans la mort vivante en remportant son fœtus bien dans ses baskets dans son ventre. Le séjour chez les vivants aura été encore plus que bref.

La littérature. Si elle se pose en culte et sauvegarde du caractère national, voici les variantes de ces Jeanne d'Arc des belles-lettres dans tous les pays, tels Maurras, Barrès, etc…Aux antipodes de cette tendance, des auteurs migrants transcendent la nation par une infiltration de l'incommensurable auteur dans l'idiome communautaire. Le style, comme singularisation maximale, est une désidentification aussi bien de la Personne que de la Nation. L'acte esthétique affronte l'abjection du monde, ce pôle de répulsion et de fascination comme l'ont été le sein, la mère. Les nouvelles maladies de l'âme, dont parmi elles le terrorisme politique, ne sont-elles pas provoquées par l'effondrement de l'abri de la pensée ou de la représentation interrogative avant tout acte?

Le principe de plaisir l'emporte sur le principe de réalité.

Réhabilitation, à la suite de Mélanie Klein, et aussi de Julia Kristeva, dont nous entendons qu'elle insiste singulièrement à dire quelque chose de vital, le rôle maternel dans la construction du moi. Voici ce qui est important: la bonne mère n'est pas celle qui assouvit tous les besoins, qui donne et qui assiste, mais celle qui permet que je la perde ( c'est "je" qui la perd, c'est l'enfant qui joue à lancer la bobine, ce n'est pas la mère-bobine qui joue à la place de l'enfant la perte, qui joue à être perdue pour l'enfant, qui lui économise même ça), pour que je la répare dans mon imagination, mon langage, ma pensée, en dépassant ma destructivité et ma dépression par une activité mentale, essentiellement morale et symbolique. Pas seulement détruire et dominer, comme dans la position schizoparanoïde du nouveau-né à l'endroit de sa mère, mais aussi, comme dans la position dépressive, la réparation comme celle qui répare ensuite le lien mère-enfant.

Les handicapés. Un président de la République et un évêque qui les écoutent dans leur singularité. Variante de la fonction paternelle, celle qui s'applique à faire résonner la singularité, par son accueil. Les personnes en difficulté, et les résilients que nous sommes tous, ont besoin de cette anthentification par l'autorité, qui nous ouvre un jour nouveau sur la fonction paternelle.

Fête de l'écriture à Sofia. Cette force toujours nouvelle dont parle le poète.

Roman d'Amos Oz, Seule la mer. Un fleuve qui emporte mais dans lequel vous ne risquez pas de vous perdre. Israël. Les Palestiniens. Dans le processus de paix, il y a un moine bouddhiste solitaire qui n'ouvrira pas le portail, parce que vous n'en êtes pas encore dignes.

Aux origines du cinéma, il y avait la magie, qui subjuguait par exemple les spectateurs des faubourgs "bouche bée" devant les spectacles sensationnels. Puis les superproductions ont envoûté encore plus. Envoûter, mettre dans une voûte.

Comment peut-on être père d'un poète? Et aussi mère? Louis Andrieux père secret de Louis Aragon. Quels abîmes et quelle rencontre entre les deux!

L'indifférence en politique, en France. Nos indifférents sont des déprimés qui manquent de désir pour la politique. La passion pour la chose publique s'étiole. L'objet du désir s'est effondré. Tiens, encore un effondrement! Hémorragie du désintérêt. Hémorragie de la naissance, aussi. Qu'est-ce qui saigne? Qu'est-ce qui se fait un honneur de se saigner? Arrêter l'hémorragie? Clamper le cordon ombilical. Ne plus penser la politique comme une interface sanguine nutritive, l'idée que ça doit se saigner pour ses enfants, que ses enfants attendent que ça se saigne pour eux, se sacrifie, que ce soit comme du sang pour des transfusés.

L'Europe. Ulysse qui s'acharne à ne pas oublier son retour. En s'abîmant justement au-delà des colonnes d'Hercule. Europe enlevée par Zeus. Voici, il semble, la fonction paternelle, qui permet le passage d'un monde à un autre, en enlevant Europe. Alors nous sommes tous Grecs.

La richesse des Chroniques de Julia Kristeva est bien sûr bien plus infinie que celle dont j'ai essayé de faire entendre dans cette longue note de lecture. Alors, allez la lire. Elle est si stimulante pour la pensée.

Alice Granger Guitard

7 octobre 2003

 

 

 

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