par Alice Granger
Editions Erès.
L'expression « tomber en amour », utilisée par les Québécois et les poètes, est typique de cet amour qui s'inaugure à l'adolescence et qui (ré)inscrit pour toujours la perte et ce qu'elle implique comme réorganisation subjective par rapport à l'enfance. « Tomber en amour » suggère que l'énamoration c'est, à l'adolescence qui est l'âge de la première fois pour cette expérience-là, la même chose que naître, que tomber du milieu matriciel, tomber du ciel. Il y a aussi le mot « tombe » dans cette expression. Qui évoque le refoulement définitif d'une « chose » impossible, le fait que personne n'est le phallus, que personne, ni la mère ni le père ni la femme n'ont de réponse au manque et ne peuvent réaliser la plénitude de la jouissance et de la chair. « Tombe », et donc deuil. « Tomber en amour », énamoration qui arrive pour la première fois à l'adolescence, expérience inouïe qui associe amour et deuil.
Ce livre, suite d'articles d'auteurs différents sous la direction de Didier Lauru, est très intéressant en ce qu'il saisit l'expérience de l'énamoration là où elle s'inaugure vraiment, à l'adolescence, à l'âge où, justement à travers l'amour, s'effectue une véritable restructuration psychique faisant passer d'une organisation endogamique à une organisation exogamique.
A l'adolescence, advient quelque chose de révolutionnaire, à savoir cette gigantesque poussée sexuelle qui saisit le corps, envahi par le réel de la chair. L'adolescent peut même vivre ce corps comme lui étant étranger, d'une inquiétante étrangeté. Poussée sexuelle inédite, impérieuse, venant par effraction mettre le chaos dans une tranquille organisation à l'intérieur de la famille propre au temps de latence. C'est cette poussée sexuelle inouïe qui est révolutionnaire, qui fait tourner ailleurs, qui fait percevoir un autre objet d'amour que le premier, ce premier objet étant la mère aussi bien pour le garçon que pour la fille (rappelé dans l'article de Christian Hoffman). Poussée sexuelle bouleversante qui confronte l'adolescent aussi bien à sa solitude, à l'unicité irrémédiable de son statut de sujet non en fusion avec l'objet d'amour, qu'à l'altérité radicale, qu'au monde de la représentation dans lequel, sur un mode imaginaire, surgit par effraction un objet d'amour nouveau, qui ravive la mémoire et l'inscription du premier amour refoulé (phase de latence, refoulement comme défense face au risque mortel de l'envahissement fusionnel par un objet supposé capable de donner une jouissance totale et océanique).
Donc, bouleversement sexuel qui, dans le corps, ramène le réel de la chair, et en même temps un monde autre s'ouvre, par le surgissement advenant par surprise d'un objet suscitant l'énamoration, dans un registre imaginaire, c'est-à-dire que cet objet d'amour qui tombe sur l'adolescent pour la première fois, lors d'une première rencontre (lire article d'Antoine Masson) est perçu d'une manière inouïe par cet adolescent parce qu'il vient rimer avec le premier objet d'amour, avec la mère, parce qu'il vient comme lui ressembler et donc raviver, réinscrire l'amour fusionnel des premières années de la vie, le réinscrivant comme différent, dans un écart qui distingue le nouveau, celui de la première rencontre au seuil de l'âge adulte, l'énamoration exogamique, et enterre le premier, le refoule à jamais, le perd.
Chaque auteur des différents articles (Didier Lauru, Antoine Masson, François Marty, Christian Hoffman, Serge Lesourd, Jean-Jacques Rassial) met l'accent sur un des temps de cette expérience première et initiatrice qu'est l'énamoration adolescente.
Didier Lauru, par exemple, met l'accent sur le fait que dans le premier temps de cet énamoration, lorsque par surprise un objet d'amour inouï et imaginaire tombe sur l'adolescent en écho et en réponse à l'émoi sexuel qui grandit dans son corps en transformation sans précédent, c'est une sorte de symbiose entre ce nouvel objet d'amour et l'ancien qui semble souvent prédominer, donc l'objet actuel dans son altérité exogamique ressemble étrangement à l'ancien en ce sens qu'il pourrait de manière fusionnelle, totale, océanique, donner une jouissance sans reste, envahissante, englobante. Alors, si cet objet, comme le premier, comme la mère, est supposé, au moins fantasmatiquement, avoir la capacité de donner une jouissance fusionnelle totale, une jouissance de la chair, il s'agit aussi de le tenir éloigné le plus longtemps possible et même toujours, autant pour se protéger de son envahissement mortel que pour ne pas admettre que cet objet manque à sa promesse de jouissance phallique, qu'il y a une chose qui reste hors de portée et que personne n'est, cette chose qui pourrait faire jouir océaniquement mais qui se dérobe et se dérobait déjà de la mère. L'énamoration adolescente qui perçoit son premier objet d'amour exogamique (dans son altérité) dans sa ressemblance leurrante et imaginaire avec l'ancien sera du même type que l'amour courtois, qui s'éternise dans des préliminaires pour mieux laisser intacte, comme la chose même, l'objet d'amour idéalisé. Didier Lauru dit que le premier amour adolescent est amour courtois , peut-être pour mieux mettre en relief à quel point l'énamoration actuelle ravive l'ancien, le (re)inscrit comme impossible, comme en train d'être perdu. L'amour de transfert est aussi du même ordre que l'amour courtois et que l'énamoration adolescente.
Antoine Masson insiste sur cette première rencontre adolescente avec un objet d'amour nouveau, autre que la mère, mais dans une relation imaginaire avec elle, qui est une véritable initiation qui, comme toute initiation, à partir d'une réorganisation psychique, introduit le jeune adulte comme acteur dans la structure sociale où jusque-là il entrait comme enfant. Initiation qui, à partir d'une (ré)inscription du premier amour, fusionnel et traversé par la pulsion de mort, au moment où il est ravivé par le nouvel amour qui, lui, advient parce qu'une révolution sexuelle dans tout le corps réactualise comme jamais avant le besoin de satisfaction, opère une transmission véritablement intergénérationnelle de comment arriver à la satisfaction, qui ne soit pas une jouissance fusionnelle dévorante et mortelle, mais du plaisir. Transmission qui prend acte de la différence entre jouissance et désir, entre jouissance (de la chair) et plaisir du corps qui reste indemne de la passion dévorante de la chair dès lors que personne n'a le pouvoir de donner cette jouissance mortelle de la chair. Lors de cette initiation qui ravive par le nouvel objet d'amour l'ancien objet d'amour, le nouvel objet d'amour qui suscite l'énamoration adolescente se différencie de l'ancien en ce qu'il n'est pas tout donc pas dangereusement envahissant et ainsi il fait tomber l'ancien et prend à son compte le caractère premier, vivable, satisfaisant. Ce nouvel amour se constitue comme premier et prototype de la série ouverte des énamorations futures en ce qu'il inscrit l'inexistence d'un rapport sexuel qui serait total. Le « il n'y a pas de rapport sexuel » de Lacan indique que de l'acte sexuel qui va jusqu'au bout (sous la poussée du sexuel qui investit le corps à partir de l'adolescence) produit une jouissante incomplète, pas toute, qui laisse un reste très important puisqu'il permet la relance infinie du désir. L'effet de plaisir se ressent de ce reste inatteignable par une instance toute-puissante, phallique, qui s'avère en définitive incarnée par personne, plaisir qui passe par un corps réapproprié se distinguant de la chair de la jouissance totale.
Serge Lesourd analyse la différence entre la chair (jouissance totale) et le corps (qui reste dans sa singularité et n'est pas naturel), corps que l'adolescent réussit à se constituer en propre et dans sa solitude singulière et radicale à partir du moment où il a admis qu'il n'y a pas de rapport sexuel (en tant que jouissance totale) et que, comme dit Lacan « la femme n'existe pas » comme entité idéale experte de la jouissance toute, la femme s'avérant comme l'homme marquée d'un manque (le phallus) ineffaçable qui la constitue comme sexuée. Personne n'est le phallus, et c'est ce manque qui reste inscrit par le non tout de la jouissance qui donne lieu au relancement du désir, aux rencontres ultérieures. Les toxicomanes et les mystiques, de manière différente, en restent à la chair, à quelque chose qui peut envahir le corps pour une jouissance océanique totale, comme s'il n'y avait aucune intolérance (qu'on pourrait dire immunitaire) à cet envahissement dévorant et seulement une tolérance mortelle.
François Marty insiste à juste titre sur l'addiction à la mère des premiers temps de la vie, une mère supposée pouvoir donner une jouissance fusionnelle sans reste à son enfant (mais Mélanie Klein a bien montré que l'enfant sait résister à une mère dangereusement envahissante et abjecte plutôt qu'idéal objet d'amour), une mère qui atteindrait la complétude parfaite dans son lien fusionnel au bébé. Fille ou garçon, chaque humain commence par cette première relation d'amour. Le père intervient seulement à partir du moment où quelque chose, avec la mère, manque à se réaliser pleinement, soit qu'elle s'avère non toute-puissante mais habitée par le manque, soit qu'il faille résister par le refoulement à sa menace envahissante et mortelle. Alors la fille se tourne vers le père qui devient objet d'amour. Et le fils voit son père d'une manière imaginaire comme celui qui lui fait la promesse dipienne d'arriver, quand il sera grand, à la même jouissance que celle qu'il lui attribue, totale. L'énamoration adolescente commence par enseigner que cette promesse dipienne est irréalisable, que c'est un leurre, et à ce moment-là, le père imaginaire disparaît au profit du père réel, une transmission intergénérationnelle s'étant accomplie.
Christian Hoffman parle aussi de ce Nom-du-père qui s'inscrit déjà dans la mère en ce sens qu'elle apparaît à l'enfant comme pas-toute, dans son incomplétude, différenciant de sa personne la chose qui pourrait incarner la complétude parfaite, matricielle, en symbiose avec l'enfant. On pourrait ajouter que ce Nom-du-père existe déjà en elle avant qu'elle soit épouse du père (comme si le père imaginaire était censé pouvoir donner la complétude que l'enfant ne peut lui donner et comme si ce père promettait cette complétude dipienne à l'enfant pour plus tard) par le fait qu'elle est déjà habitée d'une intolérance immunitaire (refoulement) à l'envahissement, de nature ftale, par l'enfant idéalisé comme pouvant la satisfaire toute, enfant-phallus.
Jean-Jacques Rassial, dans un style plus lacanien que les autres auteurs, parle de l'opération nécessaire de refondation du nom-du-père comme sinthôme adolescent. Il se produit, écrit-il, une véritable rupture entre deux distributeurs de la sexuation, le phallus et le génital.
Les filles et les garçons ne vivent pas la chose de la même manière. Ce livre semble analyser l'énamoration que l'adolescence inaugure en prototype pour toutes les autres énamorations de la vie du point de vue surtout des garçons. Mais les filles, dès l'adolescence, et au moment de la première rencontre, n'ont-elles pas à se former au jeu complexe et ambigu de la tolérance intolérante (d'ordre immunitaire exactement comme dans la grossesse), étant donné que ce n'est pas seulement comme enfant de leur mère qu'elles ont été qu'elles tombent amoureuses à l'adolescence, mais aussi que face à un garçon adolescent, c'est le signifiant mère, la mère qu'elles sont aussi supposées devenir plus tard) qui insiste, dans l'ambiguité fille-mère à laquelle il est difficile d'échapper, mais peut-être pas impossible. Fille-mère, c'est ça qui se perd.
Alice Granger