par Alice Granger
Editions Stock.
Des mots reviennent très souvent sous la plume d'Annie Le Brun écrivant à propos d'auteurs absolument singuliers vers lesquels elle se tourne éperduement comme pour, encore et toujours, en prendre de la graine: sidérant, fascinant, bouleversant, saisissant, éblouissant, stupéfiant, incommensurable, ivresse, étourdissant. Il semble que chacun de ses auteurs lui ouvre par son propre cas un autre horizon, chaque fois différent, improbable, lui montre la direction, la perspective, d'un monde sensible qui n'est pas le même pour tout le monde, qui se mesure et s'évalue en fonction de quelque chose d'intérieur, d'irrémédiablement perdu.
Annie Le Brun s'intéresse aux éperdus, c'est-à-dire à ceux qui s'ouvrent vraiment la vie, avec ce qu'elle offre d'improbable, de mutations (donc de catastrophes qui aboutissent à d'autres choses), de bifurcations, d'inattendus, parce qu'ils ont commencé par perdre irrémédiablement, par se séparer. Les éperdus (Jarry, Gabritschevsky, Sade, Roussel, Breton...) s'ouvrent la vie en tenant compte des époques, des milieux familiaux et culturels, toujours en en disant long sur l'envers des choses à telle époque et dans tel milieu. Ces éperdus , chacun à sa manière, prennent de la graine, pour s'ouvrir d'autres horizons alors qu'ils ont une conscience aiguë de la perte, du chaos, de la catastrophe, d'un cela ne peut pas durer toute une vie comme cela, du négatif de la société dans laquelle ils vivent. Par exemple, ce gentleman victorien anonyme qui a écrit Ma vie secrète, prend de la graine des dessous de la société victorienne, où la prostitution prolifère, où il y a d'un côté le luxe et de l'autre la misère, où la même cause pousse les hommes dans le crime et les femmes (souvent de basses conditions) dans le vice. Cette société, par la misère qui y règne, offre aux hommes riches des filles pauvres, de la campagne. Mais, à l'opposé des hommes de son époque, qui s'adonnent à ces plaisirs dans la négativité, parce qu'il s'agit de maîtriser la dépense, l'auteur de Ma vie secrète se jette à corps perdu dans l'érotisme, avec innocence, jouissant de l'extrême singularité des plaisirs que chacune des filles lui fait connaître, des filles en nombre infini (la société dans laquelle il vit lui en offre en nombre infini) mais aucune d'elles n'est pareille, elles ne se ressemblent pas, le plaisir qui s'ouvre à lui est de l'ordre de l'improbable, arrive par effraction, il le recherche avec une certaine naïveté. Le gentleman anonyme est d'une incroyable sensibilité à la grande diversité que lui offrent les filles, et c'est à partir d'une grande instabilité qu'il peut chaque fois en jouir. Attentif comme personne aux rafales, aux bourrasques, aux orages, aux embellies, aux sautes du désir, parce que ses plaisirs lui laissent toujours un reste qui le tourne déjà vers autre chose, un autre plaisir. Ceci, comme l'écrit Annie Le Brun, bien avant la " théorie des catastrophes ".
Un autre de ces éperdus, Eugène Gabritschevsky, scientifique passionné de génétique, a eu besoin d'outrepasser les limites de la connaissance scientifique, d'établir un pont vers l'au-delà. Des troubles mentaux diagnostiqués comme schizophrénie le conduisent en hôpital psychiatrique pour cinquante ans. Mais il devient un peintre très doué, prouvant par ses productions artistiques qui font démentir le diagnostic de schizophrénie qu'il n'y a pas de rupture entre sa passion de scientifique et son art, que sa folie est celle d'un vivant curieux de la vie dans son extrême variété et surtout dans ses mutations, folie qui le fait se retirer dans la solitude extrême en proie à une énorme angoisse, et explorer au-delà des limites scientifiques le fourmillement de mondes nouveaux, curieux comme dans les temps précoces de la vie. Sa peinture témoigne de foules de mondes qui s'ouvrent à son investigation, de myriades d'horizons, de créatures encore inachevées. Comme l'écrit Annie Le Brun, Eugène Gabritschevsky nous apparaît dans l'obscurité de la vie s'ouvrant en carrefours d'infinis. S'il avait été schizophrène, il aurait dû, dans cet asile pschiatrique où il reste si longtemps, se dégrader peu à peu. Mais c'est le contraire. A partir de ce retrait, de cette perte irrémédiable dans laquelle il se terre, et à travers l'activité artistique, son état mental s'améliore. Il va au-delà de ce qu'il observe, de ce qu'il imagine, de ce qu'il analyse, au-delà de la finitude scientifique, il s'intéresse à l'image accidentelle et la peint. Il part de ce chaos générateur de forme, de l'indétermination initiale de la tache à l'apparition d'une flore et d'une faune très riche, en continuelle métamorphose, en mutation, de personnages instables, etc...
Sade est un autre de ces éperdus duquel Annie Le Brun prend de la graine. Avec lui, le mot libertin a son sens d'insoumission qu'il avait un siècle auparavant, volonté d'indépendance par rapport aux croyances et à la religion. Pour Sade, la liberté de pensée dépend de la liberté des moeurs. Le point de départ de sa pensée, à l'inverse des philosophes des Lumières, est la totalité de l'acquis amoureux et pornographique des livres libertins. Là où la stratégie du XVIIIe siècle vise à la possession, Sade ne fait pas de l'activité amoureuse un moyen de conquête mais de connaissance, misant tout non pas sur la maîtrise du nombre mais sur la précarité et l'arbitraire du désir, rompant d'une certaine manière avec la tradition libertine. Sade, écrit Annie Le Brun, a exposé avec beaucoup de force la dissociation de l'amour et de la jouissance, et, en cherchant la jouissance au-delà de toutes les jouissances, c'est-à-dire en cherchant une jouissance sans reste, il tombe sur la criminalité. Libertin insoumis aux croyances et à la religion, insoumis à la philosophie des Lumières, mais si contradictoirement soumis à cette chose qui, par-delà toutes celles qui procurent de la jouissance dont parlent les livres libertins, donne la jouissance sans reste, mortelle, ce crime originaire. Cette criminalité originaire, ce pousse-à-jouir que la philosophie dans le boudoir met en lumière, et qu'il faut mettre à mort pour s'en séparer, montre qu'à l'origine de la pensée il y a le désir, et que la liberté intérieure ne peut faire l'économie d'une expérience à travers le corps, comme à l'aurore de la vie, de ce que la jouissance sans reste est de l'ordre du crime, celui d'une instance matricielle maîtrisant pour toute la vie tous les secrets pour faire jouir, tous ces secrets notés dans les livres libertins, et empêchant la séparation originaire, empêchant l'ouverture à la vie. Sade explorant ce que la possibilité de s'ouvrir la vie doit au sevrage de ce qui finit, dans le boudoir, par apparaître dans sa criminalité, par-delà les plaisirs infinis qui emprisonnent le corps. Alors, intolérance immunitaire à la criminalité originaire qui monopolise depuis la nuit du temps les plaisirs procurés au corps, alors mettre à mort cette criminalité originaire qui paraît ne jamais se décider à mettre au monde, à donner à la lumière. Ainsi, comme l'écrit si finement Annie Le Brun, Sade se sera écarté de la tradition libertine pour ne pas y revenir.
A travers son goût pour les éperdus, Annie Le Brun nous fait peu à peu entendre comment une femme, en prenant de la graine d'eux, a des chances de devenir leur égale, à des années-lumière des féministes. C'est de Jarry, qui se révèle non seulement d'un sadisme incontestable mais d'une misogynie encore plus incontestable, que Annie Le Brun apprend le mieux comment devenir une éperdue à égalité avec ces éperdus qui la bouleversent, l'éblouissent, la révolutionnent, bref la donnent à l'imaginaire et à la vie bien autrement que par le mouvement féministe. Elle cite la magnifique phrase de Jarry : Nous n'aimons pas les femmes du tout, mais si jamais nous en aimions une nous la voudrions notre égale, ce qui ne serait pas rien ! Nous pourrions rajouter : nous n'aimons pas les femmes en ce qu'elles participent à leur insu à la criminalité originaire, mais si certaines d'entre elles, prenant de la graine des éperdus que nous sommes, s'en séparaient pour toujours, de la mort se tournant vers la vie, devenant des éperdues en s'incorporant notre mouvement révolutionnaire vers la vie improbable, alors nous les aimerions, elles seraient nos égales. L'amour donne ce qu'il n'a pas : en ce sens nous les aimerions, en prenant de la graine de nous qui donnons à voir et entendre et à lire notre façon singulière de nous séparer de la criminalité originaire elles aussi s'ouvrent la vie. Une éperdue en sait évidemment long sur cette criminalité originaire en quelque sorte transmise de mères en filles, elle en sait long sur cette contradiction qui la fait à la fois participer à cette criminalité-là, qui est jouissance sans reste, qui mêle intimement tolérance et intolérance, qui apprend par le corps ce que la vie doit à la mort reconnue sous forme de jouissance capturante, et à la fois s'en séparer en accomplissant un crime de naissance, de rejet matriciel, crime qui est réaction d'intolérance à l'état de symbiose originaire. Au contraire, les féministes semblent mettre en symbiose toutes les femmes, comme si une même matrice venait les cueillir pour en son sein prendre soin d'elles. Au moment où se produit une crise de démétaphorisation et de perte d'imaginaire au profit du virtuel devenu réalité, il y a à entendre, avec Annie Le Brun, comment les femmes, si elles choisissent de s'ouvrir la vie de la même manière que certains éperdus que, dans un certain sens, elles imitent, elles s'incorporent symboliquement, peuvent participer à part égale avec eux à la remétaphorisation de la vie, qui est, dans sa riche perspective non déjà programmée et maîtrisée, une chose pour une autre perdue, ceci à l'infini. Au moment où la personne est en voie de disparition au profit des objets de consommation, au moment où l'autre n'intéresse plus beaucoup sauf dans une communauté de goûts, de loisirs, d'ambitions, Annie Le Brun nous fait rencontrer des personnages dont on a envie de s'inspirer pour notre propre vie, leur extrême singularité ravivant la nôtre, notre intériorité, nos contradictions, notre imaginaire, notre désir, nos révoltes, de telle manière que nous regrettons d'en rencontrer si peu chaque jour. En tout cas, elle nous indique de quelle intensité spéciale, de quel relief devraient être les relations pour que les êtres humains réussissent à enlever aux objets leur hégémonie si ennuyeuse.
Alice Granger