par Alice Granger
A propos de La ronde de Costantino, de Carmine ABATE
Editions du Seuil.
Ce nest pas vraiment la nostalgie qui habite ce beau roman de lItalien Carmine Abate, Calabrais dorigine albanaise. Même sil raconte lhistoire dune communauté albanaise autrefois chassée dAlbanie par les Turcs et en exil à Hora, petit village calabrais. Cette communauté est exemplaire de cette séparation et de cet exil dun lieu originaire à jamais perdu qui marque en réalité chaque être humain. La nostalgie voudrait dire quil est possible de revenir en arrière. Cest impossible. Mais cest là que cest intéressant. Car la mémoire reste dans une langue ancienne, qui se transmet entre les générations (par exemple entre le grand-père Lissandro et le petit-fils Costantino, voire larrière-petit-fils Paolino) par des rhapsodies qui font irruption dans le quotidien, par des récits dépopée. Cette langue ancienne dAlbanie, larbëresh, semble revenir sans cesse comme langue de référence, comme pivot, comme unité de mesure, par rapport à une nouvelle langue, litalien, qui nest pas du tout refusée, bien au contraire, comme est acceptée une vie moderne apportée par le père de retour dAllemagne avec de largent, une voiture. Il est le Méricain, celui qui apporte au village la modernité, lAmérique, fruit de son travail démigré en Allemagne.
Lessentiel est justement dans cette confrontation rythmique entre deux langues, lancienne qui sert de référence, rhapsodique, langue quon pourrait dire matricielle, qui ne sert à rien dautre quà cette confrontation rythmique, et la langue du pays daccueil, litalien.
Le symbole qui insiste dans ce roman est celui de laigle à deux têtes, que le petit Costantino croit voir réellement plusieurs fois, et dont son grand-père Lissandro lui a tant parlé. Mais ce symbole ne signifie-t-il pas que pour voir, de cette vue perçante et en hauteur de laigle, très loin en avant, il faut aussi voir très loin en arrière, en se servant du support, du médium, quest la langue ? Combinaison rythmique entre deux langues, entre épopée ancienne et vie moderne.
Peut-être le maître, Italien venu enseigner dans ce village albanais de Calabre, est-il celui qui a, finalement, après des hésitations et un séjour en Somalie, le mieux entendu la leçon de cette communauté exilée. Dès le début, il est à laffût des expressions dans cette langue ancienne, larbëresh, on dirait quil en rassemble le livre de mémoire. En même temps, une histoire damour commence avec Lucrezia, la fille du Méridien, un amour qui tarde à se conclure en mariage, lequel ne se célèbrera quavec le retour du maître de son séjour en Somalie, au moment sans doute où cet homme sapercevra que la combinaison rythmique vitale entre le nouveau et lancien ne peut se faire quavec cette femme dorigine albanaise qui représente le trait dunion. Avec elle, sa vie et sa langue vont senraciner loin dans ce pays séparé, perdu, du commencement, qui ne se retrouve que dans le rythme, la confrontation rythmique.
Cest incroyable comme cet Italien du Sud, Carmine Abate, restitue par son écriture lexpérience de Dante en matière dexil et de langue. Ce roman ne raconte-t-il pas laventure de linvention de la langue vulgaire dont parle Dante dans son " Traité de la langue vulgaire " ? Langue vulgaire comme nouvelle langue maternelle qui se constitue par confrontation rythmique entre des mots anciens, médium dun temps perdu, fonctionnant comme " cardine ", comme pivot, et des mots nouveaux rencontrés au fur et à mesure du voyage de lexilé sur une nouvelle terre.
Alice Granger-Guitard
le 3 mars 2002