par Alice Granger
Editions Tel Gallimard.
Le titre de ce recueil d'articles est déjà très intéressant, il résume à lui seul dans quelles conditions très contradictoires un écrivain affirme sa liberté individuelle contre un monde qui accomplit un véritable meurtre psychique à vouloir tout prévoir et tout organiser, de manière festive, pour son Bien compris comme le Bien collectif de l'espèce humaine. Ecrivant sur la société actuelle, de cette écriture critique si vive, si vivante, si intelligente, Philippe Muray nous dit à chaque ligne, avec une jouissance évidente, que tout est parfait, dans ce monde, pour qu'il puisse, lui, s'en séparer irrémédiablement. Car ce dont il se sépare s'est matérialisé, s'est réalisé, rendant possible que le désaccord soit parfait. Cet écrivain si fin, si intelligent, semble jubiler de ce que, dans ce monde, rien ne subsiste qui puisse le retenir de s'en séparer, d'en chuter.
C'est d'une manière géniale que Philippe Muray exploite le principe de contradiction qui l'habite ( qui est individuel, inhérent au jeu de la pulsion de mort et de la pulsion sexuelle, à ce que l'une doit à l'autre ), qui fait qu'il vit le monde actuel de façon singulière, pas du tout collective, pas du tout en se fondant et en baignant dans l'enthousiasme et l'émotion générale obligée. Ce qui est extrêmement intéressant, c'est que ce monde-là, qui s'est matérialisé sur un mode totalitaire en vue d'organiser le Bien ( et la prévention de chaque Mal qui le mettrait en danger) pour tout le monde ( englobé dans les besoins de l'espèce et non pas de l'individu ) c'est autre chose pour Philippe Muray.
La passion qui habite l'écrivain, cette passion critique qui le distingue comme écrivain et romancier de son temps à partir d'un jugement sans appel le poussant à un irrémédiable processus de séparation et de chute, le conduit infatigablement et avec beaucoup d'énergie à traquer les preuves d'un flagrant délit de meurtre psychique accompli au nom du Bien collectif de l'espèce humaine sur l'individu manifestant le désir de s'écarter irréductiblement de ce programme pour son Bien, ce programme pour lui faire sa fête, ce programme humanitaire, charitable, idéaliste, hygiéniste, s'appuyant sur le postulat que chaque être humain serait un malade en puissance qui ne doit pas s'ignorer, ou bien, c'est pareil, un éternel et faible enfant ayant besoin d'un monde-nursery-cour-de-récréation-d'école. L'écrivain se distingue par la contradiction qui le fait être de son temps et pas de son temps, en ce sens que l'époque dans laquelle il vit est parfaite, du point de vue de sa fermeture homicide en ce qui concerne le désir, pour qu'il puisse dire NON, pour que se mette en acte le processus de jugement et de rejet, qui est aussi son oeuvre d'écrivain.
La contradiction exige qu'il y ait quelque chose de réel qui étouffe dans l'oeuf toute liberté individuelle discordante par rapport au discours de la fête dominant pour que le NON, ou bien la pulsion de mort, puisse vraiment s'exercer. Pour que le désaccord soit vraiment parfait.
Pour que le Tiers, le vivant, libre de toute noyade dans le grand tout de l'espèce tribalisée, mimétisée et tétant le Bien que l'époque actuelle lui présente, s'individualise comme exclu ( par un monde invivable et une instance totalitaire qui ne reconnaît que le faible ou l'enfant que chacun doit désirer rester, que le pathos ayant besoin d'être soigné, ou l' infantilisation ) et comme s'excluant, il lui est indispensable que ce monde infantilisant se soit parfaitement matérialisé.
Alors, le moment critique peut arriver. Pas seulement la fin de l'Histoire par la positivité ayant fait disparaître toute négativité, tout imprévu, tout Mal, mais la crise, le jugement, la désobéissance par laquelle l'écrivain peut se mettre à écrire le roman qui donne à la lumière ce Tiers dont l'histoire commence en disant Non au bain de musique et de fête, Non à ce qui se présente pour son Bien sans qu'il ait le temps de désirer.
Voici un individu qui dévie, qui s'écarte, qui introduit du négatif, de l'imprévisible, du non organisé, qui fait, en écrivant, des histoires de tout, qui dit que rien ne va. Un Tiers subversif, en train de naître en se séparant et se faisant jeter aussi, d'une marginalité irrécupérable, inconsolable, sans remède. Voici l'écrivain écrivant le roman du retour de l'Histoire au temps de l'Après-Histoire ( c'est curieux comme "l'Après-Histoire" se prononce quasiment comme "la Préhistoire" ), comme une naissance, un traumatisme originaire, un abandon sans retour possible, une solitude hors du bain de la musique ( le foetus flottant dans le liquide amniotique est en permanence dans un bain sonore fait de bruits gastro-intestinaux, de battements cardiaques, de souffles respiratoires, de voix maternelle et extérieures, et d'autres bruits ), un écho de silence qui manifeste le désaccord général ( parfait ) pour son acte de désolidarisation, de jugement négatif, d'intolérance immunitaire contre l'humanitaire au sens large, contre la charité organisée, l'idéalisme obligatoire, la solidarité sans réplique, les Droits de l'Homme dans toutes les bouches, l'obsession hygiéniste.
Philippe Muray parle d'immunologie sauvage à propos de l'oeuvre critique d'un romancier de notre temps. C'est très intelligent. A un moment critique, moment de jugement, de désobéissance, l'humanitaire ( c'est-à-dire notre société entièrement visualisée, infantilisée, émotionnalisée, plongeant dans la musique de la fête obligée, avec sa passion de la santé et de l'enfant que tout le monde devrait désirer rester, notre monde colonisé par les bonnes intentions, les préventions, les programmes pour guérir le pathos sous toutes ses formes ) se trouve face à face avec l'immunitaire, avec le corps étranger qui se trouve de plus en plus à l'étroit dans la globalité qui s'imagine telle une mère totalitaire pouvoir perpétuer un état matriciel.
Notre époque semble avoir réalisé, matérialisé pour les êtres humains une façon de vivre matricielle, une fiction foetale, moment préhistorique éternel pareil pour tous, donc moment mimétique, tribal, de flottaison dans le bain de musique, de fête et d'harmonie, moment où l'individu est encore non dissocié de l'espèce, moment où il est toléré bien que corps étranger.
D'où, dans notre société le discours sur la tolérance obligée qui occulte en permanence l'intolérance comme processus immunitaire de rejet contre ce qui empêche le corps étranger de naître, de se détacher, de se distinguer. Dans ce moment matriciel, pour la matérialisation duquel les femmes ont une responsabilité évidente ( d'où la matriarcalisation de notre société, la disparition des pères dans leur maternalisation, d'où la disparition des femmes dans les mères et dans l'infantilisation des êtres humains jusqu'à leur foetalisation , d'où le nouveau vocabulaire foetal qui parle de surfer, de glisser, de se connecter comme par le cordon ombilical, de s'éclater dans le grand tout envahi par la musique ) le corps étranger que sont déjà l'embryon et le foetus ( les humains dans cette fiction matricielle qu'est notre époque ) sont tolérés par inclusion dans la globalité ( comme notre société sait très bien tolérer la juste dose de marginaux, de contestataires, à condition qu'ils ne soient pas trop envahissants, pas trop gros, pas trop gesticulateurs, pas trop libres ).
La crise, le processus de rejet immunitaire, de séparation sans remède, sans retour, se met en acte lorsque le corps étranger ( encore foetus ) est trop gros donc trop à l'étroit, entravé dans sa liberté de mouvement, et engage un processus de rejet meurtrier, met en branle la pulsion de mort destructrice contre le milieu matriciel qui le nourrit en lui faisant désormais courir un risque de mort de plus en plus imminent. Le rejet commence par une question de vie et de mort.
De son côté, le milieu matriciel ( notre monde de l'Après-Histoire ou de la Préhistoire) met aussi en acte un processus de rejet contre ce corps étranger qui fait aussi courir, par son jugement, un risque de mort à l'entité qui joue le rôle nourricier en l'empoisonnant. Double processus de rejet immunitaire, côté foetal et côté matriciel, qui aboutit à l'accouchement, à la séparation, au rejet dans le négatif, dans ce qui n'est pas encore, comparé à l'hyperorganisation matricielle, organisé. Il est évident que dans le milieu matriciel matérialisé par notre époque comme jamais cela n'était arrivé, c'est le neutre, c'est l'asexué, c'est l'androgyne, c'est la non-différenciation des sexes qui s'affirment. Ce n'est pas par hasard.
Dans la fiction matricielle dans laquelle chaque être humain baigne à ce moment de préhistoire de l'espèce, tout doit être prévu, harmonisé, pacifié, légiféré, sécurisé, transformé en fête perpétuelle, poétisé, donné en nourriture par le cordon-ombilical médiatique et télévisuel, tout le monde est connecté au programme pour son Bien qui est sa maturation foetale, qui est sa très contradictoire croissance de corps étranger bientôt capable d'intolérance ingrate à l'égard de ce qui l'a nourri en son sein. Tout doit y être prévu même les velléités de marginalisation, et le foetus ne peut se permettre que de petits mouvements de liberté ne mettant pas en péril la plénitude pacifique et idéale du système.
Mais lorsque le désir de liberté, de nouveauté, d'imprévisibilité devient trop grand, trop impérieux, cette positivité englobante s'avère mortelle pour le désir de vivre, elle provoque contre elle l'attaque de la négativité. Un processus allergique se met en acte, processus accusatoire, de séparation, de jugement critique, de crise. C'est ce qu'écrit l'écrivain Philippe Muray. Il écrit ce moment critique de séparation d'avec le matriciel que notre époque a matérialisé. Naissance comme séparation originaire, et comme individualisation d'un romancier.
Des articles très intelligents, incitant très fortement à poursuivre la lecture, celle des deux tomes de " Après l'Histoire".
Alice Granger