par Alice Granger
Editions Les Belles Lettres. 2003.
Bien sûr, dans son nouveau livre, en vers, Philippe Muray affirme encore plus sa non-complicité avec cette nouvelle humanité, récemment apparue, qui est si évidemment satisfaite d'être ce qu'elle est devenue.
C'est par la poésie qu'il s'attaque à ce qui handicapait selon lui la poésie, c'est-à-dire au lyrisme. Ce qu'il vise, c'est laisser respirer la poésie, la débarrasser de ses adorateurs cafardeux, de l'approbation effrénée des conditions existantes dans une sorte de nursery généralisée. Sa poésie s'écarte vigoureusement de la poésie des poètes qui est, selon lui, une véritable conspiration contre la vie. La vie, malgré tout, garde un intérêt, mais pas dans l'univers actuel si concret, qui, comme les plus autoritaires des régimes d'avant notre fin de l'Histoire, exige non seulement la participation, festive, de tous ne désirant plus qu'une seule chose, que tout baigne, mais aussi impose à chacun l'abdication de ses réticences intérieures, l'interdiction de toute fuite par le simple fait que l'extérieur n'existe plus, qu'il n'y a plus qu'un maintenant qui est comme l'intérieur d'un ventre ayant remballé tout le monde, d'une matrice qu'il faut chanter lyriquement, poétiquement.
Il y a un extrémisme d'aujourd'hui qui est celui de la bienveillance, c'est pour votre bien, ça fait votre bien alors que le mal vous guette, ça institue le principe de précaution, l'assurance non-risque. Cet extrémisme de la bienveillance, qui balise et programme tout, et qui poursuit ses recherches pour le bien de l'humanité comme si elle était dans une nursery où on s'occupait sans cesse de nettoyer les merdes de la vie et de donner au biberon les bonnes choses préparées pour faire des humains bien dans leurs baskets, glou-glou-glou, si libres en biberonnant, est d'ordre maternel, une dictature douce, domestique, économique, bref incestueuse au sens du "rien ne manque, à portée de mains", à mes rejetons que j'ai remis dans mon giron, et qui me chantent poétiquement. Il y a un délire qui est maternel. Et une complicité de fer de la nouvelle humanité, mutée, avec lui.
Les pères aujourd'hui sont complices de la mutation qui a immortalisé le ventre maternel, la nursery, dans lequel les humains sont remis à peine nés par tout ce qui s'occupe d'eux dans le maintenant sans contrepartie. Les pères sont parfaitement complices du délire maternel.
Or, écrit Philippe Muray, il n'y a de père que non complice de cela, justement, non complice de la dénégation de la disparition de la matrice maternelle à la naissance. Donc il n'y a de père qu'en fuite, qui se tire, qui ne reste pas là à faire la mère bis, à financer la nursery, à être fasciné par la femme épanouie à poussettes s'identifiant à ce qu'elle pousse, prenant modèle sur eux pour que tout baigne pour elle aussi, les rollers, le portable, la façon de parler, la décontraction, tout est familier partout, tourisme où c'est partout chez moi, être jeune c'est comme vivre déjà dans les conditions matérielles de la retraite. Ce n'est pas moi qui vais contredire Muray à propos du père qui se tire, donc qui ne dénie pas sa naissance à l'être humain qui naît. Hommage à ce père, plutôt! Qui ne ressemble pas à ces pères d'aujourd'hui!
Par sa poésie, non lyrique, Philippe Muray ne cherche pas à apparaître comme supérieur, mais juste à faire apparaître la situation d'aujourd'hui, il cherche juste à l'enlever à l'inconscience. Il ne prétend pas s'opposer à cette mutation métastasante qui a déjà eu lieu, mais juste à faire apparaître que cette idylle maternisante et désymbolisante, qui célèbre la fin de la société du travail, la désexualisation des rapports humains, l'assomption bien sûr des enfants bien dans leurs baskets et modèles du tout baigne pour que tout le monde retombe en enfance, que ce lyrisme de la procréation dont il note qu'on ne l'a pas assez étudié, est comme une implosion sans fin, faisant des demeurés, enfin des demeurés dans le ventre qui les a repris.
Philippe Muray arrache la lyre à ces demeurés, à ceux qui sont demeurés même après être nés et qui le chantent lyriquement, il dépayse la poésie pour la faire travailler contre ses propres intérêts dans la nursery. Il a intégré dans sa poésie toutes les expressions d'aujourd'hui, la langue de notre époque mutée, avec tous ses professionnels de l'art et ses ateliers où comme à la maternelle on peut apprendre à écrire, à peindre, à jouer la comédie, à faire du cinéma, à se cultiver avec la bonne culture démocratisée, avec tous ses coachs qui prennent par la main.
Les phénomènes auxquels Philippe Muray s'attaque par sa poésie qui, elle, n'est pas roucoulante et morte mais vivante, se développent désormais avec une pétulance vraiment cancéreuse. La mutation était maligne, très très maligne, elle a immortalisé ce qui devait disparaître à la naissance, la matrice, d'où cette impression mortifère de nursery généralisée où tout le monde est remballé.
Remplacement de la loi du père, qui inscrit ce qui s'est tiré, ce placenta, par le commandement maternel de l'inceste, alors seul le rire, celui de Muray et de quelques autres, résonne face aux matrones dominantes de l'Empire materniste.
Tous ces braillards, tous ces babillards! Quel tintamarre! Ton insupportable portable! Des développements créatifs, dans un but participatif! Et bien d'autres animations! Des collectivités spéciales pour le développement attractif!
La nursery s'étend quand l'Histoire disparaît/ La pouponnière croît quand la raison décline/ La garderie triomphe de la lucidité/ Douze coups ont sonné dans la nuit utérine/ Le sens des choses a été congédié/ Les événements s'écroulent sous les gargouillements/ L'homme se convertit au dieu de la Diarrhée/ Tout se récapitule dans un vagissement.
Leurs machins sont des traquenards/ Elles font très bien le grand écart.
C'est la télé qu'elles préfèrent voir/ Et puis le reste est dérisoire.
Tu n'avais pas prévu les hommes à poussettes/ Les femmes à sac à dos ni les vieilles à roulettes/ Tu n'avais pas prévu le portable à sonnette/ Ni le mail enragé qui siffle sur nos têtes.
Tu n'as rien entendu de tout le féminisme.
Qui veulent par la terreur imposer leur bonheur.
Si tu n'étais pas la fin du monde/ Je m'enverrais ta mappemonde.
Si t'étais pas la fin du mâle!
Si t'étais pas la vie tombale/ Du social plus terminal/ Et du bestial matrimonial.
Dehors c'est le blocus du bonheur asexué/ Les filles à nombril défilent sans m'exciter/ Elles roulent des fesses mais ne savent pas plaire/ On ne croise dans la rue que des putes velléitaires.
La ville est maintenant soigneusement contrôlée/ Tout espoir s'est enfui de cet Espace Bébé!
Bravo, évidemment, à Philippe Muray!
Alice Granger Guitard
23 novembre 2003