par Alice Granger
Editions Odlie Jacob.
Médecin pédiatre, Aldo Naouri accueille dans son cabinet, depuis longtemps, non seulement des enfants, mais aussi leurs mères.
En s'étayant sur un cas précis, qui l'interroge et l'enseigne pendant des années d'autant plus qu'il le fait réfléchir sur sa relation à sa propre mère, il analyse le pouvoir, souvent terrible, qu'ont les mères sur leurs filles dès lors que celles-ci n'ont pas réussi à être quittes de l'injonction à répétition, lorsque, mères à leur tour, elles ne sont que des clones de leur mère pour mieux assouvir son fantasme d'immortalité et se protéger du risque de mort que cette mère toute-puissante ferait courir si jamais elles abandonnaient celle qu'elles trahiraient, le clonage étant le moyen d'en rester pour toujours à cette première relation d'amour, incestueuse, homosexuelle, avec la mère.
Cestus, c'est la carence, le manque. Le contraire, l'incestus, c'est le non manque, c'est l'état d'un être-de-besoin, tel le nourrisson, assuré d'avoir tout à sa disposition sans limites. La mère toute-puissante est, en ce sens que jamais elle ne fait manquer de rien son nourrisson, incestueuse, et l'injonction à répétition qu'elle transmet à sa fille est de faire strictement de même, ceci sur plusieurs générations, pour rester parfaite dans cette identité primaire dans le regard de sa mère dont ainsi elle est assurée de ne pas être séparée. Il s'agit de ne jamais admettre la rupture, voire la mort, de cette relation biologique, animale, inhérente au temps de la grossesse, les filles étant par leurs mères fixées à la logique de leur sexe qui est une logique de grossesse. Et, dans cette logique-là, seulement mères. N'ayant jamais trahi cette première relation.
Au commencement, en ce temps gestationnel qui semble n'avoir pas de limites, puis pendant ce temps de prématurité du nourrisson qui le met entre les mains toutes puissantes de sa mère, il y a cette relation biologique, animale, avec la mère, qui laisse une trace ineffaçable, notamment au niveau sensoriel, corporel. Filles et garçons, tous gardent cette référence indétrônable en soi. Cette mère fascinante mais qui peut aussi donner la mort, donc terrifiante, si jamais elle abandonne.
Cette mère exclusivement mère, totalement dévouée à son enfant qu'il soit fille ou garçon, cette mère qui poussera sa fille à répéter le même rôle parfait afin qu'elle aussi se love foetalement dans la même identité à laquelle il n'y a rien à redire, Aldo Naouri l'appelle la mère paradigmatique. Une mère capable de se laisser indéfiniment envahir par les besoins corporels de son enfant, sans d'autre désir, capable même de ressusciter son enfant en train de mourir. Une mère tolérant cet envahissement sans fin, sans limites, totale dans cette logique de grossesse (ou de prolifération cancéreuse, comme ce cancer du sein qui emporte finalement cette mère paradigmatique dont il parle). Aldo Naouri, comme par hasard, reconnaît en cette mère paradigmatique sa propre mère si dévouée à lui. On le sent presque encore fasciné. Mère paradigmatique ou mère juive?
Aldo Naouri nous dit que les filles ont d'autant plus de mal à mettre fin à cette jonction avec leur mère, à ce premier amour incestueux, qu'elles ne le retrouveront plus ensuite du fait de leur sexe, sauf à être des clones de leurs mères lorsqu'elles auront des filles. Elles ont donc beaucoup de mal à affronter le risque de mort inhérent à la séparation, le risque narcissique d'être moins bien que leur mère, le fait de vouloir être quelqu'un d'autre impliquant une trahison donc une culpabilité pas facile à assumer. Lorsqu'elle réussit cette séparation, la fille se trouve dans une logique de découverte, qui est tout de même étayée par le fait qu'elle se choisira un mari qui ressemblera à sa mère, la première relation étant la référence obligée. Le garçon a plus de chance, puisqu'il peut d'autant mieux s'éloigner de sa mère (paradigmatique) qu'il la retrouvera dans la femme avec laquelle il se mariera. Il se trouve dans une logique de retrouvailles.
Et le père dans tout cela? Pour Aldo Naouri, la fonction de père est une affaire de femmes. Il est celui qui met fin à la jonction de la mère et de l'enfant, celui qui introduit le non là où il n'y a que le oui, l'étranger vers lequel se tourne la fille pour échapper au destin homosexuel auquel l'aurait condamnée sa fixation au premier objet d'amour. Le tiers qui introduit le non séparant aussi le garçon de la mère. Donc soulageant garçon et fille du terrible pouvoir fascinant de la mère.
Mais pourquoi affaire de femmes? On a l'impression, en lisant ce livre, que la fonction paternelle (qui peut être jouée par d'autres hommes que le père biologique) c'est ce qui permet le saut à la génération suivante, entre découverte (le saut) et retrouvailles, la reproduction de la même relation au sein d'une nouvelle structure familiale, et ainsi de suite, sans fin. Ce que la fille perd, c'est une logique de l'envahissement (embryon, ftus et nourrisson sont l'envahissement incarné, tandis que la mère paradigmatique c'est ce corps et âme qui se laisse sans limites envahir), pour découvrir la logique inhérente à son sexe (ainsi que sa mère le lui apprend) c'est-à-dire la logique de grossesse, la logique qui la pousse à être envahie, à tolérer monstrueusement cette invasion. Le garçon, s'il renonce, par le non introduit par ce tiers qu'est son père, à envahir sa mère paradigmatique, retrouvera avec sa femme une logique sexuelle (de coït) d'envahissement préparant celle-ci à la logique de grossesse, à la logique de l'invasion, le lui faisant découvrir.
Finalement, on pourrait dire que si les filles ressentent le pouvoir violent de leurs mères dans leur injonction à la répétition, se sentant être leur simple clone sous une apparence d'entente parfaite,(et si souvent cela a des conséquences très négatives au cours des générations suivantes) c'est parce que cette injonction à la répétition n'a pas pu devenir, par le passage par les pères, injonction à la reproduction après une différation essentielle, cette nouvelle injonction venant du mari, dans une logique sexuelle.
Mais, dans ce livre, bizarrement, Aldo Naouri ne parle jamais de la naissance, de ce rejet, de cette séparation, qui s'effectue parce que deux corps, étrangers l'un à l'autre, antigéniques l'un à l'autre, ne peuvent plus se tolérer, l'intolérance manifestée par les corps (physique et immunitaire) étant une question de vie et de mort. Pendant le temps gestationnel, la logique n'est pas seulement celle de l'invasion d'un corps par un autre corps, d'un corps se nourrissant d'un autre corps, mais aussi la logique d'une réponse immunitaire à cette invasion de plus en plus intolérable, de plus en plus proche du risque de mort. Que, par la tolérance à l'envahissement, cette réponse immunitaire se mette en veilleuse n'implique pas qu'elle disparaisse pour toujours, comme ce serait le cas si la grossesse était comme un cancer. On pourrait dire que la logique de grossesse, qui est logique d'envahissement par un corps étranger, ne peut être vraiment tolérée comme quelque chose de fondamentalement humanitaire (tolérance et reconnaissance de l'autre, du corps étranger) que si, simultanément, se met en place une logique immunitaire qui atteste que le corps envahi est aussi un corps autre, un corps étranger, un corps qui n'est pas tout dans l'aventure matricielle et gestationnelle. Un corps qui n'est pas sacrificiel, qui n'est pas seulement une matrice, pas seulement une mère paradigmatique. La logique immunitaire introduit une limite vitale à l'envahissement, message qui s'adresse aux deux corps étrangers, l'un englobant l'autre englobé, qui courent un risque de mort s'ils s'éternisent dans cette situation.
Alors, la fonction père ne serait-elle pas la suite logique de cette réponse immunitaire qui présida une première fois au processus de rejet et de séparation qu'est la naissance ? Ne s'appuirait-elle pas sur ce savoir biologique, corporel, que pour continuer à vivre il faut se séparer, même si l'état de symbiose ou de maternage semble si parfait ? Alors, affaire de femmes ? Plutôt une affaire immunitaire qui, en limitant l'affaire humanitaire, la tolérance à l'envahissement qu'est l'intrusion de tout corps étranger dans l'espace de vie (on peut entendre cela pour tout étranger venant, à un degré ou à un autre, changer notre vie, et réfléchir que notre degré de tolérance à lui sera proportionnel à notre capacité à introduire des limites qui est pareille à notre capacité à nous reconnaître des limites, des choses difficiles dans notre société de consommation où il est interdit d'interdire, où il faut faire la fête, s'éclater, sans se demander si c'est le désir de tout le monde), rend possible dans des limites vitales cet envahissement. Mémoire inscrite pendant le temps gestationnel. Mémoire écrite dans le corps non sacrificiel, dans ses sens qui ne peuvent tolérer que jusqu'à un certain point l'envahissement, dans le besoin de silence et de solitude qui atteste de l'inscription de la limite à l'envahissement. Fonction paternelle qui atteste, par le non qu'elle introduit, que la tolérance au corps étranger (qui commence par celui de l'enfant et se poursuit par tous les corps autres) ne peut se développer en mémoire de la mère paradigmatique que si existe en même temps l'intolérance, c'est-à-dire la prise en compte d'un risque de mort si cet envahissement proliférant devient immortel, comme cancéreux, l'intolérance venant sevrer, séparer, limiter, ceci pour une question de vie et de mort.
Aldo Naouri semble évoquer cela lorsqu'il dit qu'une femme ne peut être cette mère paradigmatique parfaite que si elle est d'abord épouse, que s'il y a une hiérarchie entre l'épouse et la mère au profit de l'épouse, que si elle est autre chose que mère. Mais une femme, et un homme aussi, ne peuvent-ils pas aussi sortir de la structure familiale, et porter dans une structure sociale ce combat vital entre la logique humanitaire et la logique immunitaire, où il ne s'agit plus seulement d'être envahi par l'embryon-ftus-enfant et puis mari, mais aussi par chaque autre, et d'y réagir immunitairement, où il s'agit aussi d'aller se nourrir de l'autre, et de trouver auprès de cet autre un nouveau paradigme nutritionnel au sens large. Pas seulement épouse, donc. Aussi corps étranger, ayant un besoin vital d'envahir-investir-se nourrir d'autres corps étrangers, et se laissant envahir, la logique immunitaire, intolérante, inscrite en chaque corps, garçon ou fille, homme ou femme, mettant des limites, pulsion de mort en acte au nom de la vie.
La différence sexuelle fait que les femmes sont les premières, toujours, à savoir avec leur corps que l'envahissement peut être mortel, et qu'il faut une réaction immunitaire, une réaction de rejet que, fille ou garçon, chacun vit en naissant. Alors, ce que les mères transmettent aux filles, n'est-ce pas une histoire de tolérance intolérante, pour donner à la vie, pour ne pas garder pour soi ? Le don n'est-il pas toujours de ce qu'on n'a pas, autre chose, en dehors, en dehors de la matrice, en dehors du maternage, en dehors de la famille?
Alice Granger