par Alice Granger
Editions Albin Michel.2004.
C'est sûr que l'écriture d'Amélie Nothomb force l'attention. C'est avec virtuosité qu'elle écrit, toujours, en direct de l'enfance. Par l'écriture, elle n'a pas quitté l'enfance. Elle est une adulte qui sait, par son style, par sa langue, par ses mots, par ses phrases, garder la petite fille en train de vivre ses expériences.
Pas l'enfance en général. Mais la sienne. On a l'impression que son enfance à elle ne ressemble à aucune autre. Qu'un espace spécial lui est ouvert, qui ne l'est peut-être pas ainsi pour les autres enfants.
Et peut-être que, par l'écriture, cet espace-là, elle l'a matérialisé pour toujours, elle a réussi à en confirmer la matérialité.
Le livre s'ouvre par l'archipel Vanuatu, qui la fascine parce que les gens qui l'habitent n'ont pas faim parce qu'il y a de la nourriture partout et qu'ils n'ont jamais dû la produire. Il y a de trop partout. Tout se passe comme s'ils n'intéressaient personne. Ils ont des yeux endormis. Parce que la faim, qui éveille, ne les a pas éveillés. Et personne n'a envie d'aller au Vanuatu.
Mais la petite Amélie, elle, est très éveillée, et ses yeux le prouvent. Une sorte de surdouée. La faim, c'est moi, dit-elle. Alors, à l'inverse des gens de Vanuatu qui n'intéressent personne parce qu'ils n'ont pas faim et ne sont pas éveillés, la petite Amélie Nothomb qui a une telle faim intéresse tout le monde. Maintenant aussi, la vente de ses livres le prouve! L'archipel qu'elle habite, les habitants de toute la planète doivent avoir envie d'y venir. Dans la même logique, ce dont elle a une telle insatiable faim est produit, puisqu'au Vanuatu c'est le trop de choses qui n'ont pas besoin d'être produites qui n'éveille jamais la faim. Dans l'archipel qu'habite la petite fille, il y a des choses produites, les mots en faisant partie. Milieu aisé, celui des Ambassades. Le Japon, où elle est née et passe ses premières années. Sans doute est-elle un pôle d'attraction de l'intérêt par sa faim insatiable. Réussissant à capturer l'intérêt par sa faim, et ses yeux si éveillés. Et elle aime tant sa gouvernante japonaise, sa mère, et sa sur, là autour d'elle. A l'école maternelle japonaise, organisée comme à l'armée, avec l'uniforme, comme elle est la seule Occidentale, elle capte cet intérêt au point qu'un jour elle se fait déshabiller par ses petites camarades qui voulaient voir si elle était blanche partout! Adolescente au Bangladesh, nageant comme un poisson dans l'eau infinie, elle attire aussi l'attention de quatre jeunes Indiens qui la violent. Il y a dans ce livre presque une volupté d'être saisie, elle entre leurs mains, entre les mains de leur intérêt. Comme à New York, où elle-même est fascinée par la beauté nordique de Inge qu'elle mange littéralement, ses camarades de classe se battent pour avoir le privilège de lui donner la main pour traverser la rue, tout cela parce que, première de la classe, elle a capturé l'intérêt sur elle-même par quelque chose de très occidental, la fierté d'une mère pour l'intelligence exceptionnelle de sa fille. Bref, il y a cette capture de l'intérêt sur cette petite fille. Il y a un archipel sur lequel la planète entière veut aller. Il y a ce milieu des Ambassades, pas seulement aisé, mondain, plein de gens, de paroles, de mouvements, et de changements d'endroits, de pays, avec des passages de la richesse à la pauvreté, mais spécial, car, on peut l'imaginer, les choses tout autour, nombreuses à l'infini, et changeantes, pouvant passer de la richesse nippone à la pauvreté chinoise et du Bangladesh à la fascination de New York, ces choses sont toujours produites. Et, au sein de cette richesse qui peut inclure aussi une richesse de pauvreté, la petite Amélie, affamée de sensations, devient alcoolique pendant toute son enfance, en allant vider les coupes de champagne qui traînent partout à portée de mains. De même, elle boit des litres d'eau, sans parvenir à se désaltérer. Et elle est boulimique de sucré sans jamais assouvir sa faim.
Finalement, c'est de la faim qu'elle a faim. Cette faim sans choses produites pour l'apaiser. Elle devient, adolescente, anorexique pendant deux ans, avec sa sur. Elle mange la faim. Dépassant la souffrance. Enivrée. Et hyperactive. Mais, dit-elle, il faut cesser de croire que l'anorexie permet d'avoir des activités exceptionnelles. Tellement de choses qui se produisent tout autour d'elle, et elle, en fin de compte, ce qu'elle veut produire elle-même, enfin elle-même, c'est la faim. Jusque-là, a-t-elle vraiment produit quelque chose?
Car, d'une certaine manière, avec toutes ces choses sans cesse produites autour d'elle, dans ce milieu changeant et aisé des Ambassades, son archipel personnel ne rejoindrait-il pas celui du Vanuatu avec du trop de nourriture à portée de mains qu'il n'y a jamais à produire et donc elle n'est pas réellement intéressante. Il y a cette ambiguïté: à la fois elle est terriblement intéressante, éveillée, surdouée, vive, et elle n'est pas intéressante car ne produisant rien elle-même, n'en ayant jamais besoin. Alors, elle produit des livres et des livres et des livres, et capte l'intérêt. Tout le monde veut aller sur son archipel livresque. Elle est Dieu, comme dans l'ascenseur à New York, où elle est avec Inge et le jeune homme dont celle-ci est amoureuse. Elle se sent être ce jeune homme face à une femme, Inge, qui l'aime d'amour, alors elle est Dieu. Dans cette situation où la fascinante Inge est follement amoureuse d'un jeune homme qui ne la voit pas, la jeune Amélie se sent être littéralement dans le corps objet d'un intérêt si fou, d'un amour si absolu, elle incarne l'objet d'un intérêt total, d'un amour fou. C'est à cette place qu'elle veut être. Aimée par sa mère, par sa sur aînée, par sa nounou nippone, par Inge, par ses copines de classe new yorkaises. Et face à ça, à cet intérêt se figeant sur elle, les garçons sont des trouble-fête, comme son frère qu'elle voit partir avec soulagement pour l'Europe, et son père l'aime simplement, lui qui ne dérange pas.
Quelque chose est étrange, dans ce livre. Quelque chose semble absent. Voici une petite fille qui boit des litres d'eau, est boulimique de sucré et en particulier de chocolat, est alcoolique, puis est anorexique, et pourtant, on n'entend jamais vraiment de réactions de la part de son entourage. En tout cas, le livre n'y insiste jamais. Jamais, par exemple, on n'arrive à voir sa mère violemment interpellée par l'anorexie de ses filles. C'est bizarre. Comme si un non intérêt s'écrivait entre les lignes. Aucun adulte ne semble voir une petite fille de quatre ans en train de vider les coupes de champagne, et sa gueule de bois les lendemains.
Alice Granger Guitard
11 octobre 2004