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Illuminations - Philippe Sollers
par Alice Granger

Alice GRANGER GUITARD

Editions Robert Laffont.

C'est en hommage à Rimbaud que Philippe Sollers a donné ce titre à son livre. Hommage qui atteste qu'être grand c'est, comme le disait Heidegger, s'incliner devant qui est plus grand, au-dessus, d'admettre cette hiérarchie, que quelqu'un s'est déjà engagé avant soi dans cette expérience où il s'agit de ne jamais céder sur son désir, dans laquelle il y a une certitude de toujours sur ce qui reste sauf, par-delà l'irrémédiable perdition, et qui se sent à l'évidence, corps et âme, comme du sacré. Sur ce chemin, les chars des prédécesseurs ont laissé des ornières. Et le cheminement se fait à travers les textes sacrés, qui sont entre autres de la poésie.

Philippe Sollers se laisse, sans doute depuis son enfance bordelaise qu'il raconte presque en se mettant dans les pas de Hölderlin évoquant de manière si poétique son séjour en Gironde comme dans une sorte de Grèce de Parménide, guider par des poètes, entre autres quatre cavaliers, Rimbaud, Hölderlin, Nietzsche, Heidegger (se laissant lui-même guider par Nietzsche et Hölderlin). Dans l'évidence d'une insolite et incroyable fraternité, il laisse chacun de ces poètes (et aussi Baudelaire, Parménide, Shakespeare, Maître Eckhart, Tchouang-tseu, Lautréamont, Angelus Silesius) s'approcher, depuis le toujours où ils habitent, qui passe par la lecture de leurs œuvres, de leurs poèmes.

Il y a dans ce très beau livre à l'œuvre un intense questionnement sur comment ce toujours, ce quelque chose qui reste sauf, intact, par-delà la perdition dont la réalité s'est imposée avec certitude et la douleur que cette perdition inscrit, peut se "toujouriser". Sollers nous le dit: en laissant s'approcher les poètes, qui s'approchent lorsque nous nous engageons dans la lecture de leurs œuvres. En les laissant "trasumanar" en soi. Sinon, comme le dit Hölderlin dans son poème "Patmos", leur propre élan les abandonne, il faut absolument quelqu'un, et encore et encore à l'infini, qui scrute leur nature et les comprenne, et s'il n'y a personne les noms depuis le Christ sont comme le souffle du matin, des rêves, et tombent sur notre cœur et tuent. C'est-à-dire que, s'ils ne sont pas scrutés et compris dans leur nature, par une sorte de mêmeté sur le chemin de l'expérience qui donne à celui qui s'y engage l'infinie sensation que le poète s'approche, alors leur être intense, si bizarrement et incompréhensiblement rayonnant, à part, blesse, est une violence flagrante pour ceux qui restent immobiles, et à cette violence qui confronte les non appelés à leur mortelle et confortable installation ceux-ci répondent par le glaive, par la mise en croix.

Ces poètes, c'est-à-dire ceux qui ont appréhendé la perdition en tant que telle, comme la coupure du cordon ombilical irrémédiable, à l'intérieur d'une mêmeté d'expérience, expérience de "toujourisation", d'engagement sur la voie qui conduit à ce qui reste toujours quand tout a été perdu, ne sont plus ressentis comme dangereux par la violence de leur différence rayonnante, ils sont au contraire d'une générosité époustouflante, dans le bain d'un nouvel amour, et dans leur autre façon de vivre le temps, la durée, leur retour à l'origine autrement. Ce qu'ils disent, ces poètes, dans leurs poèmes, dans leurs œuvres, à travers lesquels ils s'approchent pour accueillir un petit frère, une petite sœur nés à cette expérience nouvelle, c'est que la perte irrémédiable, que chacun dans son enfance vit d'une manière douloureuse et dans une profonde évidence mais que presque tout le monde va ensuite s'employer toute sa vie à dénier pour faire comme si cela n'avait jamais eu lieu, n'est pas sans conséquence merveilleuse, joyeuse, même si, comme le dit Hölderlin, maint homme a peur de remonter jusqu'à la source. Car, tandis que la perte est sans remède, en échange c'est, pour qui a perdu, sa propre capacité psychique, capacité de penser, de parole, qui se révèle, capacité d'être ainsi cause de soi-même à partir des traces inscrites dans le cerveau supérieur, ce "toujours" qui sera une référence ineffaçable pour juger de la qualité des expériences à venir, dans un va-et-vient rythmique à l'intérieur d'une harmonie, d'une intense sensation que c'était là avant et sera encore là après soi, d'être à l'intérieur d'un trésor infini dont la possession m'échappe et dont je ne suis pas la possession non plus, d'où une innocence impensable. Le Génie, dit Baudelaire, c'est l'enfance retrouvée à volonté. Mais pour cela, il faut savoir que la douleur est la noblesse unique où ne mordront jamais la terre et les enfers. Dans la révélation, l'illumination, de l'infinie capacité psychique, la fécondité de l'esprit s'avère époustouflante, et l'univers s'ouvre dans son immensité.

Mais les poètes, si difficiles à scruter et à comprendre dans leur nature, sont habituellement mis en croix, parce que leur être différent, rayonnant, est envié au point que la haine s'imagine pouvoir se l'incorporer de manière sauvage, par une sorte d'anthropophagie jalouse.

Mais Sollers, également soufflé par l'évidence de leur être différent, comme le ciel s'ouvre sur du toujours alors même que cela s'anéantise par l'évidence de l'absence de tout garant autour de soi, même et surtout pas maternel, s'aperçoit très jeune qu'il y a une autre voie que celle de l'anthropophagie christique pour advenir à ce toujours de la même façon qu'eux. Non pas envie de les dévorer pour littéralement leur prendre cette façon si rayonnante d'être, tu possèdes ça et je le veux dans l'imitation dévorante la plus jalouse et la plus dépossédante, mais au contraire comprendre par lui-même par où ils sont passés, cette porte étroite, pour s'acheminer vers ce toujours où chacun d'eux ne cesse de s'approcher pour se toujouriser en transhumanant dans d'autres frères ou sœurs en poésie et en désir.

Sollers, en nous parlant de son expérience, opère un vrai retournement, dans lequel chacun des poètes qu'il voit, entend, sur cette voie, s'approcher tandis qu'il lit, n'a plus besoin de se faire messie, Christ, puisque cette fraternité de toujours réussit à se nouer d'une autre manière que sur le mode de la passion christique. C'est pour cela que, à la suite d'autres poètes, il est question de boire une autre sorte de lait, donc d'advenir en acte dans le toujours de ce "je suis été" de l'enfance mais à l'âge adulte, et non pas de manger le corps et boire le sang du Christ. C'est vraiment très très différent.

Alors, comme par hasard, Sollers nous parle de Rimbaud qui, dit-il, a l'étrange idée de mettre Jésus en situation. Le voici en ville étrangère, il se montre là si bizarre, et… c'est ça qui est extrêmement important… Jésus n'a rien pu dire à Samarie…Rimbaud n'a rien pu dire à Paris, alors il est parti, il s'est tu, silence, quelque chose à jamais n'a pu se dire. Que quelque chose, la seule chose importante, sacrée, ne puisse jamais se dire, c'est ça qui est essentiel. D'admettre que non, jamais. En parlant, quelque chose s'est perdu, la perte s'inscrit, si vitale qu'elle reste comme du sacré, comme du toujours, parce que cela n'a pas pu être dit à Samarie, à elle non, impossible, Rimbaud le sentait corps et âme, il y avait Samarie, Paris, et il se trouvait dans la situation logique où cela ne pouvait pas se dire, elle, et non, impossible, pas à elle, ce serait l'horreur sans doute, la précipitation dans la jouissance mortelle, un point d'horreur est atteint, le pouvoir de l'horreur le pousse à ne pas dire, à ne jamais plus vouloir dire ce qu'un refoulement violent a empêché de dire, cette violence, provoquée logiquement par Samarie, Samarie donnait la sensation qu'à elle justement cela pouvait se dire de manière toute, et à cause de ça, horreur, non je ne peux pas dire, tout dire et puis la mort, massivement, non, il faut d'urgence perdre ce dire-là, au contraire il est si vital soudain de perdre, dans cette situation de total risque incestueux dévorant, de possession. Jésus n'a rien pu dire à Samarie. Justement dans la situation où il aurait pu TOUT lui dire, reconnu comme prophète, et l'horreur. La logique, si chère à Sollers et avant lui non seulement à Wittgenstein, mais aussi à Lautréamont, requiert qu'il y ait une Samarie, à la hauteur de son rôle comme la ville lumière Paris, pour que, logiquement, il se déduise du sentiment que le poète pourrait follement se précipiter à tout lui dire, qu'il est vital de ne rien dire, de s'écarter, se détacher, laisser tout se perdre, aller au néant, couper le cordon ombilical. Il faut des conditions logiques pour pouvoir s'engager sur la voie. Seuls quelques-uns savent goûter ce fruit amer sans danger, dit Lautréamont. Ce fruit amer de n'avoir rien dit à Samarie, alors que le poète aurait pu tout dire, être comme Dieu. Mais, dit Maître Eckhart, il est encore plus nécessaire de perdre Dieu que de perdre la créature. Un Maître Eckhart qui fut jugé hérétique parce qu'il osa révéler le néant, qu'il osa dire qu'il fallait que tout soit perdu.

Que dit chacun des poètes? Que la perte est un événement vital pour arriver à se sentir cause de soi-même, à s'engendrer soi-même, et que sans cette perte, ce néant, cet anéantissement, on reste en enfer, c'est-à-dire qu'on est possédé, que cette possession est diabolique, que c'est de la folie. On reste, sans cette perte, entre les mains d'une sorte d'instance extérieure qui serait, follement, garante de tout, toute-puissante et totalitaire à laquelle il serait d'autant plus possible de tout dire qu'elle saurait déjà tout. Le nourrisson, dans sa dépendance, sa vulnérabilité, son immaturité, a d'abord besoin de cette instance extérieure, maternelle, totalement garante, en effet. En même temps qu'il s'en remet totalement entre ses mains, le fait que cette instance ait une réalité logique entraîne simultanément comme conséquence logique que l'enfant, s'il ne veut pas rester passif et elle qui décide, fait la pluie et le beau temps et surtout l'effet de jouissance envahissant, doit impérativement apprendre à se dissocier d'elle, à prendre de la distance. Il doit apprendre qu'elle n'est pas garante du tout, qu'en fait il n'y a aucun garant, aucune stabilité, et que, surtout il vaut mieux qu'elle ne le soit pas si lui, l'enfant, veut avoir sa vie en mains plutôt qu'entre ses mains à elle, s'il veut décider, seul. Donc, très tôt, le manque, la perte, la séparation, d'une part c'est bien sûr l'horreur, la sensation de néant, la douleur profonde, la solitude, mais d'autre part c'est une bonne nouvelle parce qu'alors que s'effectue cette séparation, l'enfant, et les poètes, savent que ce qui décide de leur vie, de leur bonne santé, c'est leur capacité psychique, c'est leur aptitude à penser, c'est leur esprit, et sur cette voie ceux qui font pareil sont merveilleux comme une autre sorte de lait. Dante, dans son traité sur la langue vulgaire, dit que le poète, qui reste au paradis, ne boit pas le lait de sa mère. Cela, c'est perdu, tombé dans l'oubli, c'est la condition sans laquelle pas de poète, pas de capacité à parler de manière singulière, pas de sensation possible, en parlant, d'être resté au paradis de l'enfance, d'être revenu à la source. Rester au paradis, dans l'enfance retrouvée comme jamais perdue, ne peut se faire qu'en perdant, que dans la douloureuse et évidente sensation de coupure du cordon ombilical qui s'était un peu éternisé avec l'instance maternelle apparemment, logiquement, maîtresse de tous les trésors. Heureusement, toutes les instances maternelles ne se ressemblent pas, à vouloir à la folie se croire immortelles au point d'envisager pouvoir se métastaser dans toute la vie de leur progéniture garantie jusqu'à la mort par la pourvoyeuse des trésors, une déesse peut aussi exister, qui se laisse déshabiller de cette illusion qui fut nécessaire au nouveau-né prématuré.

D'une part, la douleur de la perte, et d'autre part l'aube de la capacité psychique. Ce qui semblait, de manière démoniaque, à portée de mains, avec rien de nouveau sous le soleil, s'est effondré dans la profondeur de minuit, parce que le garant ou la garante de tout ça à portée de mains n'existe pas, n'a existé que dans une logique, et alors peut se lever un nouveau matin, et briller au zénith, comme pour Nietzsche, la sensation de puissance flamboyante de la capacité psychique. Quand tout est perdu, parce que personne ne reste garant de personne, personne n'a cette toute-puissance-là, parce que chacun des humains se trouve, de manière ordinaire, dans la vulnérabilité de cette perte-là, de cette révélation-là aussi, alors la merveilleuse sensation de pouvoir penser s'impose, et l'apprentissage de penser s'impose aussi, avec ses guides, cette fraternité de penseurs, que sont les poètes. Quand tout est perdu, reste du toujours, parce que la capacité psychique se constitue, et se déploie, avec un entraînement rigoureux et journalier de sportif de haut niveau, sur la base de traces, donc à partir du toujours qui se "toujourise" avec du nouveau, en entrant en confrontation rythmique avec du nouveau, de l'inconnu, de la surprise, du merveilleux, et une harmonie.

L'instance qui, dans la logique, apparaissait comme garante de tout par rapport à la totale vulnérabilité du nouveau-né, si elle s'éternise dans la dénégation de la perte, donc de l'entrée en apoptose de son statut enveloppant matriciel dont l'enfant avait besoin un peu encore, va se changer en cette mère que, avec beaucoup de génie, Baudelaire décrit dans son poème "Bénédiction". Baudelaire écrit que, lorsque le poète apparaît en ce monde ennuyé, sa mère est épouvantée et pleine de blasphèmes, pourtant elle ne peut pas rejeter dans les flammes de la jouissance, comme un billet d'amour, ce monstre rabougri. Il la laisse brûler de la folle jouissance de se croire immortellement toute garante sur les bûchers des crimes maternels. Lui, qui en tant que poète a eu la révélation que la raison qui sauve c'est de se séparer afin d'advenir au jour flamboyant et génial de la capacité psychique, de son côté se sent sous la tutelle invisible d'un ange, et l'enfant déshérité qu'il est s'enivre de soleil, retrouve l'ambroisie et le nectar vermeil.

Le nihilisme, dit Sollers, c'est la non-admission du néant, de cette perte à partir de laquelle s'ouvre la voie du toujours qui reste sauf, vers ces traces psychiques à partir desquelles, comme un ressourcement incessant, prendre élan vers ce qui se représente à l'infini, harmonieusement.

Comme le nouveau-né est dans une extrême vulnérabilité qui le love par besoin dans une sorte de grand tout de la logique maternelle, le poète qui a tout perdu sauf sa flamboyante capacité psychique qu'il constate à son zénith est de la même manière vulnérable, mais sa garantie à lui c'est que l'objet de son désir soit toujours à une distance infinie, aussi lointain, inaccessible, que fut proche celle qui aura été pour lui garante de tout, le toujours est toujours en train de s'en aller partout.

Bien sûr, par exemple en laissant dans sa lecture Parménide s'approcher de lui, Philippe Sollers dit qu'il est essentiel qu'il y ait des jeunes filles, de ces jeunes filles qui montrent le chemin, délaissant les palais de la nuit pour devenir des filles du soleil. Et voici que Sollers émet une hypothèse qu'il dit très sérieuse: le français assigne peut-être trop la mort au féminin. Et il rappelle le syllogisme du début de son livre "Femmes": Le monde appartient aux femmes / C'est-à-dire à la mort. / Là-dessus tout le monde ment. Et il ajoute: "Me suis-je trompé?" Les jeunes filles du poème de Parménide, qui montrent le chemin, justement elles ont sans doute laissé se perdre cette illusion, mais si réelle pour le nouveau-né dépendant de sa mère, que le monde leur appartient, à elles femmes. Au contraire, elles sont des jeunes filles, et en tant que jeunes filles elles s'écartent de cette injonction maternelle à devoir faire comme si vraiment le monde leur appartenait. C'est comme si ces jeunes filles prenaient le parti de quelqu'un d'autre que leur mère, parce qu'elles ont la révélation du fondement masochiste de la jouissance à se dévouer totalement. Les jeunes filles montrent le chemin tandis qu'elles voient qu'une déesse se laisse déshabiller, ce déshabillage auquel elles assistent est leur révélation à elles, leur illumination qui leur offre la liberté, et l'accès à leur propre et singulière capacité psychique. De voir un frère déshabiller la déesse, qui s'est laissée rejoindre, par la révélation de sa propre capacité psychique poétisante, c'est ce qui libère la sœur d'avoir à se perdre corps et âme dans le rôle de mère ne tombant jamais en apoptose, ne connaissant jamais de terme. Les jeunes filles, elles se mettent joyeusement à rire, face au déshabillage de la déesse, qui désaliène chacune d'elles. Et c'est une sacrée bonne nouvelle, ce que dit Rimbaud dans son poème "A une raison", et ce que dit aussi Sollers qui depuis longtemps la déshabille, cette splendide déesse: "Elle est retrouvée! / -<Quoi? - l'Eternité. / C'est la mer mêlée / Au soleil." La déesse déshabillée, si joyeuse et si rieuse d'avoir laissé tomber en apoptose son vêtement, de désir est comme la mer qui se mêle au soleil, et que le soleil aspire à lui. La déesse elle-même raconte cet amour-là, où s'opère un retournement audacieux de la situation incestueuse, de manière admirable.

Sollers, je le comprends très bien, dit que chaque jour ses oreilles sont blessées par les bruits, les voix, les musiques, bref par cette sensation intolérable d'un envahissement grossier comme dans une nursery généralisée. Il dit que la musique a besoin d'une grande capacité de silence, et qu'elle veut aussi bien dire un certain silence.

Alice Granger Guitard

1 mai 2003

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