par Guillaume Cingal
Ce récit brûlant qui se transforme en roman torrentiel, pluie diluvienne autant que lexicale, est ../dossierpdf/cingaldevi.pdfsur la figure féminine marginale, caractéristique des derniers romans dAnanda Devi et si représentative de ce que Gilbert et Gubar nomment la folle du grenier (the madwoman in the attic, la femme claustrée et contrainte au silence, version féministe de la "folle du logis"). Mais dautres lauront fait, sans doute.
Claustrée, Daya, que tous et toutes nomment "la Pagli" (la Folle), lest assurément. Dans la première partie, elle ne parvient à nouer une histoire damour puissante, idyllique et métaphysique, avec Zil, le pêcheur, quen se sauvant de la demeure matrimoniale, "maison de sucre glace" ou, en créole, "gato lamarye". Dans la deuxième partie, une fois sa relation extra-conjugale et surtout hors-normes éventée, confiée aux rumeurs et aux "mofines" (les commères), elle se voit enfermée dans un poulailler doù, provoquant rageusement un déluge de pluie, elle attend le retour de Zil. La première page de lantépénultième chapitre se charge dajouter une pierre à lédifice littéraire des femmes claustrées : "Je suis lemmurée vivante. [ ] Je suis entombée, embourbée, incarcérée en moi-même." (p. 147)
En quoi, donc, la Pagli est-elle une affabulatrice ? Cest une narratrice dont lidylle semble si magique, et surtout si abstraite, que le lecteur ne manque pas de trouver un deuxième sens au surnom, et au titre du roman : désireuse de sinventer sa propre histoire en toute liberté, Daya/Pagli est une absolue fiction, car tout, dans ses propos et ses aventures, est fantasmatique. Jamais vraisemblable, quoique toujours saisissante, cest une "figure", un "antipersonnage" au sens où lentend Xavier Garnier dans son récent essai (LEclat de la figure. Berne : Peter Lang, 2001).
Le comble de la supercherie intervient au moment où Zil, le pêcheur, projection des fantasmes de la narratrice, et surtout de ses frustrations, prend la parole. Ou plutôt : lorsque Daya fait parler Zil, car, au regard dune polyphonie bien factice, Zil parle comme Daya, dune même voix, à lunisson. Ainsi, Zil, dont le récit soulignait lattachement à la réalité et le refus des propos métaphysiques chers à la Pagli (voir en particulier pp. 71-72), livre lui aussi des propos emphatiques et abstraits : "Sans le don que tu mas fait de toi, je ne serais quun homme à peu près, un homme à demi qui ne sait pas ce que cest que dêtre homme." (p. 145).
En ce sens, à linstar dune silhouette dans un théâtre dombres, Zil est une pure projection dun récit monologique, clos puisque voué la claustration. Zil, "île" promise, est lappel du large, de lextérieur, du Dehors, mais il nest saisi par le texte quau mépris de sa particularité. Toutes les tentatives pour le "dire" (et même pour le faire parler) sont confinées au système intériorisé de la narratrice. Ananda Devi réalise ainsi une prouesse, en prenant à revers des décennies de production romanesque "phallogocentrique" et en faisant du sujet masculin un objet de discours, objet de passion certes mais principalement objet passif, silencieux. Si lon suit les analyses dAnnie Anzieu, le phallogocentrisme consiste à "ramener tout système de compréhension au sexe masculin" (La femme sans qualité. Paris : Dunod, 1989, p. 74). A linverse, Devi fait émaner tout le système dexpression du sexe féminin : du sexe, cest-à-dire de lespace intime de Daya.
Annie Anzieu écrit plus loin dans son essai éclairant : "Lécriture féminine remplace pour la femme la gestation, ou la continue. Elle apparaît souvent comme le résultat dune sublimation de la relation à un être aimé." (La femme sans qualité, p. 88) Comment mieux expliquer le discours ventriloque mis en place par Daya, mais aussi lépigraphe de Pagli : "Tout roman est un acte damour" (p. 9).
Récit dune affabulation tout autant que dun affolement, Pagli se nourrit dune irrationalité toute théâtrale. Symptomatiquement, dailleurs, au "Nous" collectif et anonyme des "autres", signal de lexclusion bien-pensante (p. 130), soppose le Nous des amants, Je sublimé et porté en quelque sorte à la puissance deux, fausse extériorité : "Cette chose qui mespace sous ma peau, qui la détend et la respire et y glisse de lintérieur, cest toi, Zil." (p. 79).
Pour dire lintériorité blessée de sa narratrice, Ananda Devi na dautre recours que de construire un roman expressionniste, dans lequel les couleurs, pour prendre un exemple marquant, témoignent dune crise brutale de la représentation. Ainsi, lorsque Zil sadresse à Daya pour raconter leur rencontre : "Tu étais enveloppée de gris. Tu contredisais les couleurs qui tentouraient." (p. 143)
Les couleurs sont ce que la voix narrative en dit, sans symbolisme convenu et sans entre-deux. Le "noir véritable" est "un noir qui aveugle comme des larmes de sang et qui est lannihilation de toute lumière" (p. 51). Même les adjectifs et substantifs usuels peinent à décrire les couleurs : "Le ciel est devenu couleur de violence. Cette teinte violette est rare et reconnaissable entre toutes." (p. 122) La violence na pas de couleur connue, et, en même temps, elle se voit assigner une place particulière dans le spectre coloré : le violet, qui allitère si bien avec elle. La teinte violette est dailleurs reprise en fin de roman pour décrire un ciel nocturne : "La nuit se dilate et strie le violet du ciel" (p. 150)
Affabulation expressionniste, Pagli est, tout autant quun roman ou quun acte damour, un cri, une longue imprécation, savant mélange de violence et de mélancolie. Plus réussi formellement que le roman précédent dAnanda Devi (Moi, linterdite. Paris : Dapper, 2000), il constitue une porte dentrée privilégiée dans lunivers particulier de la jeune romancière mauricienne.
Guillaume Cingal
22-31 janvier 2002