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Mon cher Foglia...
par Meleze

mardi 2 juillet 2002

 

Mon cher Foglia

Après avoir entendu la passion avec laquelle tu parlais de Montaigne, toi qui animes la partie de notre site internet sur l’auteur des Essais, je ne pouvais pas manquer , si l’occasion se présentait de venir dans le bordelais, de visiter la maison de ton maître.

Je pensais fortement à tes explications. Je me disais que tu avais forcément visité ce lieu, St Michel de Montaigne, et la tour, celle-là même dans laquelle il est mort. Car chez cet écrivain c’est à une mise en scène de la mort à laquelle on assiste, puisqu’on est dans la pièce même ou l’évènement s’est produit en 1592, sous un tableau de Robert Fleury -reconstitution du 19°siècle- mais qui permet de se la représenter.

J’ai tout de suite pensé qu’il fallait que je sois à la hauteur, c’est à dire que je saisisse l’opportunité de mettre en quelques lignes ce qui m’attirait et ce qui me repoussait chez cet auteur. Cette lettre est un moyen de communication. Exigence Littérature la publieras. Tu réagiras d’une façon ou d’une autre. Nous parviendrons une fois de plus à faire palpiter la vie littéraire comme nous voudrions qu’elle nous passionne.

Cette maison de Montaigne m’est apparue sous trois angles différents que je voudrais bien séparer:

  1. C’est un château du 19°siecle qui semble renvoyer le visiteur en lui disant qu’il ne lui apportera rien dans la compréhension de Michel Eyquem seigneur de Montaigne.
  2. Le château d’origine a brûlé. Et déjà le bâtiment qui brûlait n’appartenait plus depuis longtemps à la famille de Montaigne mais à un haut fonctionnaire de l’Empire.

    Il était donc passé par une succession de propriétaires privés jusqu’à la famille Mahler-Besse, d’origine hollandaise, vieille femme de 82 ans, la propriétaire actuelle

    Dans la cour on voyait une rencontre régionale de voitures de collection comme dans n’importe quel château du bordelais destiné au négoce des vins.

    Je me disais qu’il n’y aurait plus de traces.

  3. Puis quand le guide a commencé de présenter les lieux, une autre piste s’est ouverte: je pourrais proposer de l’appeler, l’explication par le contexte.
  4. Le premier conseil était de faire le tour par le jardin. J’ai pu apercevoir le bric à brac architectural que les siècles avaient laissés derrière eux, sans trop déformer toutefois l’horizon que Montaigne a eu puisque on aperçoit à 8 km un autre château de son propre frère.

    Ca c’était nouveau pour moi. Michel Eyquem a grandi parmi 7 frères et soeurs dont certains catholiques et d’autres protestants.. Ce domaine ou ils sont nés, il en est devenu le propriétaire contre ses frères et sœurs et contre sa propre mère à laquelle l’opposera un procès qui dura trois ans.

    D’ailleurs l’emblème de Montaigne est la patte de lion, -qu’il a posé sur la propriété familiale-, et que la propriétaire actuelle a fait renaître, sous la forme d’un jardin italien, c’est à dire d’un ensemble d’herbes et de fleurs cerclés par des lignes de buis qui représentent la patte: belle emprise!

    Et puis, ce château, cette campagne qu’on alentour, toute paisible, est une zone frontière. L’endroit a été disputé entre anglais et français pendant la guerre de cent ans. La rivière qui coule au pied fait frontière comme elle a fait frontière entre les départements de Gironde et de Dordogne puis entre zone occupée et zone libre après octobre 1940.

    Le contexte exprimerait donc la vocation de tolérance pour laquelle l’Education Nationale nous fait étudier les Essais, qui s’affirme dans le rôle de diplomate conciliateur qui conduisit Montaigne en 1588 à Paris ou lui, catholique se fit enfermer quelques temps par les Guise pour la défense du roi protestant Henri de Navarre.

    La différence entre le domaine que je visitais et la famille Eyquem qui en fût propriétaire un certain temps, s’estompais au bénéfice d’un vague message adressé à la postérité.

    Et la tour? Changerait-elle quelque chose à ce message? Des dizaines d’écrivains se sont enfermés dans leur tour pour parler d’eux-mêmes. Ne ressemblait-elle pas à un fameux moulin, cette unique vestige du 16° siècle qui avait échappé aux outrances de la Révolution Française parce que le conventionnel qui gouvernait à Bordeaux était le fils du curé de la paroisse.

  5. Et bien, mon cher Foglia, comme tu as du t’en apercevoir si tu as visité le lieu, il réserve au contraire une expérience pas banale, parce que la part de l’intimité de l’auteur à laquelle on accède en gravissant les étages est vraiment énorme.
  6. L’écrivain a complètement transformé l’endroit en y créant des fonctionnalités ahurissantes. Il s’isole du bruit Il fait construire une niche qui le fait bénéficier au plus tôt du lever du soleil à l’est. Il vit au dessus d’une chapelle et il a fait construire un conduit acoustique lui permettant d’entendre la messe sans bouger de sa chambre. Il vit dans une pièce ronde. Il écrit en marchant. En fait il dicte. Il a rature à l’infini la première édition de son volume d’Essais. Il fait peindre les scènes de l’Enéide dans sa garde robe.

    A coup sûr je le déforme, car ce qu’il était, il l’a écrit cent fois mieux que moi et c’est justement sur cette différence, que la visite m’a donné envie de faire cette lettre .Comment écrivait-il sur lui-même? N’a-il pas cherche à effacer sa trace? Tout de suite en entrant dans la chapelle qui est à la base de la tour le guide nous a fait lever la tête, contemplé le ciel étoilé qui y était représenté en nous citant le texte des Essais: "je dors au dessus du firmament." Seul parmi tous nos savants il est à la fois au dessus et en dessous du ciel. C’est dire l’amplitude de son angle de vue.

    Dès son plus jeune âge Montaigne a été nourri par la volonté de son père de latin et de musique. Il apprend à lire dans Ovide et Plutarque.. Pour Michel Foucault c’était un maître, un peintre de soi-même un écrivain de l’intimité qui accédait à l’universel en partant des sensations de son propre corps. C’est cet écrivain, qui dès l’enfance atteint une telle maîtrise de la rhétorique, qu’il a un angle de recul extrêmement élaboré de lui-même. Il ne laisse échapper aucune plainte, aucun soupir.

    J’ai lu sur notre site ce que tu appelles l’historicité et comment tu rapproches Heidegger et Montaigne.. C’est cela que j’appelle moi, effacer ses traces. Ces deux-là écrivent de la philosophie pas de la fiction. Leur recul sur eux-mêmes qui vient de la pensée antique ne laisse voir d’eux-mêmes que ce qu’ils ont admis de révéler..

Montaigne a été deux fois maires de Bordeaux.. En écoutant le récit de sa vie ainsi que celle de son père, en réfléchissant à l’influence qu’Erasme prit dans l’Europe du 16°siècle puisque c’est au point de déterminer un par un les pas qu’une famille celle de Pierre de Montaigne va faire pour l’éducation de Michel, on ne peut s’empêcher de penser qu’il a atteint un degré d’européanéité qu’aucun d’entre nous, malgré les 50 ans de rapprochement qui ont suivi la deuxième guerre mondiale n’a pu réussir à reconstituer. Or c’est cette européanéité qu’il va détruire par son service auprès du roi de France.

L’universel à l’époque passait sans doute par la pacification du royaume puis par son rayonnement dans le monde. Cependant outre que cette pacification a été imparfaite puisqu’elle a conduit à la révocation de l’édit de Nantes, je ne voudrais pas que l’intérêt pour Montaigne au 21°siècle puisse laisser penser de nouveau à un destin unique de la France face à l’Europe.

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