par Alice Granger
Editions Stock. 2004.
D'une manière qui ne ressemble à personne, et de cette écriture plus singulière que jamais, tendue, comme sans répit, ruminante, Christine Angot raconte l'usure jusqu'à la séparation d'un couple bien précis, celui de François, déprimé chronique, habitué à être fatigué, et de Sylvie, maniaco-dépressive alternant phases maniaques la conduisant en clinique pour des électrochocs (elle a arrêté le lithium parce que ce traitement n'était plus vraiment efficace et surtout pour retrouver des sensations vraies) et phases dépressives intenses où une ombre noire tombe sur elle et l'anéantit, crises séparées par des périodes où elle semble normale.
Christine Angot écrit que sur la vie de couple, tout le monde ment. Elle, au contraire, elle laisse la vérité s'écrire. Mais quelle vérité?
François est cinéaste, il écrit ses scénarios, mais est en panne d'idées, constatant que ses personnages sont de plus en plus des doubles, des enveloppes, condamné alors à écrire des scénarios alimentaires pour une grosse femme de la télé n'ayant pas de problème de budget, mais dans sa vie de couple, il doit vivre vraiment l'histoire jusqu'au bout, jusqu'à ce que l'énergie manque pour secouer l'inertie de plus en plus pesante, jusqu'à la destruction. Sylvie est aussi cinéaste, mais ses crises maniaco-dépressives font qu'elle est imprévisible, on ne peut pas compter sur elle.
Alors, quelle vérité, puisque Christine Angot ne ment pas sur la vie de ce couple-là?
J'ai envie de dire que dans un couple, l'homme ne trouve son agrément auprès de la femme qu'après confrontation avec son père à elle, comme si deux hommes se parlaient à propos d'elle, comme si elle les faisait se parler, à la suite de quoi ça se met ou non dans le bon axe. De même, la femme ne trouve son agrément auprès de l'homme qu'après confrontation avec sa mère à lui, comme si deux femmes se parlaient, comme s'il les faisait se parler. A la suite de cette double confrontation, de cette double demande d'agrément inconsciente, ça passe ou ça casse, parce que la femme ne renoncera à son père que si l'homme lui ouvre des perspectives où elle n'aura renoncé à rien d'avant, ce sera comme avec son père mais pas avec lui, et parce que l'homme ne renoncera à sa mère que si la femme lui ouvre une vie où il n'aura lui aussi renoncé à rien, ce sera comme avec sa mère mais pas avec elle. Il ne s'agit pas du tout de renoncer, c'est pourquoi ils se reconnaissent, on dirait, dans ce même désir-là, le fluide, la peau, ils s'aiment, mais il s'agit de construire un nouveau mode de vie où ce qui s'avéra autrefois impossible sera désormais, à l'âge adulte, possible. Cela n'aura jamais été vraiment, cette impossibilité-là, interdit d'inceste, aura été la réalité d'autrefois, qui conditionnera la possibilité d'aujourd'hui. C'est ce double agrément inconscient qui va axer le couple vers une vie vivante. Agrément qui dit, autrefois c'était impossible, mais maintenant, avec vous, c'est possible autrement, je ne lève l'interdit qu'à travers vous.
Or, Christine Angot est très précise, c'est ce que Lacan appelle le Nom-du-Père qui va déterminer absolument l'agrément ou pas, si ça va passer ou si ça va casser. Le Nom-du-Père, c'est, écrit Christine Angot évoquant Lacan, ce que la mère dit à l'enfant de son père, c'est ce qu'elle en pense elle-même et qu'elle dit à l'enfant consciemment ou non. Bref, l'agrément dépend de ce que la mère a dit à l'enfant, dépend de ce qu'elle a pensé du père de l'enfant, ce qu'elle en a dit à sa fille, à son fils. Plus précisément, l'agrément, le fait d'être axé ou au contraire désaxé par l'obtention ou non de cet agrément inconscient, dépend de ce qu'a pensé et dit du père la mère, à savoir est-ce un père qui a séparé la mère et l'enfant, en jouant vraiment son rôle de père, ou bien est-ce un père qui n'a pas joué ce rôle-là, est-ce un père qui au contraire a laissé ensemble la mère et l'enfant, est-ce un père qui a pris sa place auprès de la mère en séparant d'eux l'enfant ou un père qui n'a pas affirmé que c'était lui, un homme, que la mère veut garder auprès d'elle, pas l'enfant, abandonné à la réalité non incestueuse. Un père qui a été complice d'une réalité incestueuse, ou un père qui a poussé vers une réalité non incestueuse?
Côté François, le père a été abandonné par la mère lorsque leur fils était petit. Le fils reste avec la mère. Le père est absent. Ce père, écrit Christine Angot, très lacanienne, a une structure obsessionnelle type. Défenseurs des opprimés, il refuse d'être un maître tout en y aspirant fanatiquement, pensant qu'avec son travail il va dépasser ce maître, mais, attendant en fait sa mort pour y arriver, il ne bouge pas. On pourrait dire que François a eu un père ayant toute sa vie attendu d'avoir l'agrément inconscient de la part du père psychique de sa femme, et que la réponse est restée indéterminée. De sorte que le fils n'a jamais su s'il avait un père le séparant de sa mère, puisque ce père lui-même n'a jamais pu savoir si, auprès de sa femme, il pouvait gagner sur le père de cette femme, s'il pouvait devenir le maître. François est resté dans l'indétermination quant à son statut par rapport à sa mère. Comme l'écrit Christine Angot, un homme à la structure obsessionnelle ne sait pas si sa mère a un phallus ou pas. Si c'est lui le phallus de sa mère. Si le cordon ombilical est coupé ou pas. Donc, le scénario reste en panne d'idées.
Comme François l'obsessionnel reste dans quelque chose d'indéterminé, par le fait que son père n'a comme jamais reçu la réponse de la part du père de sa femme pour avoir l'agrément auprès de sa femme, il n'en peut plus de ne pas pouvoir vivre jusqu'au bout l'histoire. Il n'en peut plus de ne pas pouvoir vivre l'histoire à son origine, surtout. Parce que lui, il a toujours raté le fait d'être séparé de sa mère par son père. Et il ne sait pas si sa mère est incestueuse ou pas. C'est ça, en priorité et en urgence, qu'il lui reste encore à vivre. Alors, ce qu'il a espéré, c'est un homme qui, à travers une femme, va jouer ce rôle séparateur. C'est pour cela que, paumé, indéterminé, dépressif chronique, c'est une femme dangereuse qui l'attire. Une femme dangereuse, c'est celle avec laquelle la réponse va se précipiter. Mais quelle réponse? Quel agrément? La réponse, l'agrément, qui sont restés en rade dans l'histoire de ses parents, bien sûr! La réponse qui le met dehors!
Pas pour rien qu'une nuit Sylvie met dehors François en robe de chambre, et ce sera la séparation définitive!
Enfin une femme dangereuse dont il sera sûr qu'il n'y aura pas de place vivable pour lui, qu'elle le mettra dehors!
Comme une mère non incestueuse met dehors son fils parce qu'elle lui dit que c'est le père qu'elle garde avec elle! Peu importe, du point de vue de François, que l'homme avec lequel la femme qui le met dehors reste est son propre père à elle, et même que ce père est finalement une femme et un pervers, l'important c'est qu'il soit mis dehors! L'important c'est que la réponse soit enfin arrivée! Et Sylvie a tout à fait raison lorsqu'elle accuse son mari d'être responsable de ses crises, de ne pas l'aider! Parce que lui, il ne vit pas avec elle dans l'attente d'agrément de la part de son père à elle, il n'attend pas que sa femme Sylvie, en faisant se parler à travers elle son père et cet homme, puisse dire oui à l'échange, oui elle veut bien laisser son père pour son mari!
C'est le contraire! Il a voulu rencontrer une femme qui ne pouvait pas, par sa structure psychique, se séparer. Se séparer d'un père pervers qui s'est avéré être une femme. Il a voulu rencontrer cette femme dangereuse. Cette femme le mettant finalement à la porte. Depuis le début, quelque chose clochera donc entre eux, par-delà la douceur de ne pas s'être rencontrés par hasard et de s'aimer. Ils ne seront pas sur le même rythme, toujours discordants. La réalité ne sera pas la même pour chacun d'eux!
Sylvie est maniaco-dépressive. C'est fou comme cela incarne la tumescence et la détumescence phallique! L'excitation folle, raide, délirante, sans limites, éclatante, et alors l'internement en clinique, mettre dedans ce phallus qui envahit tout, pour des électrochocs, pour l'explosion finale, cette fameuse attraction de la fin qui est l'expression préférée de Sylvie. Ensuite, après cet éparpillement final, cette fin qui a tout englouti par l'électrochoc faisant fonction d'orgasme, la dépression la plus profonde, la tristesse totale, la noirceur qui envahit tout, le phallus raplapla. Plus bonne à rien.
Petite fille, Sylvie fit à l'école un dessin la représentant avec ses parents. Elle dessina sa mère énorme, omniprésente, mangeant tout l'espace, et son père tout petit, et la petite fille au milieu. Mère très contente de ça. Archétype de la mère incestueuse, écrit Christine Angot, qui avait évacué le père pour avoir plus de place auprès de sa fille, tout en regrettant le père et le pleurant. Ce père que la petite fille vit trois fois à la gare de Strasbourg. Mère et fille pas séparées par le père. La mère s'était mariée avec un autre homme, mais c'était un simple domestique à ses ordres, assouvissant le besoin de toute puissance énorme de cette mère.
Pour parler de cette mère et de cette fille Sylvie, Christine Angot évoque une tragédie qui fit la une des journaux, transposition à peine voilée de l'affaire Marie Trintignant, parlant d'une mère omniprésente filmant sa fille nue sans que personne ne l'en empêche, l'impossibilité pour cette fille de renoncer à ses liens naturels, un père plutôt absent. La tragédie finale, qui résonne avec le "tu es morte pour moi" que dit François à Sylvie.
Sylvie ne peut pas faire se parler à travers elle son père et François, parce que non seulement son père ne l'a jamais séparée de sa mère, n'a jamais coupé le cordon ombilical en prenant cette mère pour lui, d'où une fille déconnectée, restée dans une autre réalité, incestueuse, loin, fermée, mais c'est encore pire, c'est un père qu'elle ne peut pas distinguer de sa mère!
Car Sylvie, ne serait-ce pas une fille comme offerte à la mère par le père pour que cette mère croit qu'il est toujours là, que c'est elle qui l'a, le phallus, entre ses mains toutes puissantes?
Cette fille semble être la présence phallique incarnée du père, toujours là avec la mère. Tumescence, détumescence, et mère qui mange tout. Maniaco-dépression. Lit du couple toujours en train de la procréer. Christine Angot évoque ce père pervers. Le pervers est sûr, écrit-il, que sa mère a un phallus. Sylvie est le phallus maniaco-dépressif de sa mère. Sans limites de l'envahissement qui la pénètre! Pression folle! Electrochocs! Orgasmes du couple! Puis dépression, énergie totalement dépensée, champs de ruines, chaos, tristesse post-coïtum! Mère qui, par sa fille, a éternisé en elle cet homme. Psychose maniaque! Envahissement de sa tête, excitation sans limites, comme sa mère se sentant envahie de lui! Temps arrêté à cette scène-là! Fille immobilisée dans cette réalité-là, incarnant pour sa mère cette scène-là retenue infiniment! Père pervers qui est donc sûr que la mère a le phallus! Et pour cause!
Envahie, Sylvie! Avec François, et tout son désordre, l'odeur de tabac, l'envahissement commence à prendre un sens nouveau! Elle peut dire quelque chose! Elle peut résister. Dès qu'ils sont proches, ils s'éloignent! Elle se couche tôt, et lui tard. Ils ne dorment pas ensemble. Il vit la nuit, et le jour est toujours plus ou moins flou. Elle adore se réveiller. Donc, l'envahissement commence, par leur vie de couple, à pouvoir être un peu endigué. Mais Sylvie, en même temps, elle est en état d'addiction par rapport à ce qui lui met la pression, l'excitation folle, ce qui lui entre si sauvagement dans la tête, alors elle en veut à François de ne pas être à la hauteur de son père. Et lui, en quelque sorte: et bien reste avec lui, c'est-à-dire avec elle, ta mère, tu es morte pour moi, c'est fini, et elle, elle s'aperçoit enfin que son père est une femme. Une mère incestueuse. Pour laquelle sa fille a toujours été une façon de garder en elle le phallus tumescent / détumescent!
Dans sa façon même de partir, dans cette possibilité pour l'histoire d'aller jusqu'au bout, cet homme, François, a vraiment compté pour elle. Laisse des traces. Pour la première fois, elle voit cet homme qui l'avait envahie différemment de son père partir avec une femme. Comme si son père rejoignait sa mère, peut-être, sans que cette mère n'ait plus besoin d'elle pour perpétuer la présence phallique du père en elle. Un homme et une femme s'éloignent et ce qui se passe entre eux ne se passe plus à travers sa tête et son corps. Comme si, dans sa vie de couple avec François, ce qui avait pu vraiment se vivre, c'était quelque chose resté en rade, à savoir que son père vienne lui enlever sa mère. Alors, la fille n'est plus le champs maniaco-dépressif de leurs ébats. Alors, l'homosexualité ne rôde plus.
Depuis longtemps, Sylvie rêvait d'être une vieille femme. Qu'est-ce que cela voulait dire? Ne plus être, enfin, le théâtre d'ébats, traversée par ça? Une vieille femme à qui ça n'arriverait plus? Imaginer la tranquillité, la fin de la phase maniaque suivie de la phase dépressive?
Sylvie, elle-même mère d'une fille, ne supporte pas de voir cette fille s'ennuyer. C'est après la naissance de cette fille qu'elle est devenue maniaco-dépressive! Elle regarde cette adolescente rebelle de l'intérieur, radicalement, d'une beauté presque intimidante à force d'être loin, indifférente à l'entourage! On a l'impression que cette mère, Sylvie, a un besoin vital d'une fille réussissant comme actrice, pour traiter sa tristesse infinie. Juste une ou deux phrases, dans le roman, positionnant la fille par rapport à sa mère Sylvie: une mère qui ne peut supporter que sa fille s'ennuie, comme si ça plombait encore plus sa propre mélancolie, comme si de la voir vraiment vivre était une sorte d'anti-dépresseur! Se dessine juste par une petite phrase le geste d'une mère qui serait tentée de se traiter, après le chaos consécutif au départ du père, par sa fille. Juste pour à peine évoquer que ça peut se faire. Se perdre dans la contemplation de sa fille incarnant ce qu'elle était adolescente, étudiante.
Finalement, cette histoire de couple, entre une femme dangereuse et un type échoué sur une route, est une vraie histoire allant jusqu'au bout! Jusqu'à Sylvie, aucune femme n'était la bonne. Mais là, oui. Il s'était enfin passé quelque chose! A quel point elle avait été heureuse de l'avoir dans sa vie! Bien sûr, on dirait que, au fil du roman, c'est la tristesse qui prend le dessus sur la phase maniaque. Il est beaucoup plus question d'angoisse, de dépression, que d'excitation faisant exploser les limites, comme si s'inscrivait peu à peu un départ, comme si la pression était en train de la désenvahir! Alors bien sûr, la tristesse est intense, sans remède, peut-être même pas la fille. Tristesse de fond permanente! Sans remède! La destruction a eu lieu! Tu es malade, mais moi je ne veux pas en entendre parler! Soudain, François est devenu un autre! Plus que d'être usés, ils avaient usé l'un de l'autre pour avancer chacun leur propre histoire, différente. François s'est arraché du piège. C'est comme si Sylvie était tombée par terre brusquement après avoir été portée par la souplesse d'un animal, écrit Christine Angot. Portée par un phallus qui, enfin, la lâche, et c'est rude! Le moment est enfin venu de dire "jamais plus!".
C'est sur la mère que se conclut, bien évidemment, le roman. Sylvie, chez sa mère, se rend compte à quel point son mari n'est plus que son reflet. Cette mère n'avait toléré les hommes dans sa vie qu'après les avoir féminisés. Elle ne supportait son statut de femme, en bonne castratrice, que si un homme le supportait aussi! Dans cette distance qui permet à Sylvie de vraiment voir sa mère, et même de penser qu'elle fut un poids pour elle, ne pouvons-nous pas noter une différence entre ce mari, castré, féminisé, n'en ayant pas, exactement comme sa femme, et le père de Sylvie, un homme pervers qui, lui, en tant que pervers, était sûr que sa mère avait un phallus. Le mari de sa mère n'est pas comme son père, on a l'impression. Son père, comme il était sûr que sa mère avait un phallus, peut-être qu'il a voulu en donner un aussi à la mère de Sylvie, et ça a été Sylvie. Mais là, quand Sylvie regarde sa mère et son mari, elle la voit, on dirait, comme si elle n'en avait plus, de phallus, et comme si, pour rester puissante, elle avait dû castrer aussi son mari pour qu'ils soient pareils.
Tendue et ruminante, cette écriture , sans répit, qui pourtant a su brillamment raconter comme la vie de ce couple-là a réussi à faire bouger quelque chose qui était resté figé pour chacun d'eux. L'immense sensation de vide qu'a Sylvie à la fin est autre chose que la pression-dépression. On dirait que quelque chose la définitivement désenvahie! Cela aurait-il servi à ça, ce bout de chemin de vingt ans ensemble?
Alice Granger Guitard
12 septembre 2004