par Alice Granger
Editions Les Belles lettres.
Cet essai en deux tomes prépare le roman actuel mettant en scène deux personnages, bien sûr Homo festivus, façonné par notre civilisation hyperfestive post-historique, omniprésent, envahissant et infantilisé, mais aussi Homo criticus, très vivant à travers son écriture critique et théorique, dont le rire pourrait bien piquer à vif Homo festivus ( incarnant le dernier homme de Nietzsche ) prenant soudain conscience de l'ennui bien contrôlé, programmé, sécurisé et uniformisé dans lequel il baigne. Quant à Homo sapiens, l'homme de l'époque historique que son travail nourrissait et pour lequel les fêtes n'étaient qu'une bouffée d'ailleurs dans les intervalles où il ne travaillait pas, on sent que Philippe Muray ne le regrette pas.
D'où vient Homo festivus, dont la métamorphose a déjà eu lieu comme l'écrit Philippe Muray? Ce sont tous ces êtres humains de la planète dont l'économie mondiale n'a plus besoin, et dont il fallait trouver une solution pour qu'ils ne soient pas une menace pour l'élite dominante. La solution, c'est la fête généralisée, instrument par lequel le pouvoir neutralise la menace potentielle de rébellion de ces êtres dont il n'a pas besoin, le NON étant noyé dans le ON de l'émotion collective. Qu'ils s'éclatent dans la multiplication des fêtes collectives, et qu'ils ne sachent jamais que le pouvoir leur fait la fête.
Donc, la fête généralisée comme solution pour éternellement distraire le nombre important d'êtres humains dont une minorité de dominants n'a plus besoin. Pour, littéralement, les neutraliser. Le totalitarisme d'autrefois n'y avait pas pensé. Pouvoir total sur eux. Parfaitement programmés par leur auto-programmation à vouloir rester dans le devenir-nursery du monde, dans la californisation des villes, dans la métamorphose touristique des moindres recoins de la planète devant produire des certificats zéro-risque ( nursery ) (Interventions américaines, par exemple au Kosovo pour en fin de compte rendre les régions à risques sans risques pour les touristes ) ( Etres désormais nourris par ce tourisme, d'où voie de résolution du problème de comment nourrir cette population-là ).
Comment la fête collective généralisée par la prolifération des fêtes (Gay Pride, fête de la musique, des grand-mères, Halloween, Love Parade, Techno-Parade, les rues aux rollers, etc...), a-t-elle pu se présenter comme la solution par excellence pour neutraliser ceux dont on n'a pas besoin et qui peuvent foutre en l'air la tranquillité d'une poignée de dominants pour lesquels tout baigne et dont la seule menace est cette majorité d'êtres dont ils ne veulent rien savoir? C'est très simple, très efficace, et cela peut aussi rapporter beaucoup: en refixant la sexualité de tous au stade de la bisexualité psychique infantile. En exploitant le désir infantile de ne pas grandir. En mettant à disposition, magiquement, une vision du monde en fête hallucinée les enfermant dans une nursery, dans un bain de musique comme dans la matrice de maman. C'est la bisexualité infantile qui est la parfaite complice du pouvoir, qui permet un contrôle total et tout en douceur de tous ceux qui ont accepté avec une si grande unanimité de retomber en enfance.
Cette solution trouvée par le pouvoir doit bien entendu prendre l'apparence de la rébellion. C'est indispensable. Et les rebellocrates sont les meilleurs agents d'une mise sous contrôle total d'une majorité d'habitants de la planète. Faut qu'au départ ils aient l'impression qu'on veut les empêcher d'être heureux, donc qu'il faut qu'ils luttent, combattent, le meilleur cinéma en la matière étant celui des droits de l'homme et du droit d'ingérence, il faut qu'ils soient des victimes en puissance, il faut mettre en relief le pathos et venir au secours, il faut exalter la fraternité et l'égalité en braquant la caméra médiatique sur les manquements à ces droits fondamentaux. Des rebelles que les droits de l'homme et le droit d'ingérence contrôlent parfaitement en sachant ce qui est Bien pour eux et les reformatant au nom de ce Bien supposé être identique pour tout le monde. Ces rebelles victimes car n'ayant pas encore eu droit à la grande distribution de fêtes infantilisantes sont recherchées partout, la culture , la poésie et l'art bien conformistes venant partout coloniser comme une enveloppe placentaire, les artistes tous plus ou moins salariés du pouvoir étant les meilleurs instruments de contrôle d'une population dont les moindres désirs sont désormais parfaitement programmés dans le sens de la bisexualité infantile où le principe de plaisir est le principe de réalité. Les rebelles ont l'impression d'avoir gagné lorsqu'ils peuvent un peu plus jouir des choses qui bougent ( exactement comme le foetus baigne toujours dans quelque chose qui bouge, qui est en mouvement ). Les rebelles, lorsqu'ils revendiquent, aidés par l'ingérence, les droits de l'homme et l'humanitaire, bien préparés par la société du spectacle en matière de vision du monde à biberonner, ne font que révéler au pouvoir qui ne rêve que de les neutraliser qu'ils sont complètement entre les mains de leur bisexualité infantile, dont les homosexuels sont dans notre société les chef de file et le symptôme de la retombée en androgynat et en hermaphrodisme. En réalité, le pouvoir, loin de refuser à cette majorité dont il n'a que faire le droit à aller se baigner tel un foetus dans la fête organisée, a tout intérêt à ce qu'elle y aille, mais de son propre choix, qu'il faut faire habilement ressortir. Jamais totalitarisme n'a été aussi efficace. Et l'oxymore de la guerre éthique triomphe dans cette façon dont le pouvoir fait la fête à tous ces retombés en enfance. Rien de plus dociles que ces gens pour qui vivre c'est jouer et faire la fête tout le temps même en travaillant, d'ailleurs de plus en plus dans le tourisme.
Philippe Muray évoque la disparition, avec la fin de l'époque historique, de la fonction paternelle, du patriarcat. Au profit du matriarcat gérant l'infantilisation complète d'Homo festivus. A le lire, pourtant, nous soupçonnons que ce patriarcat, à travers le pouvoir qui neutralise par la fête et l'exploitation de la bisexualité infantile indifférenciante une majorité d'humains qui sont de trop et qui pourraient infiniment déranger par leur violence, reste en embuscade, très fort. Pour réapparaître dans le rire d'Homo criticus, qui se moque tellement de tous ces bébés qui ne s'aperçoivent pas d'une entité bien plus forte qu'eux et qui leur a fait la fête, qui les a rendus impuissants à toute critique et à désirer autre chose que ce qu'on leur donne dans le biberon pré-rempli du principe de plaisir.
Tout se passe dans ce roman actuel qui s'esquisse dans l'essai de Philippe Muray comme s'il y avait, en réalité, une instance paternelle qui a trouvé la solution très contradictoire, très paradoxale, pour réintroduire une réalité très dérangeante, très imprévue, dans la vie de cette foule de gros bébés qui croyait n'avoir plus aucun antagonisme à craindre, plus aucune altérité pour se comparer à leur infantilisme, pour les décoller de leur matrice.
Dans ce roman qui s'esquisse, une poignée de dominants (représentant l'instance paternelle) semble ne rien vouloir savoir des enfants qui se reproduisent sur la planète, qui les dérangent comme les pères sont dérangés par la turbulence et l'envahissement monstrueux des enfants. Alors, la meilleure façon de n'en rien vouloir savoir et aussi d'en avoir le contrôle ( forcément moral ) absolu, c'est de les reléguer, et de les laisser se reléguer tous seuls, dans le devenir-nursery de notre monde, avec la complicité des femmes. Que les femmes s'en occupent, qu'elles reviennent elles-aussi à la bisexualité infantile effaçant la différence des sexes pour se mettre en symbiose avec les restés en enfance et les retombés en enfance. C'est pour cela que Philippe Muray fait remarquer à juste titre que ce sont les femmes et les enfants qui font de plus en plus la fête et en redemandent, ces deux dernières années ( voir la participation active des femmes à la fête collective du Mondial ). Mais le matriarcat qui s'est mis en place après la fin de l'Histoire ( le patriarcat s'effaçant avec un devenir-femme des hommes-à-poussette par exemple) ne pourrait-il pas être aussi entendu comme l'arme infaillible du patriarcat embusqué, qui ne perd rien à attendre bien au contraire, pour faire apparaître le ridicule infantilisme hyperfliqué d'une majorité d'êtres humains? Comme la meilleure façon de réapparaître, avec un grand rire moqueur? Impuissance apparente contre l'envahissement colonisateur des enfants ( tout le monde redevenu enfant ) et puissance du rire moqueur prenant en flagrant délit l'infantislisme généralisé. Oxymore de l'impuissance puissante.
Alors, mes petits, adultes retombés en enfance mêlés aux enfants nursurisés, tous ensemble comme un immense banc de poissons en rollers, on vous a fait la fête, dit dans un très grand rire Homo criticus. Et vous, les femmes, ça vous suffit d'être les reines idéalisées du matriarcat, dont la libido se satisfait de la bisexualité infantile? Femmes et enfants, pourrait-il arriver que vous vous contredisiez en matière de fête, tellement on vous a fait la fête? Reconnaissez que moi, Homo criticus, en ne vous contredisant jamais dans votre désir de baigner dans la fête, je suis très fort. Avec mon rire, je vous attends au carrefour de votre ennui malgré la ballade éternelle dans le bateau du monde qui bouge pour vous. Une matrice, c'est forcément un beau jour trop étroit, trop contrôlé.
Bravo, Homo criticus !
Alice Granger