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Les fictions du politique chez Céline - Yves Pages
par penvins

Seuil 1994

 

 

L'essai d'Yves Pagès demande une attention particulière en raison de la complexité du sujet et de la précision de l'enquête historique qui y est menée. Le langage universitaire ne facilite pas toujours la compréhension mais l'enjeu est tel que l'on ne s'y arrêtera pas. En outre il nous a semblé qu'il apportait sur Céline hors de la sphère proprement politique des éléments qui viennent en renforcer significativement le portrait.

 

Yves Pagès étudie trois éléments de contestations récurrents dans l’œuvre de Céline: l'intellectualisme, l'idée de Progrès, La notion de Prolétariat. Il s'emploie à rechercher quelles sont les références de l’écrivain dans ces trois domaines, autrement dit d'où vient sa pensée politique.

Il découvre – ou redécouvre – de ce fait une rage bien antérieure à l'antisémitisme de 1937, issue de la guerre de 14-18 et de l'impasse dans laquelle s'est trouvé l'anarchisme à l'approche de la Grande Guerre. Il soulignera par exemple la différence entre le réquisitoire célinien et celui de Barrès en effet : le premier tout à l'opposé du second prône une inertie créatrice, une philosophie sans héros positif et démontre par l'absurde la vanité de la guerre.

 

Contre l’intellectualisme, l’autodidaxie.

 

Le combat de Céline est un combat contre la stérilité de l’intellectualisme.

Pagès rappelle que la belle Epoque fut celle des beaux jours de l’autodidaxie.

Les magazines à grand tirage prenant conscience de l’appétit d’instruction vulgarisent un savoir jusque là réservé à l’élite, les syndicats eux-mêmes participent à cette contre-éducation des faubourgs et les anarchistes soutiennent cette réappropriation du savoir. Céline à l’instar des anarchistes part du primat de l’émotion sur l’intellect. Le titre d’un de ses pamphlets « L’Ecole de cadavres » rappellera d’ailleurs le rôle de l’enseignement officiel dans l’embrigadement des peuples.

Le pamphlet c’est le lieu où s’exprime le penseur individuel, le pamphlétaire développe son savoir-convaincre sans se soucier des grandes entreprises de propagande standard . L’auteur rappelle à cette occasion que si l’on se souvient des polémistes de droite : Drumont, Barrès, Daudet, Maurras, ceux d’ultra-gauche n’étaient pas moins nombreux : Zo d’Axa, Libertad, Darien, Pouget, Le Rétif…

 

En marge de l’autodidaxie naît l’utopie Fouriériste, Céline la rencontrera à la Ruche près de Rambouillet où il faisait son temps au 12e cuirassier. Sébastien Faure y a installé son école d’inspiration libertaire, mais cette Utopie prendra fin en 1917 La guerre maudite est venue, soumettant ’la ruche’ à la plus rude des épreuves. La mobilisation l’a privée de la presque totalité de ses collaborateurs.

De cette Ruche que l’on retrouve presque trait pour trait dans Mort à Crédit Yves Pagès dit  quelle est la véritable utopie manquée de Céline. Oh ! on n’a jamais fraternisé – c’est pas l’envie qui nous manquait avoue Céline. Et cette faillite de l’utopie le conduira à créer la fiction potagère de Courtial, une féerie du désastre qui nourrit son art poétique. Désormais le chaos confine au merveilleux, mais pour cela il fallait remettre l’Utopie sur ses pieds, la soustraire à sa finalité idéale, à sa visée progressiste.

 

 

Le Progrès

 

A partir de l’exemple de l’électricité Yves Pagès décrit un Progrès dont la guerre a modifié les fins, un Progrès au service de l’ordre et de l’autorité. Le Progrès entre autre, c’est l’électroculture, cette utopie qui alimente la féerie de Courtial des Pereires, Yves Pagès rappelle qu’à l’aube de la Première Guerre mondiale certains y croyaient. Céline, lui, tourne en dérision cette croyance au Progrès de la science. Il sait ce que les hommes feront du Progrès et à quoi ils emploieront l’électricité :

On appellera cela la torpille électrique – une forme d’électrochoc -  elle sera utilisée pour hâter la guérison des blessés de guerre, ceux pour lesquels il n’est relevé aucune lésion organique et qui présentent des troubles nerveux supposés ou réel …  cette électrothérapie - que subira Céline lui-même - est appliquée pour secouer le système nerveux des soldats et les rendre à nouveau apte au combat.

 

Le gaz fournira un exemple encore plus saisissant de la critique du Progrès vu par Céline. Yves Pagès élève d’Henri Godard, rappelle que ce dernier a exhumé un synopsis de Guignol’s Band où Céline dès 1940 décrit l’expérimentation des masques à gaz. Les militaires en 1916 appelaient « Chambres à gaz » ces pièces où l’on testait l’efficacité des masques : Céline semble avoir découvert - ou redécouvert si l’on veut - les conditions mêmes du programme d’extermination nazi, son modèle réduit, du moins. C’est en développant, par une pure puissance d’imagination critique, la logique virtuelle des « chambres à gaz » […] que Céline a pu anticiper inconsciemment sur les conséquences tragiques d’un tel dispositif militaro-industriel.

 

L'essayiste revient également sur l’attitude de Céline face au modèle Fordien, la fameuse note de Céline sur l’organisation sanitaire des usines Ford à Détroit. Ce que décrit le médecin est tellement énorme qu'il y voit une manière de dénoncer l’indicible. Bien sûr le modèle de Ford est accepté et même  cité en exemple par Céline mais l’emploi de la main d’œuvre malade y est certainement très exagérée, le cliché poussé à l’extrême de sorte que la lecture définitive se trouvera dans le Voyage celle de la déshumanisation par le machinisme. Yves Pagès ajoute que Le non-dit de l’économie totale du fordisme dépend une fois de plus de la scène primitive d’un Progrès militarisé. En effet ce que la guerre de 14 a appris à Céline et qu’il donnera à lire dans Maudits Soupirs c’est que les soldats blessés feront de très bons ouvriers pour les usines d’armement..

 

Le troisième thème célinien, la réfutation du messianisme prolétarien Y. Pagès le divise en trois : Réfutation de l’honneur, refus de l’esclavage, rejet de la foule.

 

Céline en revient à la pensée janséniste du XVIIe c.a.d. avant l’idée de Progrès du siècle des Lumières et décrit un homme mu par l’instinct et la vanité tout à l’opposé du modèle Rousseauiste. Mea Culpa (dont on sait qu’il fut écrit au retour d’U.RS.S. ) marque un tournant, Céline dénonce l’imposture prolétarienne – celle de l’Esclave qui se fait passer pour un ange et masque ses vrais instincts, son ressentiment, en tentant de faire croire à la bonté a priori des faibles.

Alors que Barrès tente de réagir au nihilisme en inventant une transcendance belliciste et patriotique Céline est de la génération suivante celle qui ne croit pas à la guerre, qui refuse les héros ou plutôt pour qui les héros sont précisément ceux qui refusent, ceux que d’autres prennent pour des lâches. Ainsi Céline va donner à la lâcheté ses lettres de noblesse, sa vraie valeur politique, celle du refus d’obéissance libertaire.

 

Le désir d’être dominé. C’est le peuple qui s’asservit, se coupe la gorge, qui, ayant le choix ou d’être serf ou d’être libre, quitte la franchise et prend le joug, qui consent à son mal, ou plutôt le pourchasse écrivait La Boétie en 1546. Yves Pagès analyse le sado-masochisme célinien comme un consensus entre le serf et le despote où le peuple n’est plus la victime passive du despote mais selon le schéma Deleuzien son paradoxal professeur de violence et pour sortir de ce jeu social sado-masochiste, l’anarchiste ne peut se définir par rapport à l’ordre établi mais dans un état antérieur des mœurs, n’ayant jamais connu de limitations morales en renouant avec un état premier du chaos. Le héros célinien tel Bonnot cerné par une foule surhaineuse de milliers de badauds s’offrira donc en sacrifice ou tel Borokrom dans Bagatelles : un anarchiste, devenu Roi, [qui] décide de se faire supprimer par ses propres sujets pour permettre l’édification d’une société sans classe, ni Etat.

 

Dernier aspect du rejet par Céline du messianisme prolétarien : La phobie des foules. Yves Pagès débusque dans la Psychologie des foules de Gustave le Bon qui fut un des bréviaires de la France d’avant 1914 l’arrière plan théorique de la foule célinienne. Le Bon sera l’inspirateur d’Hitler et de Mussolini, Céline cependant ne crée pas de foules fascinés par un meneur machiavélique mais au contraire par des hommes qui proposent à leur soif d’autorité un dérivatif orgiaque. Le héros-narrateur célinien quant à lui restera à l’écart de la foule et de ses transes morbides, allant tel la mère Henrouille jusqu’à se barricader C’est contre le dehors au contraire qu’elle était contractée, comme si le froid, tout l’horrible et la mort ne devaient lui venir que de là, pas du dedans. Du dedans, elle ne paraissait rien redouter.

 

L’antisémitisme.

 

Yves Pagès ne peut manquer d’aborder la question de l’antisémitisme de Céline mais il le fait en dernier, volontairement après avoir exploré les fondements de son imaginaire politique et le présente comme un « argument totalisant » qui occulte les sources anarcho-libertaires

Yves Pagès souligne que Ni le culte du Travail, de la Famille et du retour à la Terre, ni celui de la discipline, de l’héroïsme et de la violence de masse ne trouvent le moindre écho dans ses écrits, bien au contraire. La diatribe raciste n’a pas secrété chez Céline ce sursaut volontariste qui permet la constitution d’une positivité politique de type fasciste comme cela a été le cas pour une partie des gauchistes d’avant 14 dont l’antisémitisme servit selon Zeev Sternhell de lien avec l’extrême droite. Revenant sur l'ouvrage de Sternhell Ni Gauche, Ni Droite Pagès réfute la généralisation abusive d'une coalisation entre gauche et droite. Contre-exemple parmi d'autres les principaux animateurs […] de la rédaction de La Voix du peuple […]  [qui] résistèrent à l’essor de cette démagogie antisémite et évitèrent toute compromission avec le corporatisme populiste ultra-droitier.

L’émergence de l’obsession antisémite à partir de 1937 ne permettrait donc pas de relier l’imaginaire politique de Céline à un quelconque préfascisme bien au contraire les thèmes antiautoritaires, utopiques, autodidactiques, argotiques… et le refus individualiste du messianisme prolétarien de Céline s’opposent un à un à l’idéologie fasciste.

Yves Pagès avance alors l’hypothèse que ces credos phobiques cherchaient à faire leur deuil d’un antimilitarisme désormais indicible.

 

Ayant rendu compte de cet essai qui replace Céline dans son contexte politique, je vous invite encore une fois à le lire si vous souhaitez approcher la complexité d’un romancier et sans doute aussi d’une époque lorsque la guerre de 14 interdit que l’on dise et que l’on pense autrement que « positivement », en bon patriote.

 

 

Penvins

22/02/2004

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