par Amélie Averlan
Le poète et la cigale et autres textes
Tristan Corbière
Par Amélie Averlan
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Cest du mais jai mis là mon humble nom dauteur(Tristan Corbière, " ça ? ")
Arrière-plan et visée
" Le poète et la cigale ", poème liminaire des Amours jaunes, constitue un contre-pied singulier de " La cigale et la fourmi ", première fable du Livre premier des Fables de La Fontaine. A larrière plan se trouve explicitement convoqué un poète, qui plus est un auteur classique et reconnu, qui dédicaça ses fables au Dauphin, et dont le but était dinstruire, de remettre en cause son gouvernement tout en se plaçant sous son égide.
Quen est-il de Tristan Corbière ? Il se place de manière courtoise sous légide de Marcelle, à qui il dédicace son poème dont la forme convoque celle de la fable : ce poème est composé de vingt-deux vers, tous composés de sept syllabes telle " La cigale et la fourmi ". De plus, les rimes suivies du premier au quatorzième vers puis embrassées du quinzième au dernier vers, épousent celles du poème copié : La Fontaine fait rimer " chanté " avec " été ", et Corbière " rimé " avec " imprimé ", reprenant parfois littéralement les fins de vers de La Fontaine tels " morceau "/" vermisseau ", ou " famine "/" voisine ". Corbière reprend aussi le même schéma énonciatif : un narrateur-poète conte une histoire entre deux personnages. Dans un premier temps, ces deux personnages nous sont présentés (vers 1-14), et cette description laisse place dans un second temps, au discours des deux actants(vers 15-22).
Dun point de vue formel, une première dé-marcation se fait jour à travers la syntaxe et le rythme :
" La Cigale, ayant chanté
Tout lÉté,
Se trouva fort dépourvue
Quand la bise fut venue. "
" Un poète ayant chanté,
IMPRIMÉ
Vit sa Muse dépourvue
De marraine, et presque nue : "
Si laccent est mis dans le premier poème sur la cigale au premier hémistiche, et sur le " Tout " insistant sur la durée (pourtant minime) dune saison envahissant un vers entier, nous constatons que chez Corbière laccent est mis sur laction qui participe à la mise en scène de faits passés (et non dune durée) comme arrière-plan. Corbière fait sopérer une première dislocation en faisant du poète et de la muse deux thèmes égaux et principaux qui viennent à se confondre dès les premiers vers. La visée de ce premier poème des Amours jaunes est de constituer une première approche du recueil placé sous le signe dAmours trompées, cest-à-dire nombreuses, fausses voire faussées : Corbière prend le contre-pied de poètes prédécesseurs comme La Fontaine Baudelaire ou Hugo en témoigne " Gente Dame " référant directement aux Feuilles dautomne et plus particulièrement à " A une femme "-, et chante gaiement des amours mal-heureuses.
Poète cigale et fourmi
Poète, Muse, cigale ou fourmi ? Qui " elle " ? Ce premier poème met en perspective labsence de référent et de locuteur logique. A travers ce poème-préface cest bien la confusion qui va ouvrir au lecteur de nouvelles perspectives de lecture.
" Pas le plus petit morceau / De vers ou de vermisseau. ". Est-ce la Muse ou le poète qui na pas le moindre vers à lire ou à écrire ? " Il alla crier famine / Chez une blonde voisine ". De quelle voisine parle le narrateur, celle du poète ou de la Muse ? " - Oh ! je vous paîrai, Marcelle, / Avant laoût, foi danimal ! / Intérêt et principal. -". Qui parle ? Les voisines se parlent-elles entre elles ? " (Cétait une rime en elle) ". Les tirets jouent-ils le rôle dune mise en forme dun discours intérieur rapporté ?" Votre Muse est bien heureuse ". La voisine se prend-elle pour la Muse ? Le poète et la voisine saccordent-ils à/pour faire de la Muse une fourmi ? " Voyons : chantez maintenant. ". Les Muses saccordent-elles maintenant pour voir si le poète va bien chanter ? Les Muses doivent-elles chanter pour inspirer le poète et ouvrir le recueil ?
Le poète nest-il pas tout simplement la fourmi-cigale qui va mendier et chanter les passantes qui inspirent au poète des " Amours jaunes " telles que nous les avons définies précédemment ?
Le poète est bien celui qui chante, comme nous amènent à le penser les rimes, et la voisine celle qui se donne en prêtant son nom : " heureuse " / " prêteuse " ; " plaise " / " aise " ; " venant " / " maintenant ". Tout nous amène aussi à penser que la Muse et le poète ne font quun. Le verbe " voir " en ouverture du poème a pour sujet le poète, qui voit sa Muse dépourvue de marraine, et donc sans chant, qui est aussi la situation dans laquelle est le poète. Lénonciateur de " Voyons : chantez maintenant ", pourrait donc être un tiers, comme par exemple le lecteur témoin de ce spectacle où le poète samuse à confondre les voix et le rôle de(s) Muse(s). Le poète en faux troubadour va chanter la voisine, pour que lui-même et sa Muse recouvrent la voix par la voie du poème.
Jai pris, pour tappeler, ma vielle et ma lyre./ Mon cur fait de lesprit le sot pour se leurrer
(Tristan Corbière, " Le poète contumace ")
Le recueil est placé sous le signe damours déçues, comme nous lavons souligné précédemment. De quelle manière, dès " Le poète et la cigale ", cette déception est-elle exprimée ? Dans quelle mesure ce premier poème annonce presque en programme, grâce au dernier poème " La cigale et le poète " , ce gai désespoir que constituent Les Amours jaunes ?
Si Muse et poète ne font quun, nous pouvons déjà remarquer que celle-ci va être un intermédiaire privilégié dexpression. La Muse va constituer un détour à lexpression du désespoir ou de labsence de nouvelle inspiration du poète. Rappelons que le poète voit sa Muse " dépourvue / De marraine, et presque nue ". La Muse ne serait-elle pas convoquée ici pour évoquer la poésie même de Corbière, celle qui est sans " parrainage ", qui va mendier chez les éditeurs quelque habillage? Nest-ce pas parce que celle-ci ne plaît pas que le poète est obligé daller dénuder la voisine ?
" Le poète ayant chanté,
Déchanté,
Vit sa Muse, presque bue,
Rouler en bas de sa nue
De carton, sur des lambeaux
De papiers et doripeaux."
Avec ce dernier poème des Amours jaunes, le sens du poème liminaire est remotivé. Le poète comme la Muse sont réduits à létat de mendiants, usés et redescendant dun ciel de papier mâché. Le poète saccuse alors davoir mis sa Muse en loque :
" Il alla coller sa mine
Aux carreaux de sa voisine,
Pour lui peindre ses regrets
Davoir fait Oh : pas exprès !
Son honteux monstre de livre ! "
Le poète nest plus défini comme chanteur, mais comme peintre. Le poète-peintre regrette davoir chanté faux en ayant fait son " honteux monstre de livre ". Le livre difforme est cet objet de honte pour la Muse, mais aussi pour le poète qui sest vu contraint décrire ce jeu dAmours faussées, annoncées dès le premier poème par ce jeu de confusions entre Muse/voisine/poésie et poète/cigale/fourmi. Cette contrainte que nous devons définir telle une pulsion, en vertu dune définition anachronique, constitue la principale défense du poète :
" - " Mais : vous étiez donc bien ivre ?
- Ivre de vous ! Est-ce mal ?
- Ecrivain public banal !
Qui pouvait si bien le dire
Et, si bien ne pas lécrire !"
Ces Muses-cigales unies dans ce " vous " qui fait sexclamer le poète, est à lorigine de cette ivresse muette qui a poussé celui-ci à fausser ses amours, premièrement en les confondant, et deuxièmement en les rendant publiques, cest-à-dire aussi en ayant voulu les faire fructifier :
" - Jy pensais, en revenant
On nest pas parfait, Marcelle
- Oh ! cest tout comme, dit-elle,
Si vous chantiez, maintenant ! "
Le dernier vers est encore une invocation pour que le poète recouvre sa voix, chute déjà préparée par Corbière qui a clos Les Amours jaunes par " rondels pour après ", ultime défense pour dire son chant recouvré grâce à cette forme de poème le rondeau destiné à être chanté, et faisant appel à la clôture/ouverture du premier poème : " Voyons : chantez maintenant. ", tel un appel au lecteur idéal, celui qui rira jaune après ça.
Poète Après ? Il faut la chose
(Tristan Corbière, " Paris ")
Le mâle-poète en mal de fleurs
Quest-ce que la chose pour le poète Corbière, si ce nest celle annoncée dès le premier poème des Amours jaunes, voire dès son titre même ? les amours jaunes du poète et de la cigale, de la cigale et du poète du pareil au même : A petite muse, petit poète ; à petits jeux petits mots, et ce dit et montré :
" Pas le plus petit morceau
De vers ou de vermisseau. "
Ces deux vers créent un effet de litote redondante, le vers, le mot même, en rejet, pour nêtre plus quun vermisseau. Le vers nest pas seulement rejeté, il est aussi mis en suspens telle la réponse de la voisine face au poète restant sur sa faim,
" La priant de lui prêter
Son petit nom pour rimer. "
Encore une fois, la litote est bien présente à travers le simple prêt demandé, et le nom qualifié de petit de la voisine. La litote adoucit cette fois-ci les propos dun poète au départ affamé, criant, priant, et dune muse dépourvue et presque nue.
" - Quoi : cest tout ce quil vous faut ? ", répond la voisine amusée, invitant le poète à vider ses vers " Nuit et jour, à tout venant ", débordement de contre-pied par rapport aux litotes antécédentes, prévoyant limpératif du chant : " chantez maintenant. ".
" (Cétait une rime en elle) " : entre parenthèse, loin dêtre de second intérêt, ce vers met au contraire laccent sur la véritable préoccupation du poète, ce sur quoi va porter toute son attention, la femme. Elle est en effet présente dans chacune des sections du recueil, voire dans chacun des poèmes. Plusieurs des titres des Amours jaunes annoncent déjà cette présence au sein du recueil. A travers " A léternelle madame " directement suivi par " Féminin singulier " puis par " Gente dame ", la muse féminine ouvre la section intitulée Les Amours jaunes. A travers cette même section, elle apparaît ensuite sous des aspects divers ; celle dune passante dans " Bonne fortune et fortune ", ou dune " femme trois fois fille " dans " A une camarade " ; puis, un poème porte le titre même de " Femme " avec pour sous-titre ou exergue " La Bête féroce ", avant de laisser la place aux poèmes des fleurs, allégories damours féminines, tels " Duel aux camélias " et " Fleurs dart ", pour nêtre plus que " lAbsente Qui sait ? " dans " Le poète contumace ".
Poète ou Muse, ces deux voix sont empruntées par Corbière comme le montrent si bien les deux poèmes marqués de la même exergue " La Bête féroce ", que sont " Femme " et " Pauvre garçon ". Dans ces deux poèmes, la femme parle du poète telle une troisième personne. Lamour y est toujours malheureux, incarné par " Lui ", et la femme, contrairement à la tradition ronsardienne de la renaissance est une " Bête féroce ", " - Cest la male-fleur, la fleur de bohème- ", lamour un combat, les armes chargées à blanc, autre couleur pour dire dans ce contexte le jeu faussé de balles renvoyées dun poème à lautre :
" Cest innocent. Et lui ? Si larme était chargée
- Et moi, jaime les vilains jeux ! "
" Jai fait des ricochets sur son cur en tempête.
Il regardait cela Vraiment, cela lusait ? "
" Oui ! Baiser de Judas Lui cracher à la bouche
Cet amour ! Il la mérité - "
" Se serait-il laissé fluer de poésie
Serait-il mort de chic, de boire, ou de phtisie,
Ou, peut-être, après tout : de rien
Ou bien de Moi. "
Dans ces deux poèmes, la voix de la femme est donc empruntée pour dire le mal dun poète qui se tourne lui même en dérision, en prenant par exemple le contre-pied de lidéal baudelairien lors de la peinture non métaphorique de cette femme " pas belle ", et dun poète sans art qui chante faux : " Votre Muse est bien heureuse ".
Le rire jaune des souvenances
Quel est celui qui composera lInvitation au voyage, quon puisse offrir à la femme aimée, à la sur délection ?
Les Amours jaunes suivent véritablement un chant, qui va de limpulsion avec ça : " Chanson ? Je voudrais bien, ô ma petite Muse ! ", à la mort avec Rondels pour après. " Le poète et la cigale " met déjà en perspective lidée dun chant qui est celui de la cigale chez La Fontaine, dun genre, la fable ou le conte comme lannonce le chiffre sept des vers du poème liminaire, et donc dun temps et dun lieu qui sont ceux de lenfance et de la Bretagne pour Corbière. " Voyons : chantez maintenant ", est à définir par rapport aux textes qui font directement référence au domaine musical, ainsi, les sections Sérénade des sérénades et Rondels pour après. A travers ces poèmes, cest toujours une fausse invitation au voyage qui est lancée. La lyre devient guitare, et lamour, fugace et vite consumé :
" Je sais rouler une amourette
En cigarette,
Je sais rouler lor et les plats !
Et les filles dans de beaux draps ! "
La Guitare de Corbière chante des amourettes, que le suffixe ette fait rimer avec cigarette ; si le suffixe rend lamour volage en atténuant le contenu définitionnel du mot amour, lassociation directe avec la cigarette ne fait que renforcer cette hypothèse dun amour de passage, agréable, qui dure, fait un peu de fumée, et quon écrase, tout en ayant la possibilité den consommer une autre. Savoir rouler une cigarette est hissé par Corbière au rang de lart, et lor est syntagmatiquement associé à des plats, doù le contre-pied singulier dune invitation idéale bassement matérialiste. Le poète chez Corbière ne voyage plus métaphoriquement dans une chevelure, mais sait rouler, une cigarette, lor, les plats et les filles . Ce qui nous amène à focaliser notre attention sur le verbe rouler qui veut dire faire dans le premier cas, conserver dans le second, consommer dans le troisième, mais aussi tromper en dernier lieu. Ce qui nous amène à une expéditive élixir damour ramenée au lit dune saison ardente ou à ça :
" - Ouvre : je passerai vite,
Les nuits sont courtes, lété "
Lamour est toujours mis en question, linvitation se fait offensive, attaque, et le chant sanglot lointain égrenant les heures :
" Tu ne me veux pas en rêve,
Tu mauras en cauchemar !
Técorchant au vif, sans trêve,
- Pour moi pour lamour de lart. "
" Vaux-tu ma chanson encore ?
Me vaux-tu seulement moi ! "
" Lheure est une larme Tu pleures,
Mon cur ! Chante encor, va Ne compte pas. "
Ces sérénades qui prennent le ton de dune plainte portée contre ce qui manque au réel, - dans la " Chanson en si " par exemple, qui met en perspective des possibles irréels ou non réalisés : " Séñora, si jétais Toi / Jouvrirais au pauvre Moi, / - Ouvrirais !- " - laissent place dans Rondels pour après aux berceuses enfantines qui, chez Corbière, tels certains contes, amènent à des interprétations grivoises ; ainsi " Do, lenfant, do ",
" Du fesse-cahier ne crains plus la verge,
Va ! De téveiller point nest si hardi. "
Mais le rire jaune de ces amours sexprime vraiment dans " Petit mort pour rire ", où linvitation au voyage se fait celui, inaccessible, des comètes, et où le poète ne fait que sinviter lui-même à mourir :
" Les fleurs de tombeau quon nomme Amourettes
Foisonneront plein ton rire terreux
Et les myosotis, ces fleurs doubliettes "
Un lyrisme passé à la machine
Corbière fait publier ce recueil en 1873, se faisant lécho poétique dun Impérialisme naissant, ayant une importance capitale dans les théories marxistes fondées sur le matérialisme. Les Etats veulent imposer leur puissance économique et se livre une véritable course au profit, réellement présente chez Corbière sous la forme de ses différents échecs éditoriaux dont sa poésie est imprégnée :
" - Oh ! je vous paîrai, Marcelle,
Avant laoût, foi danimal !
Intérêt et principal. - "
Le poème devient un objet dont on se sert, que lon travaille, et la chose même à tisser, à fabriquer, la chose qui compte ; ainsi le " I Sonnet ", " avec la manière de sen servir " :
" Vers filés à la main et dun pied uniforme,
Emboîtant bien le pas, par quatre en peloton "
" - La preuve dun sonnet est par laddition :
- Je pose 4 et 4 = 8 ! Alors je procède,
En posant 3 et 3 Tenons Pégase raide :
" Ô lyre ! Ô délire ! Ô " - Sonnet Attention ! "
Matérialisme et échecs se jouent chez Corbière dans le refus de la forme. Refus contrôlé pouvant passer " Ô lyre ! Ô délire ! Ô ", pour une rébellion : " Sonnet Attention ! ". La forme qui contraint le poète est justement dé-faite, cest-à-dire mise en abîme dans le poème même en tant quil dé-file ; mais aussi brisée, par les points de suspension, les insertions de discours rapporté, les chiffres ou les exclamations. Les dé-faites de Corbière sont matérialisées par les différents décrochages que le texte même met en forme :
" Un poète ayant rimé,
IMPRIMÉ "
" Le poète ayant chanté,
Déchanté ".
Corbière et son lyrisme désenchanté pourrait-on dire, ou désabusé, dans le sens où la voix du poète ne chante plus mais attend et cherche celle du lecteur : " Cest bien ça Splendeur et misère ! "
Amélie Averlan
09/2002