par Amélie Averlan
Ce qui nous intrigue
Amélie Averlan
Lintrigue traditionnelle des romans nest plus de mise chez Blanchot, des Forêts ou Sarraute. Lintrigant ou plutôt lattrayant semble être justement cette prose poétique qui réussit à enchanter le lecteur. Comme le souligne Jean-Yves Tadié dans son introduction, les Tropismes sont des « poèmes en prose » titre que lon doit bien sûr à Baudelaire. A Arsène Houssaye il écrit :
« Quel est celui de nous qui na pas, dans ses jours dambition, rêvé le miracle dune prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour sadapter aux mouvements lyriques de lâme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? [1] »
Cest sur ce terrain poétique que se rejoignent les recherches de Sarraute, des Forêts et Baudelaire. Sarraute est « la musicienne de nos silences »[2] écrit J.-Y. Tadié, et sa prose arrive en effet à atteindre ce silence émotionnel mis en forme dans ses ouvrages. Lart de Sarraute réside dans le « ne rien dire » :
« Cest la sensation dont il est chargé, quil exprime et quil dégage par chacun de ses mots, qui donne au langage littéraire les qualités qui le séparent du langage commun.
Il doit sassouplir afin de se couler dans les replis les plus secrets de cette parcelle du monde sensible quil explore.
Il se charge dimages qui en donnent des équivalences.
Il se tend et vibre pour que dans ses résonances les sensations se déploient et sétendent.
Il se soumet à des rythmes.
Il accepte des assonances.
Il retrouve des mots ou en découvre.
Il coupe ou allonge des phrases, selon les exigences de ces sensations dont il est tout chargé.
Il devient primordial.
Il savance au premier plan.
Il devient légal de ce que sont , dans la peinture ou dans la musique, la couleur, le signe ou le son .[3]»
La « parole » de Sarraute ne nous dit rien mais elle suggère, elle peint, met en « images émotionnelles »par lintermédiaire des mots qui ne servent que de point dappui pour traduire lémotion ou la vision. Sarraute ne cerne pas le sens de ces textes, mais laisse la liberté au lecteur dinterpréter à sa façon ce qui a été mis en mots. « Mettre en mot », cest semble-t-il la préoccupation principale de lauteur qui remplace celle de « dire » quelque chose ». On a souvent rapproché lécriture de lauteur à la technique des peintres impressionnistes, et il est vrai que leurs « touches » se rejoignent à bien des niveaux. Cest limpression, au sens de marque, de gravure, qui les rapproche, dans la mesure où Sarraute grave dans la page même les « soubresauts » dont parle Baudelaire. Limpression, cest aussi lémotion vague, légère, et indéfinie des traits, des mots, qui laisse au lecteur cette impression que laisse en réalité le vague émotionnel. Cette notion de « dire » quimplique incontournablement lusage de la parole, est mis de côté, voire rejeté, les notions de montrer et faire entendre, sentir, prenant une place sinon principale, du moins essentielle. La musique et la peinture influencent considérablement le milieu littéraire, et les barrières artistiques seffacent au sein de cette même recherche artistique. Déjà Verlaine emprunte ses titres au domaine musical, et dans cette perspective, les Romances sans
paroles font appel à Ostinato de des Forêts. Jean Roudaut, dans son ouvrage des contemporains consacré à des Forêts, relève de manière pertinente que
« lusage de l « ostinato » impose de répéter obstinément une formule rythmique semblable. Lorsque le peintre, sur son uvre, porte non point « pinxit » mais « pingebat », il veut indiquer que le travail de formulation ne commence ni ne finit. Ostinato a ainsi une valeur dimparfait [4]».
Limparfait permet à lécrivain de rapprocher son art de la peinture et de la musique. Luniformisation à limparfait « fait tableau » et « sensation », et cest pour cela quil en est tant fait usage chez Sarraute, dans la même perspective que le présent à valeur gnomique chez Blanchot. Les temps verbaux, Baudelaire ny fait pas allusion, sattachant plus à laspect formel de la rime et du rythme. Cest chez Flaubert que Sarraute puise cette nouvelle source et souffle du style[5], dont elle reconnaît la paternité dans Lère du soupçon. Il faut rendre ici au mot « imparfait » son premier sens qui est celui dincomplet, dinachevé, et sa valeur qui est ici celle dune fixité fuyante. Chaque Tropisme est une peinture musicale de sensation, et le premier dentre eux nous guide sur cette voie :
« Il semblait sourdre de partout, éclos dans la tiédeur un peu moite de lair, ils sécoulaient doucement comme sils suintaient des murs, des arbres grillagés, des bancs, des trottoirs sales, des squares.
Ils sétiraient en longues grappes sombres entre les façades mortes des maisons. De loin en loin, devant les devantures des magasins, ils formaient des noyaux plus compacts, immobiles, occasionnant quelques remous, comme de légers engorgements.
Une quiétude étrange, une sorte de satisfaction désespérée émanait deux. Ils regardaient attentivement les piles de linge de lExposition de Blanc, imitant habilement des montagnes de neige, ou bien une poupée dont les dents et les yeux, à intervalles réguliers, sallumaient, séteignaient, sallumaient, séteignaient, toujours à intervalles identiques, sallumaient de nouveau et de nouveau séteignaient.
Ils regardaient longtemps, sans bouger, ils restaient là, offerts, devant les vitrines, ils reportaient toujours à lintervalle suivant le moment de séloigner. Et les petits enfants tranquilles qui leur donnaient la main, fatigués de regarder, distraits, patiemment, auprès deux, attendaient. [6]»
Des pages sur rien comme celle-ci, Sarraute se plaît à en écrire pour lévocation seule, pour lémotion quelle suscite, pour le plaisir qui en émane et la Beauté sous-jacente mise en lumière. Pour reprendre les mots de Flaubert, la forme est poussée jusquà une « espèce de mysticisme esthétique ». Ce mysticisme sous-jacent est justement ce qui permet à Sarraute cette évocation si simple et pure. Il permet à lauteur de mettre en forme ce qui ne peut se dire ; reprenant chez ces prédécesseurs des « Idées » tues, Sarraute passe sous silence ces connaissances implicites qui font la Beauté même de ses textes. Ainsi, lauteur écrivant sur rien, cest la forme et le style qui parlent pour lui, ceux-ci communiquant au lecteur les « Idées » dun Baudelaire, dun Flaubert ou dun Proust, adaptées à la vision de Sarraute qui transparaît à chaque fois dans son style effacé.
Ce qui capte notre attention chez Blanchot et des Forêts, cest toujours cette beauté des textes, au sens baudelairien du terme. Le mot, figé, inscrit, est éternel, de même que la mise en forme. Ce qui est fuyant, ce sont les différents sens que peuvent prendre ces mots, ces mises en forme. Là réside toute la question de linterprétation, au sens quasi musicale du terme, de la réception, quil « sagit » de laisser libre. Car le « terme », na justement pas de fin chez ces auteurs, la sensation elle, est mise au premier plan, et reste toujours fuyante, le mouvement primant :
« Un ami : je nétais pas fait pour ce rôle, je pense quil men était réservé un autre que je ne puis encore connaître. Celui de le nommer ? de le maintenir et de me maintenir sous lapproche de ce nom ? je ne le croirai pas ; cela nest quun reflet qui un instant colore la vitre sur laquelle il se joue. Le nom même nous sépare. Ce serait une pierre jetée éternellement vers lui pour latteindre là où il est, que peut-être il sentait déjà sapprocher à travers les temps et les temps [7] »
« Est-ce là le geste dun ami ? Est-ce cela lamitié ? [ ]
Mais peut-être nest-il que moi-même, depuis toujours moi sans moi, rapport que je ne peux pas ouvrir, que je repousse et qui me repousse. [8]»
Le «ne rien dire » que nous relevions précédemment chez Sarraute, se retrouve chez Blanchot même, mais selon sa propre vision, et son propre style : celui de linterrogation qui matérialise la fuite du sens ou encore par ce mouvement éternel suggéré par la répétition des mêmes mots, des mêmes sonorités, qui donnent à chaque fois à la lecture de ses textes ce sentiment de calme continu : « cela nest quun reflet qui un instant colore la vitre sur laquelle il se joue ».
Amélie Averlan
09/2002
[1]Baudelaire, Petits Poèmes en prose, L.G.F., 1972, p. 24.
[2] Des Forêts écrit, « Pour men tenir à la musique considérée comme moyen dexpression, jy vois surtout le milieu conducteur où le double courant de la pensée et de lémotion a le plus de chance de sétablir, cet échange sopérant par la médiation dun idiome particulier, heureusement délivré de la scorie des mots soumis il est vrai à une syntaxe non moins stricte et même plus savante que celle à laquelle est astreint lécrivain - , mais où le rythme a toujours valeur souveraine » ; et plus loin, « Savons-nous ce que nous avons à dire et même si nous écrivons pour dire quelque chose ? », Voies et détours de la fiction, Fata Morgana, 1985, p. 10 et p. 16.
[3] Conférences et textes divers, « Le Langage dans lart du roman », éd. Citée, p. 1686.
[4] Louis-René des Forêts, « Les Contemporains », Seuil, 1995, p. 205.
[5] « En ce moment, notre maître à tous cest Flaubert. Sur son nom lunanimité sest faite : il est le précurseur du roman actuel. Son uvre, dit-on, répond aux préoccupations et aux exigences des écrivains daujourdhui. Cest là un point indiscuté », Flaubert le précurseur, In O. C. de Nathalie Sarraute, éd. Citée, p.1623.
Dans sa correspondance, Flaubert donne des clés esthétiques : « Où la forme, en effet, manque, lIdée nest plus. Chercher lun cest chercher lautre. Ils sont aussi inséparables que la substance lest de la couleur, et cest pour cela que lart est la Vérité même. [ ] Le Beau indéfinissable résultant de la conception même et qui est la splendeur du Vrai, comme disait Platon »
On retrouve chez tous ces auteurs la conception humaniste de la recherche du beau et du vrai (chez les humanistes, la vérité est objet de désir, et la beauté objet de connaissance). Leur conception part dune relecture mystique de la philosophie de Platon. Pour eux un même dynamisme anime le voyageur, le médecin et lartiste, celui dun mouvement dascension vers un centre de beauté et de vérité qui est Dieu.
[6] Tropismes, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », 1996, p. 3.
[7] Le Dernier homme, éd. Citée, p. 48.
[8] Ibid., p. 49.