Manfred est vieux, solitaire, brisé et il sait quil va mourir sous peu. Une douleur lancinante lui tenaille le ventre, le détruit à petit feu. Ce mal pernicieux, cest le remord indélébile davoir battu sa femme Emma, une rescapée des camps de la mort. Manfred passera le restant de ses jours à égrener les souvenirs dun passé où le bonheur, quoique timide, avait parfois sa place. «Le fait de quitter sa femme lavait incinéré de son vivant. Sans elle, la vie de Manfred était devenue un spectacle de désolation. (
) Même sil ne la voyait pas, il savait que les marques quil avait faites sur le visage dEmma partiraient. Mais ses propres mains, ses mains de destructeur, ne guériraient jamais.»
Dans cet ouvrage, la plume d'apparence désinvolte de lauteur nord-irlandais se concentre sur la décrépitude de Manfred, un Juif de Londres, à qui il ne reste plus grand-chose dans la vie, si ce nest une vive douleur à l'estomac. Lorsquil se découvre cette nouvelle compagne corrosive, Manfred refuse obstinément de la partager avec quiconque. Aigri et têtu, il dépérira en privé, sans tenter le moindre acte de résistance. «[Manfred] navait plus besoin des médecins. Cette douleur resterait son bien propre. Il ne permettrait pas quelle fût supervisée par quelque généraliste glabre ou par quelque spécialiste dénué de talent. Il se refusait à ce que sa douleur fût nommée, dénaturée, dépossédée de son mystère. Surtout, il ne voulait pas quon la soignât.» Manfred saccommode parfaitement de sa mort programmée, quil préfère de loin au suicide. «Le suicide était selon lui la mort de lidiot. Il pouvait attendre et avoir confiance. Sa douleur le faisait espérer. La mort invitée était une affaire beaucoup plus digne tant que lon ne se linfligeait pas soi-même. (
) Il ne désirait pas vraiment la mort, mais il mourait denvie dêtre débarrassé de la vie.» Convaincu quil mérite son triste sort, il refuse de prendre les médicaments qui pourraient quelque peu apaiser sa souffrance. «Parfois, lorsquelle le frappait de toute sa violence, il clopinait jusquà la cuisine et ouvrait le placard où il rangeait ses innombrables médicaments. Il brandissait des flacons remplis daspirine vers son abdomen. Il menaçait ses intestins de paracétamol, de codéine et de toutes espèces dantispasmodiques. Affreusement aiguillonné, il engouffrait dans sa bouche des poignées entières de cachets et de comprimés, quil se préparait à avaler pour apaiser sa douleur. Mais il navalait jamais. Il recrachait tout dans lévier, où cachets et comprimés se mettaient à fondre, à pétiller et à se mélanger pour former un amas toxique sur les assiettes non lavées.»
A la lecture des premières pages du roman, on se dit que Robert McLiam Wilson nous dresse le banal portrait d'un hypocondriaque. On comprend pourtant très vite que la cause du calvaire de Manfred est à rechercher dans son passé. Peu à peu, le voile du mystère se lève: le long déclin de Manfred commence le jour où il bat sa femme Emma pour la première fois. «La première fois que Manfred frappa Emma, il eut le sentiment de faire une expérience unique, qui ne serait pas répétée. Comme un homme tirait un coup de feu par simple curiosité, ou un enfant touchant la flamme dune bougie afin de sencourager à ne plus jamais recommencer.» Puis vint la deuxième fois. «La deuxième fois que Manfred frappa Emma, il eut le sentiment du début de quelque chose. Pour lui comme pour elle, ce fut comme si tous deux tâtaient leau. Ils comprirent alors quil y avait bien plus à infliger et à supporter. Un nouveau secret souvrit entre eux.» Puis la troisième. La troisième fois où Manfred frappa Emma, ce fut plus facile. A croire quil avait déjà perdu le pucelage de la violence.» Puis la quatrième. «La quatrième fois où il la frappa, il pleura et la supplia de lui pardonner.» Mais ces remords se dissiperont vite. Emma et Manfred sont emportés, malgré eux, dans la spirale infernale et irréversible dune violence allant crescendo. «La cinquième fois où il la frappa, il perdit le compte de ses passages à tabac. (
) Bientôt, la raclée se mit à suivre une curieuse logique. Il y avait une certaine quantité de douleur quil devait infliger. Jusquà ce que cette quantité fût atteinte, il ne pouvait pas envisager dautres options. La propre douleur de ses poings devint son guide, tandis quEmma heurtait le mur, la porte, le sol.» Le jour où la brutalité de son époux atteint son paroxysme, Emma décide de lui dévoiler les détails sordides de son passage à Birkenau, où elle a perdu toute sa famille. Manfred comprend alors que ses actes sont définitivement impardonnables et quil na plus dautre choix que de quitter le domicile conjugal. Désormais, les deux époux ne se retrouveront plus quune fois par mois, sur un banc froid de Hyde Park. Mais Emma naccorde plus à Manfred le droit de voir son visage meurtri. «Le visage quelle refusait de lui montrer était souillé de souffrance et dindicible. Elle conservait la trace indélébile de cette époque datrocité quelle avait vécue.»
Robert McLiam Wilson décrit avec une précision clinique les principaux événements qui ont marqué la vie de Manfred, en particulier son adolescence pendant l'entre-deux-guerres, son éducation dans une modeste famille juive ou les humiliations antisémites dont son père fut victime. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Manfred est envoyé en Afrique, puis en Italie. «C'était comme l'école, mais avec de vrais fusils et de vrais morts.» Il connaît lhorreur des champs de bataille, lodeur putride des corps quil faut déblayer. «Les cadavres étaient mous, aussi informes que de la grosse toile. Le sable et la poussière rendaient monotones les uniformes et les visages des morts. Certains corps avaient été écrasés en galette ou en bouille, dautres étaient des imbroglios de fragments isolés mélangés à des morceaux dautres cadavres.» Puis vient l'après-guerre à Londres et le bonheur intense et sans anicroche des premières années de vie commune avec Emma, une Tchèque miraculeusement rescapée de la Shoah. Sans quon ne sache vraiment pourquoi, la naissance de leur fils sonne le glas d'une vie domestique qui s'écoulait jusque là telle un long fleuve tranquille.
Si le style de Robert McLiam Wilson peut paraître parfois ampoulé et exagérément ironique, peu dauteurs parviennent à faire sentir avec autant de réalisme lhumidité des trottoirs londoniens ou la solitude dun être qui attend avec impatience le passage de la grande faucheuse. En faisant aller et venir son récit entre passé et présent, lécrivain nord-irlandais dépeint avec un ton de prime à bord distant la tragique transformation de passions amoureuses en violence sourde. Il n'offre toutefois pas d'explications toutes faites quant aux raisons qui la provoquent. Il lavait battue parce quelle avait vécu avant lui et sans lui. Il lavait battue à cause du mal que lui-même navait pas fait. Il lavait battue à cause de la guerre. Il lavait battue à cause de sa beauté à elle, à cause de son fils, de son silence et de ses souffrances. Il lavait battue parce quil laimait. Il avait tenté de faire sortir quelque chose delle en lécrasant. De créer une forme quil aurait pu aimer plus aisément.» En tout état de cause, ce roman dérange parce qu'on s'attache à Manfred, un personnage hors du temps, à la politesse exquise et surannée. Mais la compassion pour ce vieillard malade se transforme peu à peu en répulsion primaire, eu égard aux actes innommables quil a commis sur sa femme.
Roman de douleur et de solitude, porté par lhumour du désespoir, La douleur de
Manfred peut également se lire comme le texte annonciateur dEureka Street, le chef duvre de Robert McLiam Wilson.
Florent
Cosandey, 16 septembre 2006