Linconsolable, Anne Godard
Dans son premier roman, Anne Godard évoque de façon bouleversante limpossibilité, pour une mère, de faire le deuil dun de ses enfants. Sans jamais tomber dans un sentimentalisme de mauvais alois, la jeune auteure décrit le poignant et isolant statut résultant de la perte de lêtre cher. Ce livre, véritable saillie dacrimonie, émeut par son intensité et sa justesse. Le style dAnne Godard qui nest pas sans rappeler celui de Régis Jauffret hypnotise par lutilisation dun «tu» narratif asséné comme des coups de scalpel. Les zones les plus intimes de la personnalité de la mère sont explorées dans les moindres détails, jusquà la nausée. Le vase clos de lunivers maternel, réduit à la seule dimension du souvenir de lêtre absent, étouffe le lecteur, à la manière du boa constrictor. On est souvent bousculé, choqué. Notamment lorsque la mère savoue cyniquement préférer son fils mort plutôt que vivant: «Tu as aimé sa mort tout de suite, tu ty es sentie bien, comme si cétait enfin ta place, enfin le rôle qui tattendait. Tu as aimé sa mort, qui te le donnait tout entier, plus que tu naurais pu aimer sa vie.»
Derrière lindicible douleur, le lecteur découvre une femme en perdition, qui refuse toute aide, toute guérison, et qui ressasse son deuil jusquà articuler chaque pensée, chaque geste, autour de lui. Depuis le suicide de son fils aîné, la mater dolorosa se complaît dans le souvenir dun temps quelle idéalise obstinément, alors que sa famille était déchirée par la violence sourde des non-dits. La mère transforme la chambre de lenfant disparu en sanctuaire de la mémoire égotiste. Cest là quelle la trouvé mort, à son piano, les veines ouvertes, gisant dans un sang dont il avait voulu se débarrasser comme dun lien familial trop lourd à porter.
Le récit commence par lattente insoutenable de la mère, qui exige des signes de compassion de la part de ses proches le jour du vingtième anniversaire de la mort du fils chéri: «Assise sur ton lit, le téléphone posé à proximité, tu es en attente sans te lavouer. Cet après-midi, tu es allée jusquau portail pour vérifier dans la boîte à lettres attachée à la grille, tu navais pas de lettre et demain ce sera trop tard. Ont-ils tous oublié? Ce soir, tu attends que quelquun téléphone pour te dire quil se souvient, quil pense à toi. Personne nappellera, tu sais bien que cest impossible, tu sais quils jugent malsaine ton obsession des dates, ta fidélité calendaire, mais tu attends quand même, tu ne fais rien dautre quécouter le silence de lappareil posé à côté de toi, anticipant sans y croire le moment où sa sonnerie te fera sursauter.» La femme éplorée attend que le monde entier reconnaisse sa souffrance. Mais voilà: elle est désormais seule à commémorer le funèbre événement. Les fidèles ont fini par se lasser de ce culte insensé. «Tu as la nostalgie de ces périodes anciennes où tu étais mieux célébrée dans le souvenir de ta perte. Car cest une perte dont tout le monde admet quune mère ne puisse jamais se consoler.» Ses autres enfants ont quitté le cocon familial, le mari sest lâchement débiné et les amis ne donnent plus guère signe de vie
Le mère voue désormais une effroyable haine à légard de tout ce qui nest pas la mort de son enfant: «Ton fils sest tué sans un mot, toi, tu te vengeras du silence du mort, par les mots que tu laisseras aux vivants.»
La génitrice senlise jusquà la lie dans un monologue à la deuxième personne du singulier, avec comme seules compagnies la présence obsédante de lêtre absent, une culpabilité destructrice et une maladie dégénérative qui entraînera sa mort. Devenue folle, elle dépérit dans un univers où tout lui est désormais étranger: «Tu naurais jamais cru que tu survivrais, mais tu vis pourtant, tu continues, de date en date, et depuis si longtemps. Tu vis contre son absence, contre la vie qui la permise, contre les autres, parce quils oublient, et contre toi, qui ne peux rien effacer. Malgré toi, tu restes en attente dautre chose, mais quoi?»
Florent Cosandey, 4 mars 2007