Il faut qu'on parle de Kevin,
Lionel Shriver
Dans Il faut qu'on parle de
Kevin, Lionel Shriver aborde une question hautement taboue: labsence damour maternel peut-il conduire un adolescent à commettre lindicible, en loccurrence un carnage dans un lycée? A lheure où lAmérique est gangrenée par les massacres à larme à feu (dernier exemple en date: Virginia Tech), ce roman a malheureusement tout du pétard mouillé
On respecte certes le fait que lauteure ne se serait jamais vue mère (à témoin la dédicace en introduction du livre: «Pour Terri. Le scénario du pire auquel nous avons tous les deux échappé.»). On reste en revanche terriblement mal à laise devant cette perception extrémiste, totalement noire, de la maternité
Dans des lettres adressées à son mari, Eva Khatchadourian retrace avec frénésie les grandes lignes de sa vie, depuis son entrée dans le monde professionnel jusquau «JEUDI» fatal, à savoir le jour où son fils a assassiné neuf personnes dans le collège où il étudie. Eva avait pourtant tout pour être une femme heureuse et entièrement accomplie. Directrice dune collection de guides de voyages à succès, elle partage sa vie avec Franklin, un mari dévoué. Seulement voilà: ce dernier nimagine pas son avenir sans descendance, alors quEva, trentenaire avancée, ne se sent aucunement attirée par la maternité. Lidée même davoir un enfant la terrorise: «Javais peur dêtre lancre solide et stable qui servirait de starting-block à un nouveau jeune aventurier dont je risquais denvier les voyages, et dont lavenir était encore libre damarres et de projets précis. Javais peur dêtre cette figure archétypale sur le pas de la porte négligée, un peu ronde qui fait au revoir et envoie des baiser tandis quun sac à dos est tassé dans le coffre; qui essuie une larme dans le volant de son tablier coquet quand elle reste avec la fumée des gaz déchappement; qui fait demi-tour pour tirer tristement le verrou et laver la vaisselle trop rare posée à côté de lévier, tandis que le silence de la pièce devient pesant comme un plafond qui va sécrouler.» Cest pourtant elle qui cède. Kevin naît quelques temps plus tard. Alors que son mari se pâme d'adoration pour le petit être, Eva plonge dans le vide émotionnel le plus total et irrémédiable. Elle a beau se forcer, elle ne ressent rien de positif pour la chair de sa chair. Il faut dire que Kevin a toutes les caractéristiques du petit monstre ingérable, du genre denfant quon invite une fois, mais pas deux. Il fait fuir les baby-sitters, envoie les enseignantes en congé maladie, terrorise les jeunes du quartier.
Kevin et Eva se livrent une guerre impitoyable et sanglante. Larrivée dune petite sur, Célia, ny change rien. Au contraire: la famille se divise en deux coalitions irréconciliables: les hommes dun côté, les femmes de lautre. Plus Kevin grandit, plus ses penchants violents et sordides se font inquiétants. Sa mère a bien passé des journées entières à dresser la liste des inconvénients de la parentalité (harcèlement, coup de frein sur les voyages, moins de temps pour le couple, etc.). Elle nen a pas moins oublié un point quaucun parent noserait lister: «Mon fils peut devenir un assassin!». Le 8 avril 1999, à laube de ses 16 ans, Kevin entre avec fracas dans la catégorie des monstres avec grand «M», en abattant 8 collégiens et un professeur de son école. Il commet son acte froidement, avec la ferme volonté de ne pas apparaître comme étant un vulgaire criminel dimitation. Contrairement à ses collègues flingueurs pour qui lattention posthume vaut mieux que dêtre ignoré de son vivant, Kevin assume son acte et la longue détention qui en résulte. Qui plus est, lui choisit une arme insolite: larbalète.
Après le funeste JEUDI, Eva rend tous les 15 jours visite à Kevin en prison. Lucide, elle tente de comprendre les raisons qui ont pu le pousser à basculer dans linnommable. Immanquablement, elle cogite sur sa part de responsabilité. Aurait-elle pu éviter le drame, elle qui semblait la seule à percevoir les inclinaisons machiavéliques dun enfant dont lintelligence na dégale que la sournoiserie. Cette question et bien dautres restent sans réponses. Eva na plus de famille avec qui échanger et est condamnée à raser les murs lors de chacune de ses sorties, tant lopprobre populaire la marque du sceau de linfamie. Dans son environnement, personne ne montre le moindre signe de compassion et doubli. Son nom de famille, Khatchadourian, restera à jamais associé au massacre et sa vie entière est désormais étouffée sous une couverture de honte.
Dans ce roman, Lionel Shriver a un grand mérite: elle brise un tabou en se penchant sur cet amour maternel quon tient habituellement pour inné. Un malaise subsiste pourtant durant tout le récit. Tout y est trop excessif, trop schématique, trop caricatural. Si ce roman était un film sur les fusillades en terres US, on serait plus proche de la grosse artillerie simpliste à la Michael Moore (Bowling for Colombine) que dun chef duvre plein de nuances à la Gus Van Sant (Elefant). Lauteure, même si tel nest pas forcément son but, laisse à penser que la mère est forcément la seule responsable de ce que devient son fils. Eva a-t-elle trop privilégié sa carrière, sa vie de couple, ses intérêts propres? Pourtant, dans le roman, cest bien le père qui semble le moins en phase avec son enfant. Aveuglé par le modèle stéréotypé de la famille américaine parfaite, il ne veut ne peut ? à aucun moment admettre que son fils puisse sortir du cadre bourgeois prédéfini. Jusquau bout, il prend la défense de Kevin, trouve des excuses à ses actes les plus violents, lorsqu'il ne se voile pas purement et simplement la face. Ce nest dailleurs pas un hasard si Kevin tue son père avant daller massacrer ses petits camarades (une sorte dapéritif avant le festin
).
Pourquoi tirer à boulets rouges contre la maternité de façon aussi gratuite et primaire? Cest avec cette question laissée sans réponse que lon referme ce livre.
Florent Cosandey, 9 mai 2007