La multitude errante, Laura Restrepo
Dans La multitude errante, lécrivaine colombienne Laura Restrepo sérige en émouvante porte-drapeau de lamour en temps de guerre. Avec
une grande finesse décriture, elle fait ressentir au lecteur les états dâmes dune religieuse qui séprend dun réfugié dont elle soccupe.
Dans une Colombie déchirée par une guerre civile mettant aux prises guérilleros marxistes, armée régulière, trafiquants de drogues et miliciens dextrême droite, une auberge tenue par des religieuses françaises fait office dîlot de paix. Perdue dans les montagnes, elle accueille la «multitude errante», soit ces hommes et ces femmes en perdition, pris au piège sous le feu des canons des différents camps. Les combats qui font rage nempêchent pourtant pas les sentiments les plus nobles déclore parfois. Témoin laffection, puis lamour, que ressent une des bénévoles pour Sept fois Trois, une de ces victimes de guerre en quête didentité. Sil atterrit dans lauberge, cest parce quil recherche Matilde, la femme qui la recueilli après quil eût été abandonné à la naissance sur le parvis dune église. Plusieurs années plus tard, la guerre sépara le jeune homme et sa lavandière de rivière. Depuis lors, Sept fois Trois (le nom lui vient du fait quil possède vingt et un doigts) parcourt obstinément le territoire en direction contraire des flots de réfugiés, dans la seule perspective de tomber nez à nez avec sa protectrice au coin dune rue. Chaque fois, lespoir se mue en déception. «Le monde a son parfum, [
] ma tête ne connaît pas dautre chemin, elle se dirige droit où elle est», avoue-t-il à la narratrice.
La religieuse rêve de se transformer en Matilde, ou, quà travers elle, Sept fois Trois imagine sa présence. Elle ladmire pour sa fidélité autant quelle dépite de ne pouvoir lui ouvrir son cur. «Dans cette auberge, jen ai vu beaucoup marqués par ce stigmate: tous ceux que la recherche de leurs disparus conduit peu à peu à leur propre effacement. Mais aucun aussi soumis que lui à la tyrannie de la quête. [
] Comment puis-je lui dire quil ne la trouvera jamais alors quil a perdu sa vie à la chercher? Si je pouvais lui parler sans lui briser le cur, je lui répéterais avec force, pour quil oublie ses insomnies et ses errances en quête dune ombre. Je lui dirais: Ta Matilde est partie aux limbes, là où habitent ceux qui ne sont ni vivants ni morts. Mais ce serait scier les racines de larbre qui le nourrit. En outre, à quoi bon, puisquil ne me croirait pas.»
Lueurs despoir et dhumanité dans un contexte violent et malsain, la religieuse et Sept fois Trois font encore croire en lintégrité du genre humain.
Florent Cosandey, 8 juin 2007