De lart dennuyer en racontant ses voyages, Matthias Debureaux
Qui na pas, au moins une fois, vécu linterminable moment de solitude que constituent les récits de voyage damis revenant dune «traversée de la Yakoutie en tandem» ou dun banal week-end dans les Alpes? Dans De lart dennuyer en racontant ses voyages, le journaliste Matthias Debureaux sattaque avec un humour délicieux aux «casse-bonbons» qui ne peuvent sempêcher de soûler leur entourage à leur retour dodyssée. En une quarantaine de pages décapantes, lauteur fait sienne la thèse clairvoyante et visionnaire de Sacha Guitry exprimée il a une cinquantaine dannées: «Les voyages, ça sert surtout à embêter les autres une fois quon est revenu.» Pour Matthias Debureaux, qui voyage lui-même pour les magazines Citizen K et Les Echos (véridique!), «le voyageur rincé dimages grandioses et de rencontres magiques na plus quune idée en tête: nous caillasser danecdotes, de leçons de vie et didéal.» Et attention: «Le faux explorateur se mirant dans ses plumes est finalement bien plus redoutable que le véritable touriste au profil bas.»
Lauteur est tenté de mettre le feu à sa collection de Guides du routard lorsquil entend les «naïfs [qui] accolent au voyage la bienheureuse trinité «tolérance-curiosité-ouverture» desprit». Comme Jules Renard, il est davis «que les voyageurs ont changé de place, non didées.» Les voyages forment la jeunesse, dit-on. Pour Matthias Debureaux, ils ne forment rien du tout car rien nest finalement plus prévisible quun récit de voyage. Et de rappeler, rageur, la fameuse maxime de lhumoriste Edward Dahlberg: «Quand quelquun se rend compte que sa vie ne vaut rien, soit il se suicide, soit il voyage.»
Même si «voyager nest plus exactement un privilège ou un acte héroïque», les «exploraseurs», qui partagent en commun un manque patent desprit de synthèse, nen continuent pas moins de sévir aux quatre coins de la planète. Et avec la démocratisation du tourisme de masse, le «fléau» risque dempirer. En 2010, près dun milliard de globe-trotters se concurrenceront âprement sur le marché du récit
A lheure des autoroutes de linformation, il ne suffit plus de quelques anecdotes croustillantes pour susciter lintérêt dun public qui en a vu dautres. Il faut de la méthode, de lentraînement et de la volonté, pour bien maîtriser lart du compte-rendu aussi long quinintéressant. Matthias Debureaux donne donc une multitude de tuyaux hilarants, pour devenir le parfait adepte de la «tourista» verbale. Vive les poncifs:
v Dramatisez et contez tout ce qui a «failli» vous arriver de manière à mettre en valeur les risques encourus durant votre long périple. Reprenez à votre compte et exagérez les mésaventures survenues à dautres voyageurs.
v Pour vous montrer ouvert,
interrogez aussi vos auditeurs sur leur petite vie grise durant votre absence.
v Dénigrez les touristes. Fouettez la «bronzaille». Martelez que vous préférez voyager «intelligent» et marquez bien votre distance avec le visiteur moyen qui est transporté avec ses certitudes et sa peur panique dêtre déstabilisé. Dites que dans le voyage rien, ni personne nest définitif. Ayez en mémoire une formule choc pour exprimer la différence entre le voyage et le tourisme: cest comme faire lamour et se faire une pute.
v Mettez en ligne votre journal de bord. Cela vous occupera pendant votre périple et permettra dentamer les réjouissances bien avant votre retour.
v Faites tressaillir vos devises étrangères. Réglez distraitement votre boulangère avec des pièces dun autre continent quand vous rentrez juste de voyage. Au restaurant, laissez des pourboires avec la même monnaie pour faire des économies.
v Rappelez autour de vous combien vous manquent vos «vrais amis» du bout du monde. Ces mongols (ou «fils du vent»), ces griots du Mali ou ces peuls dont vous avez réussi à intégrer parfaitement toutes les émotions et les valeurs.
v Brodez autour de mots-clés comme «cosmopolisme», «mosaïque» ou «brassage ethnique». Des termes superposables à la cuisine, la musique, la culture ou la population.
v Déclamez votre flamme pour le fascinant mélange de tradition et de modernité. Largument est pratique car peu de capitales échappent à cette règle.
v Péchez par omission afin de ne pas décevoir. Oubliez de mentionner la présence de distributeurs de billets sur lîle de Pâques. Ou de préciser que la majorité des habitants de lîle de Robinson Crusoé, dans larchipel de Juan Fernandez, ont la télévision.
Bon, critiquer les «conteurs pot de col», cest bien beau. Mais comment lutter contre la «racontite aiguë» des «revenants»? Matthias Debureaux prône une solution radicale mais de salut public: la mise en quarantaine du voyageur à son retour
Florent Cosandey, 26 mai 2007