Promenade, Régis Jauffret
Dans Promenade, Régis Jauffret jette en pâture au lecteur la folle errance dune femme dépossédée delle-même, claustrée dans un univers mental halluciné. Cette anonyme («elle») pratiquement réduite à néant apparaît comme totalement étrangère à lorganisation sociale et au flux qui entraîne ses congénères dans les méandres de la vie. Privée de relations durables, dactivités valorisantes et demploi stable, elle dérive dans le dédale dun monde urbain aseptisé et remplit sa morne existence de scénarios fantasmés, dont la mort constitue souvent le dénouement.
Détonnant catalogue de catastrophes tragi-loufoques, Promenade traite des formes extrêmes de la solitude («Elle aurait dû passer une annonce, elle aurait demandé quon lassocie à un réseau de relations déjà constitué. Elle pourrait rendre des visites à limproviste pour sépancher, prendre un train ou un avion et sinstaller quelques mois chez une connaissance éloignée. Sa solitude serait dissoute dans ce bain dhumains affectueux, pourvus doreilles attentives.») et de la déprime («Elle navait pas lambition de réussir sa vie, elle acceptait de se laisser décomposer comme un bouquet de fleurs oublié sur un coin de cheminée dans un vase rempli deau croupie.»). Cette saillie littéraire peut aussi être lue comme une illustration concluante de labsurdité de certains enchaînements de lexistence et de la difficulté de mettre en oeuvre la trame des récits qui débordent de notre imagination, quand le moule social nous étiquette comme «membre dune tribu».
Au fil de journées interminables où chaque minute est «dure à avaler comme du gravier», la femme errante
de Promenade se noie dans des suppositions et des hypothèses toutes plus folles les unes que les autres, lesquelles lempêchent daccéder à la moindre étincelle de bonheur. Chaque passant anonyme est le point de départ dune suite incontrôlable de conjectures. Perdue dans un monde hostile, elle rêve dun état végétatif «comme ces plantes qui avaient lhumilité prémonitoire dêtre déjà en partie enfoncées dans la terre». Finalement, les seules relations quelle établit avec le genre humain sont sexuelles, avec le faux espoir quelle «en obtiendrait peut-être une secousse qui à un certain moment la soulèverait et lui ferait passer son perpétuel manque denthousiasme». Pourtant, rien ny fait. Le lecteur la voit décliner, sabandonner sans pouvoir opposer la moindre résistance, rongée par le «ressassement infini qui clapote en elle» et persuadée que «sa mère avait mis au monde une espèce de maladie qui sétait développée jusquà devenir cette jeune femme pathologique toujours en mouvement, tourmentée, incapable de trouver le repos».
Dans ce roman tiré au cordeau, lauteur marseillais utilise, lorsque la femme échafaude ses plans obsessionnels, le conditionnel et limparfait jusquà la lie. Exemple: «Elle marcherait, anonyme, sans volonté, simple cellule dans la foule.» Et «elle narriverait pas à comprendre pourquoi ils marchaient dociles sur le trottoir, sans avoir un désir furieux de se déserter, de sabandonner sur place comme des coquilles vides». La femme de Jauffret se verrait tour à tour seule, en couple avec un homme ou une femme, en famille avec des enfants insupportables, en invitée parasite, en groupe, en ménagère attentionnée, en prostituée délurée, etc. Elle imaginerait des moments tendres, des noces, des engueulades épiques, des retrouvailles, des cocufiages et ainsi de suite. Pour se raccrocher à un réseau social existant, pour quitter même furtivement une existence «où chaque instant est une torture», elle chercherait à sincruster dans un bar, un hôtel, chez le coiffeur, chez un ancien camarade de lycée, dans des bureaux ou encore chez des particuliers quelle ne connaîtrait ni dÈve ni dAdam. Désireuse de ne plus ressentir la «piqûre de lexistence» et toujours «soulagée davoir échappé à la journée qui se préparait dans son dos comme un attentat», lhéroïne semble finalement obsédée par une question récurrente: «Comment faire pour se suicider sans mourir, pour éviter la vie sans subir cette épreuve supplémentaire?» Amorphe, inerte, avec toujours en tête lidée de se foutre en lair, elle se traîne dun quartier à un autre, dun fantasme à un autre, cherchant un remède au désuvrement le plus total. Vivoter à défaut de crever, en quête «dautre chose que rien», en «[imaginant] les moyens de se débarrasser de lexistence comme dune endémie qui sème la terreur depuis laube des temps».
Florent Cosandey, 23 septembre 2007