La stratégie des antilopes, Jean Hatzfeld
La stratégie des antilopes a pour genèse une décision prise par le gouvernement rwandais début 2003: la libération de quarante mille détenus hutus, dont la grande majorité ont été condamnés pour leur participation au génocide de 1994 contre les Tutsis. Jean Hatzfeld évoque, en laissant une large place aux témoignages directs, la question de limpossible pardon et de la coexistence forcée des bourreaux et des victimes en un même lieu, alors que les plaies du passé sont loin dêtre cicatrisées. Que se dire lorsque lon se croise sur des parcelles attenantes? Comment aborder les terribles secrets que lon partage désormais sur une entreprise presque aboutie dextermination?
La stratégie des antilopes constitue le troisième volet de la saisissante série douvrages que lécrivain et journaliste Jean Hatzfeld consacre au génocide rwandais. Dans le premier (Dans le nu de la vie), il donnait la parole à une quinzaine de survivants de lenfer des tueries, hantés par le souvenir des disparus. Dans le deuxième (Une
saison de machettes), une dizaine de tueurs expliquaient comment, conditionnés par la propagande anti-tutsie, la chasse au «gibier humain» était devenue leur quotidien. Cette fois, lancien grand reporter de Libération retrouve à Nyamata (bourgade située au sud de Kigali) tous les protagonistes des deux ouvrages précédents. Moins dune décennie après un génocide qui a fait près dun million de victimes en quelques semaines, les criminels ont été libérés bien avant davoir purgé lentier de leur peine, leurs bras savérant indispensables pour les travaux des champs. Contraints à coexister sur un territoire surpeuplé situation inédite dans lhistoire contemporaine , survivants et bourreaux tendent à se refermer, à se regarder en chiens de faïence. Ils peinent à communiquer lexpérience de lextermination humaine quils viennent de traverser et partagent la tentation du silence. A travers un subtil et émouvant entremêlement dentretiens mis en forme en respectant scrupuleusement le poétique français parlé en Afrique noire, cet ouvrage illustre crûment lirrémédiable fossé qui se creuse entre les deux communautés. Stupéfaits, inquiets quand ils ne sont pas terrorisés, les rescapés se rendent compte que les responsables du génocide ne regrettent pas leurs actes, même lorsquils ont commis lindicible. Puisquils nont pas reçu de punition valable, les criminels ne peuvent pas requérir de pardon valable: «Aucun prisonnier ne sest présenté pour demander pardon. Ils ont peur de dialoguer de façon que si on approche deux ils jettent vite un bonjour pour éviter de toucher la main, ils se présentent comme des anges, mais ils se détournent de tout geste intime avec nous», souffle un des survivants. Les auteurs de massacres ont dailleurs conscience que les victimes quils poursuivaient machettes à la main ne peuvent leur accorder le pardon: «Jai été chargé, jai été condamné, jai été gracié. Je nai pas demandé pardon. Au fond, ça ne vaut pas la peine de demander pardon, sil ne peut être accepté.» Dès lors, les rescapés interrogés par Jean Hatzfeld ne se bercent pas dillusion sur la sincérité des aveux et des remords des criminels, lorsque ceux-ci sont formulés: «A leur sortie, il sest vu quils avaient été corrigés en prison; changés, cest autre chose. Celui qui a saisi une première chance de couper à cette cadence-là, il ne peut en refuser une deuxième si une nouvelle guerre lappelle.», clame lun des survivants.
Pour les rescapés, cest peu dire que la vie, marquée par le sceau de linfamie, ne sera plus jamais comme avant. Claudine et Francine sont lincarnation même de cette difficulté à continuer à vivre après avoir été traqué tel du vulgaire gibier. Claudine: «Jai connu la souillure de lanimal, jai croisé la férocité de la hyène et pire encore, car les animaux ne sont jamais si méchants. Jai été appelé dun nom dinsecte, comme vous le savez. Jai été forcée par un être sauvage. Jai été emportée là-bas doù lon ne peut rien raconter. Mais le pire marche devant moi. Mon cur va toujours croiser le soupçon, lui sait bien désormais que le destin ne peut pas tenir ses simples promesses. La bonne fortune ma offert une deuxième existence que je ne vais plus repousser. Mais elle va être une moitié dexistence, à cause de la coupure.» Francine: «La personne qui sest regardée en cadavre dans les papyrus, avec tous les détails boueux, aux côtés de tous les autres, en se comparant à tous les gisants, elle se sent toujours angoissée. De quoi? Je ne sais le dire, même à moi-même je ne sais lexprimer. Cette personne, si son esprit a acquiescé à sa fin, si elle sest vue ne plus survivre à une étape, elle sest regardée vide en son for intérieur, elle ne loublie pas. Au fond, si son âme la abandonnée un petit moment, cest très délicat pour elle de retrouver une existence.»
Comme dans Une saison de machette, Jean Hatzfeld parvient à faire ressentir leffrayante banalité des actes génocidaires. Des hommes qui furent à un moment de leur vie cultivé, amical, bon père et bon collègue se sont mués, quasiment du jour au lendemain, en grand criminel. Un des tueurs le relève dailleurs avec sincérité: «Les gens se poursuivaient de tous côtés. Sur la place du marché, jai croisé un homme qui courait vers moi. Lui descendait de Kayumba tout essoufflé et tout apeuré, il ne regardait que sa fuite devant lui Au passage, je lui ai donné un coup de machette à lendroit du cou, sur la veine vulnérable. Ca mest venu naturellement, sans rien penser. Il na pas esquissé de protection, il est tombé sans crier, sans gémir. Je nai rien senti, jai laissé. Jai regardé autour, ça tuait dans de multiples directions; jai continué à courir derrière les autres fuyards toute la journée Cétait suant et dissipant, cétait comme une distraction imprévue. Je nai même pas compté Je les au considéré sans gravité; je nai même pas repéré, à loccasion de ces meurtres cette petite chose qui allait me changer en tueur. On ne considérait plus les Tutsis comme des êtres humains, ni même comme des créatures de Dieu. On avait cessé de considérer le monde comme une volonté de Dieu. Ca nous était aisé de les supprimer. Raison pour laquelle ceux dentre nous qui priaient en cachette le faisaient pour eux, jamais pour leurs victimes.»
Jean Hatzfeld illustre également de façon pertinente et subtile le profond dilemme qui hante les rescapés, déchirés entre un désir de vengeance destructeur et la réalité quotidienne qui oblige à cohabiter et collaborer: «Rendre justice serait tuer les tueurs. Mais ça ressemblerait à un autre génocide, ce serait le chaos. Les tuer ou les punir de façon convenable: impossible; leur pardonner: impensable. Etre juste est inhumain. La justice ne trouve pas place après un génocide, parce quil dépasse lintelligence humaine. Il faut accorder la priorité aux parcelles, aux récoltes, au pays, donc aussi aux tueurs et à leurs familles qui sont la force et le nombre. Que deviendrait un pays en friche, sans écoles, sans maisons en dur, sous les yeux de convoitise des pays avoisinants? Ce nest pas une justice humaine, cest une politique de justice. On peut seulement regretter quils ne montrent jamais ni regrets ni bon cur.»
Jean Hatzfeld montre également le fossé qui existe la communauté internationale, qui souhaite imposer la réconciliation nationale à coups de dollars, et la réalité vécue par les protagonistes du génocide. Innocent: «Au fond, qui parle de pardon? Les Tutsis, les Hutus, les prisonniers libérés, leurs familles? Aucun deux, ce sont les organisations humanitaires. Elles importent le pardon au Rwanda, et elles lenveloppent de beaucoup de dollars pour nous convaincre. Il y un Plan Pardon comme il y a un Plan Sida, avec des réunions de vulgarisation, des affiches, des petits présidents locaux, des Blancs très polis en tout-terrain turbo. Ces humanitaires donnent des leçons aux enseignants, sensibilisent les conseillers communaux. Ils financent des projets daides assorties. Nous, on parle du pardon pour être bien considérés et parce que les subventions peuvent être lucratives.»
Au Pays des mille collines, comme en Europe après la Shoah, les rescapés apparaissent finalement comme les grands perdants des lendemains de tragédie. Même si la libération des prisonniers apparaît comme étant nécessaire à la reconstruction du pays, la minorité massacrée en 1994 nen ressent pas moins durement la clémence des sanctions: «Des milliers de veuves tutsies nont pas de bras assez forts pour soulever la houe, elles transpirent désormais lhomme et la femme dans les champs, elles ne reçoivent aucune aide pour nourrir leurs enfants, et voilà des milliers de femmes hutues qui reçoivent deux bras dhommes et cadeau. Les plus méchantes sont les mieux récompensées.»
La stratégie des antilopes constitue une bouleversante chronique du temps qui passe, sans que les blessures du passé ne puissent se refermer. Plus de dix ans après un génocide qui a fait plus de 800000 morts, Jean Hatzfeld dresse, sans jugement moral, le portrait dune génération condamnée à vivre dans le non-dit. Au mieux, ce sera une pénible cohabitation, à défaut de réconciliation. «Leur pardonner ne signifie rien dhumain. Ce peut être la volonté de Dieu, mais pas la nôtre.», conclut froidement un des rescapés.
Florent Cosandey, 23 septembre 2007