Tom est mort, Marie Darrieussecq
Editions
P.O.L, 2006
Tom est mort a fait couler beaucoup dencre lannée dernière: accusée - injustement à nos yeux - de plagiat «psychique» par lécrivaine Camille Laurens, Marie Darrieussecq imagine dans ce texte lindicible souffrance dune mère dont le deuxième garçon se tue après être tombé du septième étage dun immeuble de Sydney. Sil faut attendre la dernière page du livre pour découvrir les circonstances de laccident (lenfant a été laissé seul le temps dune sieste dans une chambre dont une fenêtre est restée malencontreusement ouverte), pas besoin dêtre grand clerc pour pressentir dès les premières lignes ce qui sest passé, tant la mère apparaît rongée par la culpabilité. Dix ans après la mort de son fils, la génitrice na en effet toujours pas réussi à accomplir son travail de deuil, un «processus naturel qui [la] dégoûte». «Le deuil rend niais et cynique à la fois, et grave et abîmé. Plus rien de ce que je pense na la légèreté, la grâce dautrefois», clame-t-elle lestomac noué. Quoiquelle fasse, tout la ramène à ce jour fatal. Lorsquelle recommence à prendre un tant soit peu goût à la vie, elle est très vite rattrapée par la souffrance liée à la mort de son enfant, âgé de quatre ans et demie au moment des «faits». «Que Tom, un mètre, seize kilos, ait pu plonger la famille dans un tel état me semblait prodigieux, proprement incroyable, bien sûr il allait revenir, ramasser un à un les petits cailloux blancs laissés sur le chemin et tout redeviendrait comme avant.», simagine-t-elle. La femme meurtrie se demande nuit et jour combien de temps il lui faudra pour ressentir les premiers signes dapaisement. «La moitié du temps passé ensemble», comme les veufs et les veuves? Une vie ny suffirait pas, serait-elle tentée de répondre, elle qui «ressasse le vide» depuis lévénement tragique qui a fait basculer son existence. La mère se résout à admettre que désormais, «toute [sa] vie sera consacrée au souvenir de Tom.» Elle senlise dans un tel chagrin quun fossé se creuse insidieusement entre elle dun côté, ses deux autres enfants (Stella et Vince) et son mari de lautre. Contrairement à sa femme, Stuart se noie dans le travail et les tâches domestiques, pour occulter la mort de son fils.
Puis, un jour, la mère endeuillée décide décrire sur un modeste cahier lHistoire de Tom. «Tom est mort. Jécris cette phrase». Ainsi commence, sobrement, cette plongée dans lenfer des souvenirs. Encore traumatisée par la disparition de son fils, la narratrice fouille sa mémoire sans relâche, afin de décrire le plus précisément possible les circonstances de la mort du petit, létat de grâce de lavant et la léthargie totale de laprès. Les souvenirs résonnent dans sa tête et ses tripes, des plus douloureux, notamment les différentes phases de la détresse (colères incontrôlables, mutisme, détachement du monde, etc.), jusquaux plus absurdes (lannonce de la mort faite dun sec «hes dead» prononcé par un médecin, la tenue vestimentaire de lenfant quil faut choisir pour le jour de lincinération, les laborieuses séances de groupes de parole, le calcul des indemnités, etc). «Le jour où chaque souvenir que jai de Tom sera teinté de sa mort - ne sera plus isolé de sa mort - alors peut-être je saurai quil est mort», avance-t-elle,
pour se persuader que le bout du tunnel est proche.
Lessentiel du livre est composé du va-et-vient entre laccident fondateur et «lombre» que porte désormais lenfant sur chaque action de la mère, qui se laisse emporter dans des torrents de «si» qui auraient pu empêcher la mort de Tom: «Si, en anglais, on dit if, un paysage planté de si comme des ifs de cimetière. Si Tom avait été laîné. Si Vince navait pas existé. Si on avait nommé Vince Tom, est-ce que Tom aurait été Vince? Et si, au cours de la dérive des continents, le bloc australien ne sétait pas séparé de lAntarctique, lAustralie serait peut-être restéee inhabitable, et les villes ny auraient pas poussé, et nous ny aurions pas vécu, et Tom, mon fils, mon second fils... Cet espace courbe, les si, ce siphon, cet entonnoir de fou, je my enfonce, et je perçois le monde à travers un trou.» Avec cet éprouvant travail de mémoire, la mère voit alors poindre les premiers signes de sérénité, même si Stuart juge lentreprise de sa femme «macabre et insupportable». On quitte la narratrice sur un adieu émouvant de lenfant qui traverse son imagination: «Cest peut-être ça, la dernière image. Tom qui se retourne et me fait coucou, temps gris clair, par tous les temps.»
Le thème étant par essence très fort, Marie Darrieussecq livre un roman qui touche, qui bouleverse même parfois. Immanquablement, on sidentifie à cette mère qui connaît, avec la perte dun enfant, un des pires supplices qui puisse être donné de vivre dans nos sociétés occidentales. La grande force du texte, cest dobliger le lecteur à faire face crûment à sa propre vulnérabilité, à la fragilité de lexistence. Le style sec et sobre de lauteure rend dautant plus émouvant son propos. Témoin laveu final de la mère: «Je l'avais envoyé à la sieste, il regimbait. J'avais fermé à clé la porte de l'appartement et les fenêtres comme je fais quand je veux dormir et je m'étais allongée, fatiguée, tous ces cartons, trois jeunes enfants, et le décalage horaire, et Stella infernale, et Tom qui dormait mal. J'avais oublié la loggia. Dans la chambre, au réveil, il y avait Vince, il y avait Stella, il manquait Tom. Dans la loggia, la vitre était ouverte. Je me suis penchée et je l'ai vu.»
Louvrage de Marie Darrieussecq nen demeure pas moins parfois un peu scolaire et prévisible. En matière de récit sur le deuil dun enfant, on a trouvé plus convainquant le bouleversant premier roman dAnne Godard, LInconsolable.
Florent Cosandey, 27 novembre 2007