Le bûcher des innocents, Laurence Lacour
Le 16 octobre 1984, le petit Grégory Villemin est retrouvé mort dans les eaux de la Vologne, pieds et poings liés, le visage recouvert de son bonnet. Personne ne le sait sur le moment mais cet horrible fait-divers va devenir un mémorable fiasco médiatico-judiciaire et déchirer la France durant des années. Dans Le bûcher des innocents, Laurence Lacour, qui a couvert les événements pour Europe 1 durant quatre ans, revient de manière extrêmement fouillée sur les rebondissements et les dérapages multiples dune affaire qui aurait pu être élucidée en quelques semaines, si lenquête navait pas été totalement parasitée et perturbée par des journalistes peu scrupuleux. Ces derniers, faisant fi des principes élémentaires de la déontologie, violeront allégrement le secret de linstruction, le droit au respect de la vie privée, ainsi que la présomption dinnocence. Ce qui empêcha finalement la découverte de la vérité sur le meurtre dun petit garçon au minois dange, de nombreux témoins potentiels se murant dans le silence, de peur dêtre pris dans la broyeuse médiatique.
Cette affaire représente un cas décole sur les conséquences dramatiques que peut provoquer la course effrénée à linformation. Pour Laurence Lacour, «il ne sagissait plus de journalisme tel quon lenseigne dans les écoles ou tel que le définit la charte de ce métier. Le succès du feuilleton Grégory ne tient pas à la qualité ou à lauthenticité des informations transmises tous les jours mais à lintensité des émotions et des fantasmes quil suscite dans le public. Chacun y prend ce quil veut et construit une autre histoire. On le voit bien au travers des articles qui rajoutent à chaque mouture ici un détail nouveau, là une phrase ou une attitude qui nont pas existé. La vérité est souvent trop fade pour entretenir limagination et les sentiments extrêmes.» «Cétait la guerre civile», se souvient lancienne correspondante dEurope 1. «Il y avait les journalistes convaincus de la culpabilité de la mère et ceux absolument certains de son innocence. Ce que lon a fait endurer à cette femme, cest le pire que quelquun puisse subir en temps de paix.» Le lynchage médiatique de Christine Villemin ira tellement loin quil poussera son mari à commettre lirréparable, à savoir abattre Bernard Laroche, un des principaux suspects du meurtre de Grégory. La mort de Laroche pèsera lourd dans la conscience des journalistes mais nempêchera pas de nouveaux dérapages. Peu dauteurs de romans noirs auraient pu imaginer pareil scénario catastrophe...
Laurence Lacour décrit avec beaucoup de justesse et en évitant tout voyeurisme les rapports malsains noués entre différents acteurs de cette pièce macabre. Son réquisitoire, mené avec un souci extrême de la vérité, est accablant pour les enquêteurs et les experts, coupables de manquements et da priori, pour les différentes polices, engluées dans des querelles internes, et pour le premier juge dinstruction de laffaire, dont linexpérience, voire lincompétence, ont entravé lenquête. Le Bûcher des innocents fait finalement le procès de ceux qui nont jamais été jugés pour leurs actes, notamment les médias qui ont transformée de façon ignoble une jeune femme naïve et innocente, déjà accablée par la mort de son enfant, en une mère infanticide machiavélique et manipulatrice. «Envieux et lâches sont ceux qui lui passent, de force, ce costume de sorcière pour lui attribuer en toute impunité des maux et des actes répréhensibles au travers desquels chacun peut se défouler», dénonce Laurence Lacour. Car il est important de le clamer haut et fort: après avoir connu linfamie daccusations mensongères et infondées, Christine Villemin a fait lobjet dun non-lieu pour «absence de charges», une première judiciaire. Malheureusement pour elle, les médias ne donneront pas à cette information la place quelle méritait, linnocence faisant manifestement moins vendre que les soupçons ou les accusations. Durant le cauchemar, la bouée salvatrice de Christine Villemin fut finalement lamour inaltérable qui irradiait son couple. Le bûcher des innocents constitue en définitive une forme de réhabilitation pour une femme qui a vu son nom être honteusement souillé, sans pouvoir se défendre.
Laurence Lacour rend également un hommage appuyé et émouvant à ceux qui ont su résister au déchaînement des passions malsaines. Comme par exemple le juge Simon, qui a repris une enquête allant à vau-leau, ou quelques journalistes mus par la seule recherche de la vérité.
Comme les autres acteurs de laffaire Grégory, Laurence Lacour nest pas ressortie indemne de cette période, elle qui nétait pas de ceux qui jouaient allégrement avec la réalité des faits, par appât du gain ou du prestige. Traumatisée par ce quelle a vu et vécu, dégoûtée par les abus commis par ses collègues, elle quittera le journalisme. Pour exorciser cette période sombre, elle offre un ouvrage de référence en matière dinvestigation, un ouvrage dune profonde humanité qui devrait «constituer une alerte pour chacun de ses lecteurs du monde judiciaire, médiatique ou dailleurs.» Pour éviter que pareil gâchis ne se répète.
Florent Cosandey, 8 janvier 2008