Les intermittences de la mort, José Saramago
Seuil, 2008
«Le lendemain, personne ne mourut. Ce fait, totalement contraire aux règles de la vie, causa dans les esprits un trouble considérable, à tous égards justifié, il suffira de rappeler que dans les quarante volumes de lhistoire universelle il nest fait mention nulle part dun pareil phénomène, pas même dun cas unique à titre déchantillon, quun jour entier se passe, avec chacune de ses généreuses vingt-quatre heures, diurnes et nocturnes, matutinales et vespérales, sans que ne se produise un décès dû à une maladie, à une chute mortelle, à un suicide mené à bonne fin, rien de rien, ce qui sappelle rien.» La mort de la mort. Tel est lévénement surnaturel que met en scène José Saramago dans Les
intermittences de la mort. Cette première dans les annales de lHistoire touche une monarchie autoritaire le premier de lAn dune année indéfinie. Dans lensemble de ce pays dont on sait seulement quil est peuplé de dix millions dhabitants et quil na pas daccès à la mer, les malades et les accidentés se refusent à trépasser, comme si le début de lannée ouvrait lère nouvelle de la vie éternelle. On sen doute, la grève de la Grande Faucheuse provoque leuphorie au sein de la population. Cette dernière doit pourtant rapidement se rendre à la cruelle évidence: limmortalité conduit inéluctablement le genre humain vers la déchéance et la décrépitude. En quelques jours, le pays sombre dans le désespoir et le chaos: les hôpitaux ne savent plus que faire des malades qui ne séteignent plus, les familles sont confrontées à linterminable agonie de leurs aînés, les entreprises de pompes funèbres font faillite (quand bien même elles se recyclent dans lenterrement des animaux domestiques
), les compagnies dassurance-vie sont ruinées et lEtat, malgré son autoritarisme, voit sa toute-puissance réduite en poussière. Même lEglise vacille sur ses fondements, témoin la crainte exprimée en toute franchise par un cardinal: «Sans mort il ny a pas de résurrection, et sans résurrection il ny a pas déglise...»
Chacun cherche alors la meilleure façon de mettre fin au cauchemar de la vie éternelle. Jamais en reste lorsquil sagit de trouver de lucratives sources de revenus, les mafias sengouffrent dans la brèche du désespoir humain. Elles proposent aux familles demmener les corps sans défense des malades chroniques de lautre côté de la frontière, là où la mort frappe encore. Cynique, le gouvernement ferme les yeux sur cette pratique immorale dans la mesure où cette «émigration» a le mérite de faire disparaître les grabataires et les moribonds, devenus de très coûteux fardeaux pour la société
Finalement, alors que personne ne sy attend, la mort met fin à son étrange caprice. Le roman de José Saramago est singulier en ce sens quil représente la mort sous les traits dun personnage réel dont la mission est denlever la vie. Cet être rachitique, méticuleux et mutique décide, après un «congé sabbatique» de plusieurs mois, de retourner au turbin. Toutefois, sa méthode change: alors que par le passé la mort frappait sans préavis, elle décide davertir ses victimes par le biais de lettres violettes, et ce, une semaine avant le dernier voyage. Les malheureux auront ainsi le temps de dire adieux à leurs proches et de régler leurs affaires pendantes
Dans cette fable aussi délirante que tragi-comique, José Saramago tourne en bourrique une humanité désemparée par le fait que son plus vieux rêve, la vie éternelle, sapparente en fait à un cauchemar. La verve ironique de lauteur portugais ridiculise des institutions réactionnaires comme le gouvernement, la monarchie ou lÉglise, incapables de gérer la nouvelle réalité. Dune plume le plus souvent goguenarde, parfois apaisée et poétique, le prix Nobel de littérature 1998 sillustre par un style unique, caractérisé par des phrases interminables entrecoupées par une pluie de virgules. Malgré la densité du texte, Les intermittences de la mort simpose comme un chef duvre fluide et parfaitement accessible ! Et contre toute attente, une fantastique ode à lamour !
Florent Cosandey, 15 juin 2008