Laveuglement, José Saramago
Seuil, 2000
Laveuglement souvre sur une scène surnaturelle: un homme devient subitement aveugle alors quil attend, assis au volant de sa voiture, quun feu passe au vert. Sans le savoir, linconnu est la première victime dune épidémie qui va se propager comme une traînée de poudre à travers tout le pays. Craignant une contamination généralisée - il suffit dêtre au contact dun de ces aveugles dun genre nouveau pour le devenir à son tour -, les autorités prennent loption dinterner les «pestiférés» dans un asile désaffecté, qui se transforme très vite en cloaque. Surveillés en permanence par larmée, livrés à eux-mêmes dans ce huis clos sordide, les aveugles en sont réduits à abandonner toute considération morale pour survivre. Rapidement, la dignité humaine cède le pas au chacun pour soi. Cette quarantaine, qui se déroule sans indication de temps et de lieu, nest pas sans rappeler crûment certaines pages sombres de lhistoire contemporaine.
Etrangement, seule une femme nest pas frappée par le «mal blanc», qui ne répond à aucune cause organique. Ses deux yeux intacts font delle le seul témoin de lindicible. Faisant preuve dune rare vilenie, quelques aveugles sapproprient les vivres chichement distribuées par larmée et les monnaient contre des femmes. En véritable ange gardien, la femme permettra à ses voisins de chambre de résister au régime de terreur imposé par les plus forts. Cest également elle qui guidera six comparses hors des ténèbres. Comme pour démontrer que lêtre humain peut rapidement devenir un vulgaire anonyme, voire un animal, lauteur portugais na pas donné de noms à ses personnages, quil dénomme par exemple le médecin, la femme du médecin (cest elle la seule personne qui a conservé lusage de ses deux yeux), le premier aveugle, la femme du premier aveugle, le garçon louchon, la jeune fille aux verres teintés ou le vieil homme au bandeau.
José Saramago signe avec Laveuglement un livre dur, étouffant, qui népargne rien au lecteur. Dans cet ouvrage très dense (sans sauts de lignes ou paragraphes), véritable allégorie dun monde déshumanisé où lon oublie de voir lessentiel, José Saramago montre, avec une grande lucidité, la vulnérabilité de lêtre humain qui, perdant un de ses cinq sens, peine à assouvir ses besoins existentiels (manger, boire, se laver). Le prix Nobel 1998 y dénonce également le cynisme des gouvernants qui préfèrent sacrifier quelques malades et protéger la masse, plutôt quessayer de soigner les victimes dun mal encore inconnu.
Florent Cosandey, 23 novembre 2008