Tous les noms, José Saramago
Seuil, 1999
Dans Tous les noms, José Saramago dépeint la vie réglée comme du papier à musique dun fonctionnaire insipide et servile, monsieur José. Seul personnage du livre à porter un nom, ce rond-de-cuir travaille au Conservatoire national de lEtat civil, un service dont la mission est de conserver et dactualiser les archives des vivants et des morts. Cinq jours et demie par semaine, il uvre en tant que sous-fifre de cette administration pléthorique. Le week-end, le vieux garçon tue le temps en collectionnant des articles sur les cent plus importantes célébrités du pays. A travers cette collection, monsieur José mène une vie par procuration. Avec lironie qui constitue sa marque de fabrique, José Saramago se moque de cet intérêt pour celles et ceux qui ont conquis le Graal de la célébrité, statut quil considère aussi futile que précaire. «La célébrité, pauvres de nous, est un souffle dair qui va et vient indifféremment, une girouette qui tourne aussi bien vers le nord que vers le sud, et tout comme on passe de lanonymat à la célébrité sans comprendre pourquoi, de même il nest pas rare quaprès avoir baigné dans le halo chaleureux de la renommée on disparaisse sans même savoir comment on sappelle.» Lécrivain portugais se raille dailleurs plus largement de la passion des collectionneurs, lesquels tentent, selon lui, de se construire une sorte dîlot de sécurité au milieu dun monde chaotique. «Peut-être parce quils nacceptent pas lidée que le chaos soit le seul arbitre de lunivers, et donc avec leurs faibles forces et sans aide divine ils tentent dintroduire un peu dordre dans le monde, ils y réussissent pendant un certain temps, mais seulement aussi longtemps quils parviennent à défendre leur collection car quand vient le jour de la disperser et ce jour arrive inéluctablement, à cause de la mort ou de la lassitude du collectionneur, tout retourne au chaos originel, tout replonge dans le désordre.»
Lexistence de monsieur José bascule le jour où, par hasard, il tire des dossiers la fiche dune femme de trente-six ans. Banal de prime abord, lévénement va très vite tourner à lobsession et conduire notre fonctionnaire dans une enquête effrénée pour retrouver linconnue. Cette quête pleine de rebondissements le fera bafouer, lui lemployé jusquici modèle, les principes immuables imposés par une administration kafkaïenne. Dune plume dense et goguenarde, José Saramago raconte le cheminement du technocrate à la recherche du grand frisson, que lon peut qualifier damoureux. La quête de monsieur José savèrera à la fois vaine et libératrice. Vaine dans la mesure où linconnue se suicidera avant quil nait pu la rencontrer. Libératrice dans la mesure où elle lui permettra de séchapper quelques semaines de son carcan professionnel, incarné par des millions didentités et décritures abstraites.
Dans ce conte philosophique, le prix Nobel portugais brille particulièrement dans la description dune administration totalement déshumanisée, dans laquelle un travailleur de la base ne peut se permettre de prendre la moindre initiative, aussi modeste soit-elle, sans en référer à son supérieur. Une hiérarchie autoritaire brime lindividu et laliène à coup dordres absurdes et de tâches répétitives. Les sous-fifres triment comme des fous, alors que le sommet de la hiérarchie se la coule douce. «La répartition des tâches entre les différents employés satisfait à une règle simple, les éléments de chaque catégorie ont le devoir dabattre autant de besogne quils le peuvent, afin de nen transmettre quune part infime à la catégorie suivante. Cela signifie que les préposés aux écritures doivent trimer sans répit du matin jusquau soir, tandis que les officiers dadministration travaillent de temps en temps, les sous-chefs de loin en loin seulement, et le conservateur presque jamais. [
] Imaginer le chef du Conservatoire en train de faire des heures supplémentaires équivalait à peu près à imaginer la quadrature du cercle.»
On relèvera également la finesse et le mordant de lhumour déployé par José Saramago à travers ce chef doeuvre. A titre dexemple concret, on savourera ce moment danthologie constitué par la demande de monsieur José de sortir une heure plus tôt du travail, pour la première fois en vingt-cinq ans: «Alléguant des raisons personnelles dune force majeure irrésistible quil demanda la permission de ne pas expliciter, rappelant en tout état de cause quen vingt-cinq ans de service zélé et invariablement ponctuel cétait la première fois quil le faisait, monsieur José sollicita lautorisation de partir une heure plus tôt. Appliquant les dispositions qui régissaient les relations hiérarchiques complexes du Conservatoire général de lEtat civil, il commença par présenter sa requête à lofficier dadministration de son aile, dont la bonne ou mauvaise humeur conditionnerait les termes dans lesquels la demande serait transmise au sous-chef correspondant, lequel, à son tour, omettant ou rajoutant des mot, accentuant telle syllabe ou gommant telle autre, pourrait jusquà un certain point influencer la décision finale. Toutefois, sur cette question les doutes sont beaucoup plus nombreux que les certitudes, dans la mesure où les raisons qui poussent le conservateur à octroyer ou à refuser ce genre dautorisation ou dautres sont connues de lui seul, car depuis les innombrables années quexiste le Conservatoire il ny a pas de souvenir ni trace, écrite ou orale dune seule décision qui eût été assortie de ses motivations. Lon ignorera donc à tout jamais pour quelles raisons monsieur José fut autorisé à partir une demi-heure plus tôt au lieu de lheure complète quil avait sollicitée. Il est légitime dimaginer, même sil sagit dune spéculation gratuite, impossible à vérifier, que lofficier dadministration dabord, puis le sous-chef, ou tous les deux, signalèrent quune aussi longue absence aurait une incidence négative sur le service, mais il est bien plus probable que le chef décida tout bonnement de profiter de loccasion pour rabaisser une nouvelle fois ses subordonnés par une de ces manifestations dautorité dont il avait le secret.» Ou quand lacceptation dune telle demande est le fait du roi.
Florent Cosandey, 30 décembre 2008