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L’Homme qui tombe
dimanche 29 août 2010 par Mariane Perruche

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Ce que le 11 septembre a changé dans nos vies ? Peut-être la faculté de murmurer des histoires à l’oreille des hommes a-t-elle disparu ?

L’Homme qui tombe, Don DeLillo, Actes SUD 2008 (Falling man, 2007)

Adorno disait qu’il n’était plus possible d’écrire de la poésie après Auschwitz. Notre faculté de raconter des histoires aurait-elle été gravement endommagée par les attentats du 11 Septembre 2001 ? On peut le penser en lisant ce roman du nord-américain Don DeLillo dont le titre L’Homme qui tombe ne laisse guère planer de doute sur le sens de l’Histoire : la chute des tours a entraîné une mélancolisation de l’univers et la mort du temps – pire encore, elles ont peut-être opéré la mort du récit.

Ce roman a du mal à raconter, tant les personnages semblent légers, inconsistants, en apesanteur comme ces personnages en costume noir et chapeau melon des tableaux de Magritte, qui tombent, tombent. Ils tiennent à un fil, comme nos vies. Celui de l’Homme qui tombe : artiste, performer, acrobate, psychopathe peut-être, l’Homme sans nom (on ne saura son nom qu’à la fin) se lance dans le vide, la tête en bas et accroché à un harnais, n’importe où dans Manhattan, bravant la police qui le traque. Sous l’œil des badauds fascinés, il rejoue inlassablement le film des corps qui tombent des tours avant l’effondrement. Allégorie vivante de la mort, il incarne la chute des corps - comment dire autrement ? - de ceux qui se sont jetés dans le vide pour échapper, par une mort certaine, à une autre mort – elle aussi sans nom. Suspendu entre ciel et terre, il EST le suspens du temps et renvoie les spectateurs-survivants à l’horreur toujours actuelle de cette scène traumatique.

Trois personnages tentent de se reconstruire après l’Apocalypse : un homme, une femme, un enfant. Autrefois ils formaient une famille. Lui, Keith, travaillait dans la tour nord au moment où l’avion s’est encastré. S’engouffrant avec d’autres dans la spirale sans fin des escaliers, il a réussi à sortir vivant du chaos, embarquant sans savoir pourquoi une mallette de cuir qui ne lui appartient pas et qu’il ramène chez son ex-épouse Lianne. Il ne sait pas à qui appartient la mallette, mais il retrouvera la femme à laquelle elle appartenait, pensant sans doute pouvoir reconstruire avec elle une histoire. Le lecteur y croit un instant. Mais le lien ne se fait pas. Il ne sait pas non plus ce qu’il vient chercher en retournant chez Lianne. Elle, sa femme, dont il n’a d’ailleurs jamais divorcé, est hantée par la perte de la mémoire. Cela date d’avant la chute, lorsque son père, victime d’une maladie dégénérative, s’est suicidé. Depuis, elle anime un atelier d’écriture pour malades de l’Alzheimer, symboles de notre société vieillissante et condamnée à l’oubli. Paradoxalement, ce sont les seuls qui arrivent à construire un récit et à raconter l’histoire qui est en train de se défaire. Enfin, Justin, enfant étrange et inquiétant, passe son temps à guetter dans le ciel avec des jumelles le retour d’un homme qu’il appelle Bill Lawton : c’est ce que l’enfant a retenu du nom de Ben Laden prononcé par les adultes.

Pour Keith, le temps s’est arrêté, il n’est ni mort ni vivant. Suspendu en plein vol, arrêté en pleine chute, mais sa vie partait déjà en lambeaux avant. Peut-être la valise lui a-t-elle servi de lest, a permis par son poids à son corps d’arriver sur la terre ferme, sans passer par les fenêtres comme les autres. Mais son âme est restée en l’air, comme l’Homme qui tombe. Keith ne peut plus poser d’acte : il ne peut plus travailler, ne peut que jouer au poker, le lien social est perdu. Toutes ces vies sont menacées par le vide : conversations vides, pas d’événements, comme si l’Evénement avait par avance détruit toute possibilité de poser un acte. Et de faire avancer l’Histoire.

Pourtant d’autres hommes traversent le roman, ceux par qui l’Histoire est arrivée, ceux qui sont passés à l’acte. L’un d’eux, qui s’appelle Hammad, a occupé l’espace lui aussi, mais horizontalement, en engageant l’avion dans le couloir de l’Hudson. Lui et ses compagnons croyaient détenir le sens de l’Histoire en lançant les avions contre les tours. Ils croyaient que l’Histoire était écrite dans le Livre et que l’avion en serait le signe. Ils croyaient se réaliser dans la rencontre entre l’avion et les tours de verre et d’acier. Ceux de la tour et ceux de l’avion se sont réunis un instant, unique entre tous les instants, dans le chaos et le feu. Ce roman n’est pas une Apocalypse, le récit des temps derniers. C’est le roman, non de la destruction des tours, mais de l’après, qui est aussi la destruction de nos repères, roman de la disparition et de l’ennui, de la vanité des actions humaines : à quoi bon travailler après le 11 septembre, à quoi bon écrire, à quoi bon raconter des histoires ? L’image tragique de l’homme qui tombe ne réactive pas le mythe de la Chute originelle. Car il n’y aura aucune rédemption pour cet homme sans avenir dont le passé s’est effondré. Le roman n’est désormais plus un récit salvateur : le fil du récit est cassé, l’Homme qui tombe n’offre même pas l’avenir d’une illusion.

Il nous faudrait maintenant l’illusion d’un avenir.

Mariane Perruche
24/08/2010



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