Traduction de Victor-Henri Debidour, La Pochothèque
jeudi 9 septembre 2010 par Alice GrangerPour imprimer
A propos de Œdipe-Roi, Sophocle.
Apollon avait interdit à Laïos d’avoir des enfants. Mais un soir d’ivresse…
La tragédie de Sophocle entre tout de suite dans le vif du sujet : si cet homme, Laïos, devient père, c’est-à-dire fonde une famille, il se place dans la dynastie, initiée par Cadmos, des fondateurs de Thèbes, cité-état qui symbolise le lieu des générations et Jocaste mère, il structure la scène matricielle. S’enclenchera ce que prédit l’oracle : le parricide et l’inceste, mais avec un temps de latence qui va se passer à Corinthe, temps pendant lequel le fils ne tuera pas symboliquement son père en devenant à son tour père dans le sillage d’un mariage qui « fixe » Jocaste l’épouse en lieu matriciel. Aussitôt, on pense à une transmission. A un passage de témoin pour une œuvre trans-générationnelle infinie.
La naissance du garçon marque le pas du temps, l’assurance de la succession des générations, et Thèbes sera la scène tragique où le père est le roi en train d’être évincé par le fils. A Thèbes, il y a surtout la reine dont le statut bascule de femme en mère, sur la scène oedipienne. Mais, pendant un temps de latence, un temps corinthien, le père reste le roi, et garde sa reine pour lui tout seul, ainsi que sa cité.
Toute la trame tragique de Sophocle n’est-elle pas nourrie par le fait que, dès lors que naît le fils, l’amour de la mère devient ambivalent, il oscille entre le père et le fils. Son roi, qui est-ce ? Le père ou le fils ? Tellement il est nécessaire, du point de vue du renouvellement de l’espèce, que cela penche vers le successeur qui saisira le flambeau du passage de témoin. Tant que demeure le doute, tant que le fils n’est pas revenu à la place de son père, règne la peste, c’est-à-dire la communauté humaine en souffrance de ne pas encore savoir si elle sera continuée, rajeunie…
On pourrait dire que l’ambivalence de la mère a pour but de précipiter le fils dans les pas du père, afin que, comme celui-ci, il assure la continuité du lieu, de la cité incestueuse c’est-à-dire matricielle, Thèbes, et le statut de… sa reine, qui s’est pendue à une corde ombilicale car la reproduction passe par elle.
Par-delà le parricide et l’inceste qui font la tragédie de Sophocle Œdipe-Roi, il y a quelque chose dont on ne parle pas et qui, pourtant, … crève les yeux : Thèbes reste intacte ! La scène, le lieu, la matrice de la tragédie familiale ne sont jamais attaqués, mis en question, à la fin Créon frère de Jocaste en reste le roi régent, y demeure attaché. Une sorte de vénération envers un lieu matriciel qui reste en fonction, avec en arrière-plan l’attachement entre frère et sœur, premier couple dans la fratrie, Créon et Jocaste frère et sœur au sein protecteur de la famille comme lieu dont il faut être le roi. Le roi fait la cité-état incestueuse, la cité qui est le lieu où l’espèce humaine se renouvelle, qui est le lieu matriciel. Dans la tragédie, il reste un roi, c’est le frère de Jocaste.
C’est un homme, Cadmos, qui fonde la cité qui sera incestueuse, Thèbes. De même que c’est un homme qui fait devenir mère une femme, Jocaste. Jocaste, c’est aussi Thèbes. Et, tant que le fils ne revient pas faire comme son père c’est-à-dire devenir le roi et s’insérer dans la continuité de la fondation de la cité, tant qu’il ne détrône pas son père en commettant le parricide juste par le fait que le pas de la spirale de la transmission arrive à lui, Jocaste-Thèbes est atteinte de la peste qui décime les habitants, et la joie de vivre. Jocaste ne peut retrouver cette joie de vivre qu’avec son fils comme roi, qu’assurée de la continuité du lieu qu’elle incarne, que certaine qu’il y a une transmission entre hommes, entre père et fils, pour assurer le statut de la fille en mère, en ce lieu de la reproduction qui la valorise. Jocaste bien sûr c’est chaque femme qui va se marier, qui est ramenée par ce mariage au fait de devenir mère afin de payer sa dette à l’impératif de renouvellement des humains. Ceci en considérant une logique qui « domine » les humains, et qui les précipite dans une sorte d’automatisme qui ne les lâche qu’une fois qu’ils se sont acquittés d’une mission venant de plus haut, plus loin qu’eux individuellement.
L’acte symbolique de fondation de la cité-état matrice est très importante, et vient entrer en résonance avec ce que les psychanalystes appellent le Nom du père. Cadmos fonde la matrice fonctionnelle. Cet acte nous montre qu’une matrice fonctionnelle ne se structure que si un homme lui donne une dimension symbolique qui la situe dans le temps infini de la communauté humaine renouvelée.
Œdipe-Roi peut donc se lire comme l’histoire d’un mariage, et Sophocle, bien avant Freud, nous montre sur une autre scène, celle de la tragédie familiale (mais c’est redondant, car lorsque cela se passe sur la scène familiale n’est-ce-pas automatiquement tragique ?), qui le garçon épouse en vérité, et qui la fille épouse en vérité.
Dans la tragédie de Sophocle, on sent bien que cela se joue sur une autre scène, qu’il ne faut pas comprendre à la lettre sinon c’est plein d’invraisemblances. Lorsque Œdipe épouse Jocaste, il ne s’agit pas d’une femme plus âgée que lui, qui serait de la génération de sa mère. Sinon, ce serait dit. Jocaste n’a pas du tout l’air d’être sa mère. C’est une « Cruelle chanteuse », c’est « la Chienne qui chantait », autrement dit la Sphinx. Et l’homme sur son char qui lui barre la route à une croisée de chemins ne ressemble pas à son père. Cet homme est le « modèle » psychique que la fille impose à son futur mari : c’est le roi de la cité-état qu’elle incarne. Il est de la lignée fondatrice de cette cité-état, Thèbes. Œdipe, dès lors qu’il a le projet d’épouser Jocaste, c’est-à-dire celui de se marier, quittant la Corinthe du temps de latence pour Thèbes, se place automatiquement dans la position de l’homme qui structure en mère, en cité-état, la femme qui lui ouvre le cadre nouveau de sa vie. On voit bien dans quel sens ça va : l’homme va chez la femme, et vers la cité qu’un acte de fondation a créée. Cela rime avec un retour : vers le giron d’où il venait. Mariage qui va mettre en marche la reproduction, avec la fondation de cette famille nouvelle, et donc mettre au centre de tout l’état mère matrice, le mot mère étant générique : c’est aussi bien la mère d’Oedipe que la mère des enfants à venir, la tragédie ramène au lien biologique, au lien de la gestation, lieu fondé symboliquement en amont dans le temps. En ce sens, il n’y a plus besoin de la nécessité d’un acte fondateur, comme celui accompli par Cadmos, mais d’en reconnaître la transmission par Laïos, la cité-état où un homme est le roi va de soi, c’est la cité ouverte par la mère ambivalente pour raison d’état à son garçon, et retrouvée par celui-ci lorsque à son tour, avec la femme qu’il épouse, il fonde une famille donc aussi le lieu où elle va éclore.
Un autre personnage est très important : Créon, frère de Jocaste. Qui a assuré « l’intérim » comme roi de Thèbes après la mort de Laïos, et sera à nouveau le roi de Thèbes après le départ d’Œdipe aveugle. Créon est un autre aspect d’Œdipe, il est, en regard de la cité incestueuse rejointe tel un retour au giron, le frère de Jocaste, englobé et retenu comme elle dans la structure matriarcale. Leur couple se construit sur le modèle du couple frère et sœur vivant dans la cité famille. Frère et sœur en regard de l’impératif de continuer l’espèce humaine, une mission dont fille et garçon d’une fratrie doivent s’acquitter, une dette à payer à la communauté humaine pour être quittes, libres.
Une série s’entend très bien, commençant avec le nom de la cité-état fondée par Cadmos, un homme : Thèbes fondée par Cadmos, Thèbes certifiée par Laïos qui assure la continuité de la cité fondée avant lui, Laïos reconnu par parricide (accompli par Œdipe) comme modèle à suivre et devenir à son tour le roi de Jocaste et de la cité incestueuse. La cité incestueuse est mère des enfants de l’inceste, deux frères ennemis Etéocle et Polynice, deux sœurs Antigone et Ismène. Dès lors que jamais la cité incestueuse, la cité matricielle, la cité giron n’est remise en question par la naissance, chacun des personnages va se précipiter dans un rôle tragique : Jocaste se pend à son rôle de mère qui tue la fille en elle (le temps de la dette à payer à la communauté humaine pour son renouvellement ?), le cordon ombilical qui la fait mère l’empêche de respirer, la lie à sa fonction ; Laïos, prototype de l’homme qui assure littéralement la femme en mère, de l’homme père, est tué par le fils en lui qui n’aspire qu’à retourner dans la cité-giron, la cité-famille ; Thèbes-Jocaste est minée de l’intérieur par la peste si Œdipe fils-époux ne devient pas son roi qui la couronne ; Œdipe jouit d’être le roi et enclenche la reproduction avec Jocaste ; Œdipe devient aveugle, tel le fœtus revenu au sein de sa Thèbes-matrice ; et il redevient Créon frère de Jocaste ; Thèbes demeure Thèbes… On n’en sort pas… Ou bien on n’en sort que par la dimension tragique. Que par l’absence de solution. Thèbes reste Thèbes, mais l’histoire s’arrête, ainsi que la transmission, qui doit avancer d’un pas de spirale.
Reprenons pas à pas la pièce. Une peste atroce fait de Thèbes un désert : c’est incroyable comme cette image évoquée au commencement pourrait bien être celle de la fin, celle du lieu matriciel vidé, lorsque la gestation est finie, lorsque le théâtre familial a achevé de se jouer à cette génération-là. En délégation devant le palais d’Œdipe, il y a des enfants et des jeunes gens, ce qui est logique, ils sont interpellés par le fait qu’ici, à l’intérieur, ce n’est plus vivable, il leur faut en sortir, il faut imprimer un pas générationnel à la spirale du temps, et ces garçons attendent que cela arrive à eux. Il y a un prêtre, qui parle à Œdipe, et lui désigne « l’élite de nos garçons ». Détail très important : l’élite des garçons ! Car en effet, la tragédie est totalement dépendante du fait que chaque garçon doit à son tour perpétuer l’acte fondateur de Cadmos éternisant la cité-état Thèbes, et son statut matriarcal, le fait que fonder une famille c’est avant tout assurer le lieu matériel et symbolique de vie, le lieu où cela se passe. Une tragédie, car s’il faut pour la continuité de l’espèce humaine qu’il y ait en effet un lieu pour l’assurer, et c’est là qu’il faut un acte fondateur de la part d’un Cadmos, d’un homme, il faut aussi ensuite en sortir, naître, ce qui pose la question de faire devenir un désert Thèbes, ravagée par un ouragan ou par la peste…
Le prêtre demande à Œdipe, le roi, de redresser la cité, parce qu’il avait su abolir l’impôt que la Sphinx levait sur les habitants en chantant cruellement ses énigmes. Le monstre féminin ne pouvait se calmer qu’après avoir été entendu : quelque chose de très automatique prenant possession littéralement d’une femme et la poussant à enclencher chez l’homme qui répondra correctement la mise en acte à son tour de l’acte fondateur de Thèbes, pour fonder une famille, pour prendre part à la continuité de l’espèce. La cruelle chanteuse, la Sphinx possédant une femme lorsque la question du mariage se pose, d’une part positionne une femme, Jocaste, dans la fonction de mère qu’elle doit assumer en regard de sa responsabilité pour continuer l’espèce, et d’autre part arrête un homme pour le « forcer » à prendre lui aussi sa part de responsabilité dans cette continuité en renouvelant l’acte fondateur du lieu matriciel. La cruelle chanteuse n’épargne personne par ses énigmes, elle oblige chacun à se poser la question de la reproduction de l’espèce humaine, et la bonne réponse, celle qui la calme, c’est l’acte fondateur, c’est la prise de responsabilité du père pour qu’il y ait un lieu matériel et symbolique où la famille puisse se fonder et se renouveler. Œdipe avait bien répondu.
Mais voici qu’à nouveau la mort est sur Thèbes… Le temps matriciel ne peut avoir de commencement que s’il a une fin… Devant le palais d’Œdipe, il y a aussi l’autel d’Apollon, dieu du chant, de la musique, mais aussi dieu de la guérison, de la purification, dieu brillant ! Dès le commencement de la tragédie de Sophocle Œdipe-Roi, l’autel d’Apollon annonce la guérison, c’est-à-dire la sortie du temps incestueux (mais qu’il faut entendre au sens nouveau de matriciel, temps indispensable au service du renouvellement des humains, qui prend chacun des habitants malgré eux, automatiquement, la mission que chacun doit accomplir sur le terrain de ce renouvellement pour en être quitte et être libre de naître), la naissance. La tragédie est plus forte que les personnages qui sont forcés malgré eux de la vivre, Œdipe et Jocaste ne pouvant être quittes qu’après avoir donné à l’espèce humaine deux garçons et deux filles…
Le prêtre conjure Œdipe : « Va, ne t’endors pas ! » Œdipe était le Sauveur. A nouveau le prêtre attend de lui qu’il assure « à jamais » l’avenir de la ville. C’est vrai que du point de vue de la continuité de l’espèce humaine, Thèbes doit rester intacte, c’est de ce point de vue peut-être qu’il faut voir Créon frère de Jocaste en rester le roi, envers et contre tout. Mais à l’échelle humaine, chacun de ces humains doit en sortir, et à Thèbes la pression tragique, celle de la culpabilité grondante, vise à faire sortir, tel Œdipe à Colone guidé par Antigone, et donc à mourir à la vie d’avant tels les deux frères Polynice et Etéocle. La pièce se joue sur deux scènes différentes : à côté de la scène réelle, la scène proprement oedipienne est l’autre scène qui enclenche le renouvellement de l’espèce et, d’une certaine manière, s’agrippe à chaque personnage pour qu’il s’acquitte de sa mission renouvelante, et à sa génération renouvelle l’acte fondateur du lieu de la famille. La nécessité d’inscrire à chaque fois l’acte fondateur est très intéressante ! Car s’il faut le refaire à chaque fois, c’est aussi qu’à chaque fois le lieu se détruit à son terme, comme le lieu matriciel se détruit en mettant dehors lors de la naissance. « … une citadelle, un navire, c’est un néant s’ils sont vides, s’il n’y a pas une communauté humaine pour les peupler ! » Le mal auquel Œdipe fait alors allusion prend le sens d’une gestation éternelle : un temps de gestation, c’est une nécessité pour la communauté humaine, mais pour son renouvellement, il faut aussi que la matrice se vide de ceux-là, et reste en attente des suivants, sinon c’est le mal. Thèbes, cité incestueuse au sens de cité de la matrice, cité du lieu de renouvellement des humains, il faut non seulement y aller pour fonder la famille, pour mettre en acte notre propre part à la continuité, mais il faut aussi en sortir, en partir, comme le fait Œdipe conduit par Antigone. Œdipe dit : « ce mal me fait mal plus qu’à nul d’entre vous. » « J’ai délégué Créon, mon beau-frère, auprès d’Apollon pythien, je l’ai chargé de s’enquérir des actes ou des paroles par lesquels je sauverais notre cité. » Apollon pour la guérison, pour la naissance, et Créon pour la continuité de l’acte fondateur… Créon revient, et son visage est rayonnant. Apollon Souverain a donné la « solution » : éliminer du sol de Thèbes la souillure criminelle qu’elle y entretient… Bref, mettre dehors, faire naître. L’enfant oedipien, au sens de fœtus qui s’attarde, souille l’intérieur car ne laissant pas le lieu vide il empêche le renouvellement, l’acte fondateur renouvelé, et c’est, en regard de l’impératif de ce renouvellement un crime… Faire place nette, c’est ce que dit Apollon le guérisseur, Apollon le brillant, Apollon frère d’Artémis (jumeaux ou pas, il y a quelque chose de gémellaire dans ce couple garçon/fille). La souillure criminelle doit être exilée, ou bien la dette rachetée. Créon rappelle un sang versé, celui de Laïos bien sûr, et ses assassins doivent être punis.
Œdipe dit qu’il ne le connaissait pas : indice de Sophocle pour dire qu’il s’agit d’une autre scène, où le fils et le père ne sont pas liés par un lien biologique, mais par une loi qui commande à chaque homme d’accomplir, comme ceux de la génération d’avant, son devoir de renouvellement de l’espèce, son devoir de fonder une famille. Laïos est donc un père fondateur, parti en pèlerinage, et qui se fait tuer par son successeur dans le lieu matriciel du renouvellement de l’espèce. Entre Laïos et Œdipe, il ne s’agit pas du tout de se reconnaître par un lien biologique, mais par un lien symbolique de filiation du point de vue de l’acte fondateur qui, lui, va effectivement implique la biologie.
Une fois Laïos tué, restait un autre malheur dans Thèbes : la Sphinx, le monstre féminin, la chienne chanteuse : évidemment, elle était en attente du successeur pour l’acte fondateur d’une famille nouvelle… « La Sphinx était là, avec ses couplets aux jeux insaisissables… » Avant qu’Œdipe réponde bien, chacun répondait mal car fasciné par l’immédiat, sourd à l’impératif du renouvellement des humains. Œdipe promet de débrider l’abcès… Si on a tué le roi Laïos, on peut le tuer lui aussi, puisqu’il est roi… Souillure criminelle, abcès : autant de mots pour dire l’abjection que c’est de s’éterniser dedans, bloquant le renouvellement. Et pour dire que le parricide peut l’atteindre à son tour…
Le Chœur invoque alors une déesse, Athéna, immortelle fille de Zeus. Athéna est une fille née de la tête de son père, elle n’a pas de mère. Dans la pièce de Sophocle, de même que l’acte fondateur de la ville matricielle est affaire d’un homme, Cadmos, et non pas une affaire purement biologique, comme s’il fallait un acte symbolique pour que la biologie elle-même se mette en acte dans une mère et dans un lieu matériellement construit, de même une fille sort non pas du ventre d’une mère, elle ne vient pas de la biologie, mais du père. Elle sort de son crâne, annoncée par des maux de tête, c’est une déesse de la sagesse, de la raison, des artistes, de la cité, elle peut lancer aussi la foudre. Athéna est donc déesse de la cité Thèbes. C’est une fille qui, comme son père, a une conception non pas biologique de la cité matricielle, mais symbolique. Un acte symbolique fondant la cité est indispensable à la biologie. C’est pour cela qu’Athéna ne vient pas d’une mère, qu’elle est une fille non assimilée à une fonction biologique de mère, comme si cela ne pouvait pas vraiment se faire en dehors d’un acte symbolique, comme si la matrice dans le ventre d’une femme devait y être mise par un acte fondateur pour être vraiment une matrice fonctionnelle.
Le Chœur invoque aussi Artémis, déesse de la chasse, sœur d ‘Athéna, « Dame de notre sol ». Là aussi, il s’agit d’une protectrice du sol. Artémis, on l’imagine partie à la chasse pour ramener dans la matrice les futurs enfants, tandis que le Chœur se désole que « les femmes n’accouchent plus ». Apollon est prié de lancer d’autres flèches, et Artémis de brandir les flambeaux ardents ! Reprendre le flambeau ! Bacchus doit arriver avec son délire.
Œdipe est si inconscient de ce qui lui arrive qu’il se dit étranger « à ce qui se raconte » et à « ce qui s’est fait ». « Si l’un de vous sait qui a abattu Laïos, je les enjoins de tout me dévoiler…Cet homme, quel qu’il soit, j’interdis sur ce sol où je suis maître et souverain seigneur, de le recevoir et de lui adresser la parole… Que tous le chassent de devant leur demeure, car la souillure qui nous atteint, c’est cet homme… le coupable inconnu… pour l’amour de moi et d’Apollon… la mort est sur lui. » Voilà : il s’agit de mettre dehors. Il s’agit aussi de remettre au carrefour des chemins la figure de Laïos parti en pèlerinage… Le parricide se renverse alors en fillicide… Œdipe est appelé à se retrouver à la place de Laïos qui a laissé sa place en partant en pèlerinage afin de se trouver sur la route de son successeur…
Le devin Tirésias, vieillard aveugle, arrive. Il pénètre tous les secrets, aussi bien ceux qui sont communicables que ceux qui sont indicibles. L’aveuglement pourrait signifier que les humains ont à s’acquitter d’une sorte de devoir de perpétuation de l’espèce par une logique qui les dépasse, qui les possède et qui est une magistrale maîtresse des cérémonies sur une scène tragique, sur une autre scène. Les humains ne peuvent y voir clairs, ils sont entraînés par une sorte d’automatisme, et lorsqu’ils se sont acquittés de ça, ils sont libres. Ils sont attirés dedans, puis quelque chose de tragique, de coupable, les met dehors, naissance. Tirésias sait lire l’autre scène, parce qu’il sait les forces aveugles. Œdipe lui dit : « …tu es éclairé sur le mal qui hante notre cité. » « …le moyen, et le seul, que nous aurions pour nous libérer du fléau, serait d’identifier les meurtriers de Laïos, et de les mettre à mort, ou de les chasser du territoire. » Les chasser du territoire ! Laïos qui était parti hors de Thèbes… « …lave-nous de la souillure dont nous charge ce mort. » Désarroi de Tirésias… puisqu’il sait qui a tué Laïos… Tirésias : « C’est que vous êtes tous dans la nuit. Et moi, jamais je ne révèlerai ce qui me pèse – pour ne pas dire ce qui pèse sur toi. » La nuit : l’aveuglement, l’autre logique qui a fait s’accomplir un destin puis de manière étrange semble précipiter sa fin. Pressé par Œdipe, Tirésias lâche enfin la vérité : « le sacrilège vivant qui souille cette terre, c’est toi. » Œdipe est furieux, ne le croit pas. Tirésias insiste : « C’est la Vérité, avec toute sa force, que je nourris en moi. » « L’assassin de cet homme, celui que tu cherches, je te le dis, c’est toi. »
Œdipe croit que c’est son oncle Créon qui a lancé Tirésias contre lui. La pression de la tragédie monte. De même que la figure de Laïos revient sur le devant de la scène, de même Créon « l’intérimaire » de Thèbes se lève devant Œdipe, celui-ci ignore encore qu’il doit laisser la place en Thèbes comme Laïos l’avait fait en partant en pèlerinage, il ignore que c’est à un successeur d’accomplir à cette même place son devoir au regard de la communauté humaine. Œdipe est en fin de mission. Il doit libérer la place. S’il s’attarde, il souille le lieu, il grippe la logique de renouvellement, il est coupable de « squatter » le lieu, il est incestueux.
Œdipe est dans une phase paranoïaque. Il est persuadé que Créon veut le détrousser de sa couronne. « Le fou, c’est plutôt toi ! Te mêler, sans fortune et sans amis, d’attraper une couronne ! Pour ce gibier-là, il faut du monde, et de l’argent ! » Œdipe tente d’humilier Créon, de le castrer, de le rabaisser, de dire qu’il n’a ni argent, ni relation, qu’il n’est pas de la dimension d’un roi. Evidemment, Créon est une sorte de régent, d’intérimaire, il garde le lieu lorsqu’il est vide, pas encore en fonction, de même qu’il était le frère gardien de sa sœur futur lieu du fondement de la nouvelle famille. Mais Créon est un beau parleur… Finalement, la conversation très agressive entre Créon et Œdipe aborde les circonstances de la mort de Laïos. Œdipe apprend que l’enquête n’a été qu’un buisson creux… Superbe image que ce buisson creux. Evidemment, il était dans la logique des choses que cela aboutisse à ce creux, à cette matrice, à Jocaste, la femme qu’Œdipe épouse, il n’allait pas être arrêté sur la route de son destin… D’abord, Créon contre-attaque, pourquoi désirerait-il arracher la couronne à Œdipe pour devenir roi lui-même, alors que, en tant que frère de Jocaste, il vit déjà en roi, sans en avoir les inconvénients, ni à craindre d’être détrôné. Ce serait un calcul absurde. Mais Œdipe veut sa mort ! « Tu seras un exemple : on saura ce que coûte l’envie. » « Il faut quand même que je sois le maître. » Or, Créon est le symbole du renouvellement du maître, du roi des lieux, il est le prototype du frère qui regarde sa sœur en futur lieu de l’acte fondateur de la famille, il est le gardien, le gérant par excellence, celui qui sait que ce lieu requiert d’être vide par intervalle, c’est-à-dire d’être vidé. Œdipe a raison d’accuser Créon de vouloir le vider des lieux, de voir le lieu vidé de ce maître-là, mais il a tort de croire que c’est Créon qui veut prendre sa place. Créon ouvre le lieu au maître à venir, tandis que Laïos est allé se faire tuer par lui. Créon : « Moi aussi j’ai ma place à Thèbes ! »
Arrive Jocaste, qui supplie Œdipe de ne pas mettre à mort Créon son frère, gardien de Thèbes, de l’acte fondateur. Et le Coryphée lance à Jocaste : « Femme, qu’attends-tu pour reconduire Œdipe au-dedans du palais ? » Comment le reconduit-elle ? En lui racontant l’oracle, bien sûr… Le destin de Laïos « devait être de périr de la main d’un enfant qui lui naîtrait de moi. » Jocaste fait ce récit pour discréditer la parole d’un devin, qui se serait trompé pour Laïos, tué par des « brigands à la fourche de deux grands-routes », et donc se trompe aussi en disant que c’est Œdipe le coupable. Or, en entendant que Laïos a été tué à la fourche de deux grands-routes, Œdipe est saisi d’un doute horriblement troublant. Et, en effet, il est brutalement reconduit à l’intérieur du lieu de la vérité. Interrogeant Jocaste sur l’allure qu’avait Laïos, sur le nom de l’endroit où il a été tué, et quand il a été tué, Œdipe comprend que le devin avait raison, c’est lui qui a tué Laïos. Laïos avait à peu près le même aspect que celui d’Œdipe maintenant, avec des cheveux blancs. Détails qui soulignent le pas du temps, et que, comme Laïos, Œdipe est arrivé au temps de laisser la place au successeur, de se faire lui-même mettre dehors, sinon il est coupable de parricide et d’inceste car il paralyse, il immobilise le lieu de renouvellement des générations. Le valet qui a échappé au massacre dans lequel a péri Laïos, et qui s’est enfui, évidemment, lorsque Œdipe est devenu roi, sûrement parce qu’il l’a reconnu comme étant l’assassin de Laïos, est une sorte de double de Laïos, celui qui, en revenant témoigner, retourne le parricide en fillicide. C’est-à-dire qu’être roi de Thèbes a une fin qui est déjà prévue au commencement, comme c’est vrai de chaque temps de gestation, de chaque acte fondateur d’une famille, volée d’oiseaux quittant le nid une fois que le devoir de perpétuation de l’espèce a été acquitté.
Le destin d’Œdipe entre dans une passe. En racontant son histoire à Jocaste, il commence à comprendre. D’ailleurs, le fait qu’il ne dise que maintenant à la femme qu’il a épousée d’où il vient, pourquoi il a quitté Corinthe pour venir à Thèbes, et qu’il a tué quelqu’un non loin de cette ville, indique bien qu’il s’agit d’une autre scène, d’une autre logique, que ce n’est pas l’histoire consciente. L’histoire consciente est celle d’un homme qui quitte sa famille pour se marier. L’autre histoire raconte que le jeune Œdipe a entendu dire à Corinthe qu’il était un enfant adopté, alors, il se rend à Delphes en cachette de ses parents, pour en savoir plus. Mais Apollon ne dit pas tout, bien sûr… Il parle seulement d’une partie de l’oracle, juste pour inciter Œdipe à quitter ses parents : l’oracle prédit en effet qu’Œdipe tuera son père pour épouser sa mère et avoir des enfants avec elle. Œdipe, croyant déjouer cet oracle en s’éloignant de Thèbes, de même qu’un jeune homme s’imagine mettre un terme à un attachement incestueux à sa mère en se mariant avec une jeune fille semblant ne pas lui ressembler, ignore qu’il accomplit en vérité l’oracle, puisque l’acte fondateur d’une famille, symbolisée par Thèbes, le fait retourner au lieu maternel, le fait rejoindre la mère. Sa mère de Corinthe n’est que mère adoptive en ce sens qu’elle n’est plus une matrice, qu’elle n’est plus en fonction.
« Tout est souillure en moi, n’est-ce-pas ? », dit alors Œdipe à Jocaste. Il doit s’exiler. Il doit sortir du lieu. Il est temps. Il s’est acquitté de son devoir sur l’autre scène. Ce temps prend fin.
Mais Jocaste garde encore un espoir que ce ne soit pas vrai, il faut entendre le témoin survivant du massacre au cours duquel Laïos avait été tué. Mais le doute de Jocaste précipite Œdipe dans une autre peur : si ce que l’oracle avait prédit ne s’est pas déjà réalisé avec Laïos et Jocaste, alors il reste encore à s’accomplir avec sa mère de Corinthe, la femme de Polybe… Œdipe est vraiment coincé… Il croit encore à une interprétation littérale de l’accomplissement du parricide et de l’inceste, il croit que cela concerne ses parents biologiques. Or, cela concerne son mariage. C’est par mariage que s’accomplit ce que l’oracle a prédit. C’est par l’inscription dans la dynastie de l’acte fondateur de Thèbes. En vérité, lorsque le messager de retour dit à Œdipe que Polybe n’est pour rien dans sa naissance, il se place du point de vue du père qui accomplit l’acte fondateur, qui est différent de l’acte biologique qu’accomplit le père géniteur. Le vrai père est en ce sens Laïos, qui fonde la ville matricielle, qui l’assure, qui la perpétue, c’est le père qui s’insert dans la dynastie, dans l’acte de renouvellement de l’espèce. Il diffère du père géniteur. Le messager dit à Œdipe qu’autrefois, il l’avait apporté enfant à Polybe qui n’avait pas d’enfant, il lui en avait fait le don. Le messager avait recueilli l’enfant Œdipe abandonné par ses parents dans un vallon boisé du Cithéron pour déjouer l’oracle, excellent récit du temps de latence pendant lequel le garçon n’est pas encore concerné par son devoir de renouvellement de l’espèce humaine, n’est pas encore rappelé par des forces autres vers le lieu de l’acte fondateur d’une nouvelle famille. Corinthe est le lieu du temps de latence. Les parents adoptifs sont ceux du temps de latence. Lorsque le temps du mariage se prépare, les parents apparaissent dans un tout autre statut, qui n’a rien à voir avec ceux de Corinthe, ce sont des personnages d’une autre scène, des personnages du théâtre du renouvellement des générations, qui sont précipités, rattrapés, dans des rôles précis.
Le parricide et l’inceste dans Sophocle est tout à fait autre chose que ce que l’on s’est habitué à croire de manière romantique. Il ne s’agit pas du tout d’un lien sentimental à la mère biologique. Il s’agit de ces forces autres qui précipitent hommes et femmes, le temps venu, à l’âge du mariage, vers un devoir dont s’acquitter envers la communauté humaine pour qu’elle ne s’éteigne pas, et qui requiert un acte symbolique de fondation du lieu matriciel. En ce sens, c’est lorsqu’il quitte sa mère et son père biologiques, c’est lorsqu’il quitte le lieu de son enfance, qu’un garçon accomplit le parricide et l’inceste. Et c’est lorsqu’elle se marie pour être le lieu de la fondation d’une nouvelle famille à offrir à a communauté humaine qu’une fille en fonction de mère accomplit l’inceste avec son fils. Le garçon et la fille on rejoint le lieu générique de la matrice.
Le messager rappelle à Œdipe l’origine de son nom qui signifie « pieds enflés » : il l’a trouvé les pieds transpercés aux talons et liés. Un autre berger, de la maison de Laïos, l’avait donné à lui, au lieu de l’abandonner. Laïos voulait la mort de son fils pour que l’oracle ne s’accomplisse pas, mais une part de lui-même sous les traits de son berger le sauve pour que s’accomplisse le destin prédit. Laïos n’est sauvé que pendant le temps de latence, que pendant l’enfance de son fils.
Jocaste réalise soudain qu’oedipe est bien son fils. Qu’en étant son épouse, elle est aussi sa mère. Elle réalise que le mariage la pend au cordon ombilical, à son devoir matriciel. C’est pour s’incliner devant cette vérité autre qu’elle rentre brusquement à l’intérieur du palais, à l’intérieur de sa fonction, et s’y pend. La dimension tragique, c’est-à-dire qui se précipite vers sa fin, est paradoxalement heureuse : Jocaste elle-même se rend compte que l’acquittement de cette dette en regard de la pérennisation de l’espèce libère. En se pendant à la corde du mariage et du cordon ombilical, elle arrive aussi au terme de ce temps « sacrifié » à l’autre scène et à des forces qui dépassent ses personnages. Que Jocaste se pende et qu’Œdipe se crève les yeux avec les agrafes du corsage de son épouse, au comble de la tragédie, de l’horreur, cela fait partie du coup de théâtre, et met en relief des personnages « usés », qui ne servent plus à rien, qui n’ont plus qu’à tirer leur révérence. « Quelle douleur sauvage a chassé ton épouse ? » « J’ai peur d’une explosion de malheur. » Œdipe et Jocaste, en s’attaquant à l’intégrité de leur corps, Jocaste en se donnant la mort c’est-à-dire se détruisant comme lieu matriciel puisqu’elle a accompli son temps, littéralement, et Œdipe en s’aveuglant c’est-à-dire en ne voyant plus ce temps-là, en ne le fondant plus symboliquement et matériellement, se sabotent en tant que personnages d’une pièce de théâtre tragique puisque la fin s’inscrit déjà au commencement. Une fois la pièce jouée, les personnages n’ont plus aucune importance, Jocaste disparaît dans une implosion d’elle-même, et Œdipe s’exile, est conduit par sa fille Antigone jusqu’à son tombeau, à Colone.
Œdipe se sent castré : il imagine que Jocaste s’est retirée parce qu’elle a honte de l’origine roturière de son mari. Sensation de ne plus servir à rien d’un homme quitte de sa dette payée, et qui s’effraie de la liberté qui s’ouvre, du temps nouveau où les rôles ne sont plus écrits, portés par des forces qui dépassent ? Ceci entre en résonance avec ce que le berger apprend à Œdipe : c’est Jocaste elle-même qui lui avait confié le nouveau-né Œdipe pour qu’il le supprime.
L’autre temps s’achève, dans un dernier regard il se rappelle dans sa splendeur : « il avait conquis l’opulence, et tout était bonheur pour lui. » C’est drôle comme Œdipe à Thèbes, en train de renouveler pour son compte l’acte symbolique de fondation de la cité-état, rejoint le temps paradisiaque d’un fils en train de jouir de l’opulence de la mère matricielle… Peut-être jouit-il en même temps de cette joie infinie qu’est la sensation de devenir quitte, et libre ? D’être psychiquement en voie d’être libéré d’une injonction colonisant la tête et ordonnant de s’acquitter devant la communauté humaine ? Ce n’est donc pas forcément un bonheur incestueux qu’il vit… La sensation d’être libre de tout dans un temps futur l’habite peut-être déjà…
« Hier encore, l’antique héritage de félicité était pour eux légitime félicité. » On imagine deux personnages qui avaient totalement investi leurs rôles, y avaient trouvé une folle satisfaction narcissique, et, brusquement, cette aventure-là leur apparaît comme la moins personnelle qui soit, la plus téléguidée par une logique autre, par des forces les dépassant, et rendant dérisoire l’aspect personnel. Jocaste n’est plus qu’un corps mou, sans vie, le destin très noble l’a désinvestie, et Œdipe est un vieillard aux yeux ensanglantés. Il faut entendre la blessure que c’est de se sentir, au regard de ce noble destin de renouveler l’espèce, en quelque sorte rangés des voitures. Ce couple disparaît dans une tragédie suicidaire parce que cette affaire ne les concerne plus, ils ont fait leur temps, ce qui faisait toute leur vie n’existe plus, on leur a enlevé leur rôle. Jocaste se sent être un chiffon mou, et Œdipe se sent aveugle par rapport au temps nouveau qui s’ouvre. Ce couple pourrait symboliser le sentiment tragique qui saisit des parents qui auraient totalement investi l’aventure familiale, et qui, lorsque les oiseaux se seraient envolés du nid pour rejoindre à leur tour leur Thèbes, deviennent inutiles.
L’horreur, l’abjection, jaillit aussi du fait que Œdipe et Jocaste, prenant conscience du caractère générique de leurs rôles, s’aperçoivent que s’y éterniser revient à empêcher le passage du relais à la génération suivante. La sensation d’horreur est celle de s’être attardés, de n’avoir pas senti assez vite la nécessité de laisser la place, qu’il ne s’agit là qu’un interminable passage de relais, d’une sorte d’usufruit, de pas du temps dans une spirale sans fin. L’abjection de Jocaste et d’Œdipe, nécessaire au processus de rejet, de détachement, de fin tragique, est une façon de se rendre compte que payer leur dette prend en compte aussi la fin de leur temps à eux à Thèbes. La pendaison de Jocaste et l’aveuglement d’Œdipe, tragiques, sont une façon de laisser leurs rôles, d’en faire le deuil, comme de laisser au vestiaire pour toujours leurs costumes. Œdipe peut rester dans le personnage du devin aveugle Tirésias… Et Jocaste prendre les traits d’Antigone, d’Ismène, ses filles… Dans le dénouement de la tragédie.
Créon arrive, mais ce n’est pas pour rire des malheurs d’Œdipe… Il s’agit de respecter le Foyer qui nourrit toutes choses, le Soleil qui règne sur nous. Œdipe demande à Créon d’aller… mourir sur la montagne de Cithéron, là où justement son père et sa mère voulaient qu’il meure. Le lien oedipien, tel un cordon ombilical, ne se couperait-il vraiment qu’une fois la dette payée à l’obligation de perpétuer l’espèce ? Œdipe ne se fait pas de souci pour ses garçons ! Mais pour ses filles, si. Il demande à Créon de s’en occuper… Bien sûr ! Il est l’intérimaire de Thèbes ! Elles sont là, Créon a offert à Œdipe la joie ultime de les toucher. Alors, ses mains qui touchent ses deux filles, Antigone et Ismène, Œdipe les qualifie curieusement de fraternelles… ! Bien sûr, nés de la même mère, Oedipe et ses filles sont frère et sœurs. Mais ce lien entre frère et sœur évoque aussi celui de Créon et de Jocaste. Prendre soin de ses filles, ce serait les garder au sein de ce lien entre frère et sœur ? Qui voudra vous épouser, mes filles ? s’inquiète Œdipe en les voyant marquées par l’infamie parricide et incestueuse. Leur destin : se dessécher et dépérir ! En vérité, Œdipe se place vis à vis de ses filles dans un lien sentimental, et, de ce point de vue, elles vont se dessécher, car le mariage ne reproduit en rien ce genre de chose, puisque ce qu’il met en acte appartient à une aventure générique, cela se met en acte à partir d’ailleurs, de plus haut, il faut s’acquitter de ce qui est écrit. Le père symbolique de ces filles n’est pas oedipien, il est du côté de Cadmos, de Laïos. Les paroles d’Œdipe à propos de ses filles sont destructrices d’un certain lien glauque entre père et filles. Paroles qui orientent leur destin de femmes ailleurs. Le mariage les positionne dans le lieu que l’acte fondateur crée. Les filles sont soudainement appelées par un père fondateur, et en regard de cet appel qui vise à la fondation d’une famille nouvelle, au mariage, le lien oedipien s’abîme dans le dessèchement tragique, il se délie dans l’impasse. C’est à coup sûr Jocaste qui conduit le mieux ses filles à se pendre à la corde et au cordon. Le geste tragique qu’accomplit Jocaste de se pendre sur le lit conjugal vaut passage de témoin aux filles, pour que, se pendant au cordon ombilical, elles deviennent des matrices, des Thèbes accueillant le roi. En attendant, la tragédie va jusqu’au bout, menant à l’impasse les deux fils et les deux filles d’Œdipe. Les enfants ont vécu dans le giron familial un bonheur très grand, mais à la fin du temps d’enfance, ce temps s’abîme en tragédie, et d’autres personnages que les oedipiens viennent les chercher, afin que la sortie s’accomplisse par l’acquittement d’une dette, en se mettant sur des rails qui, sur l’autre scène, conduisent à renouveler l’espèce, et cela fait, c’est un temps de naissance.
Alors, c’est logique que Créon demande à Œdipe de laisser ses deux enfants, ses filles. « Ne prétends pas toujours être le maître. »
Alice Granger Guitard
Livres du même auteur
et autres lectures...
Copyright e-litterature.net
toute reproduction ne peut se faire sans l'autorisation de l'auteur de la Note ET lien avec Exigence: Littérature