Editions Flammaron, 2010
jeudi 30 septembre 2010 par Alice GrangerPour imprimer
Ce nouveau roman de Michel Houellebecq laisse pressentir un tournant dans l’œuvre de cet écrivain. On sent la fin de quelque chose… C’est plus apaisé, par-delà la scène particulièrement macabre du crime, le corps de l’écrivain (et celui de son chien) décapité et mis en morceaux au découpeur laser. Le style est classique. Cet instrument chirurgical spécial réalise une amputation radicale. De quoi s’ampute-t-il, Houellebecq ? De ce moi littéraire dont la gestation serait terminée, objet d’attaques féroces de la part des médias français, particulièrement sensible à cet aspect de rejet ? Ce moi littéraire qui aurait multiplié les provocations pour susciter les rejets, l’abjection ?
Le personnage principal, l’artiste photographe et peintre Jed Martin, est là pour créer tout le contexte dans lequel va apparaître Houellebecq. A travers lui, c’est notre monde que l’auteur nous montre, en particulier le fait que tout entre sur les marchés financiers, non seulement bien sûr l’art, mais aussi les œuvres littéraires, ce qui a pour conséquence, pour l’artiste Jed Martin comme pour l’écrivain reconnu au niveau international Michel Houellebecq, de devenir très riche en un éclair. Cet aspect de l’enrichissement fulgurant me semble essentiel dans cette œuvre, comme peut-être dans la vie de l’écrivain. L’argent d’une part ouvre les routes, le fait qu’on puisse aller partout, une cartographie invite à se mettre en route. Dans un premier temps, pour aller en Irlande ? Dans un deuxième temps, la carte Michelin montre la route pour revenir au village natal dans le Loiret. Donc, cet artiste Jed Martin qui photographie de manière talentueuse et singulière les cartes Michelin, c’est juste pour laisser entendre combien le réseau de routes s’offre tout à coup à quelqu’un qui a les moyens de bouger (et pas seulement de manière géographique, mais peut bouger de manière radicale dans sa vie). Houellebecq a eu soudain, grâce à sa richesse miraculeuse, les moyens de se mettre en route vers l’Irlande, et, là, se permettre de tout laisser aller, parce qu’il a tout. D’autre part, une fois arrivé à un endroit en suivant la carte (et cela peut être l’endroit en rejet parce qu’il s’agit d’aller à un autre endroit, celui de la naissance), c’est le territoire qui s’ouvre aussi par la marchandisation de la société planétaire qui offre tant de moyens, territoire qui peut d’abord se présenter comme un anti-territoire, tel l’Irlande. Le territoire, c’est ce que peint l’artiste Jed Martin dans une deuxième phase de son œuvre. Il choisit un personnage qu’il peint dans le territoire de son métier. Par exemple son père. Toutes sortes de territoires propres à chaque personnage en situation. Par exemple l’écrivain Houellebecq. Territoire qui est autre chose que le territoire géographique ou professionnel, qui est une création très singulière. Qui requiert une lecture, par exemple le peintre peint ce qu’il lit, ce qu’il entend, ce n’est pas juste ce qu’il voit, c’est au contraire quelque chose d’invisible qu’il réussit à visibiliser dans la structure du tableau jusqu’à montrer en quoi ce territoire est si personnel, tel une véritable création du personnage au sein d’un environnement social et spatial qu’il a su exploiter comme pour une nidification.
Roman qui ouvre une perspective sur le futur. Le futur de la France, par exemple. Une cartographie Michelin conduisant à un territoire provincial assez préservé des crises et hostile aux étrangers, des gens venus de Russie ou de Chine qui ont les moyens d’un tourisme qui se tricote très bien avec les conservatismes locaux qui sont d’autant mieux respectés qu’ils fonctionnent comme exotisme, la fermeture provinciale face à l’étranger qui s’installe là (même si c’est l’enfant prodigue qui revient tel l’écrivain Houellebecq) s’ouvre lorsque par le business bon teint elle y trouve son compte…
Roman qui met en scène, avec le personnage Jed Martin, un suicide de la mère jeune, donc une perte du cocon maternel, une sensation de cette perte, de cette mise dehors. Et un fils qui reste seul avec son père, dans la maison de l’enfance. Un père qu’il ne découvre que très tard, lorsqu’il est en maison de retraite et qu’il parle à son fils des aspects inconnus de sa vie. Le fils écoute son père en train de s’en aller. Comme une transmission : ce père avait aussi fait, comme lui, les Beaux-Arts… Puis avait fait autre chose, comme par les nécessités de la vie. C’est après sa mort qu’il découvre vraiment le côté secret de son père, des dessins d’architecte irréalisables, une sortie par le haut, vers le ciel… Un message du père au fils.
Très jeune, l’artiste Jed Martin dessinait des fleurs. Enfance comme jardin ?
Houellebecq met en relief les attaques dont il est la cible de la part des médias français, mais on pourrait aussi entendre le lent processus de décomposition qui atteint une enveloppe placentaire créée par le destin littéraire en fin de fonction. Le rejet, et l’abjection, prennent un autre sens. Pour naître, il faut ce processus de rejet radical, qui donne un sens nouveau à la sensation persécutrice.
D’une certaine manière, ce roman est celui de la fin d’un certain Houellebecq, « quelqu’un » qui s’est vraiment implanté tel un embryon humain dans les enveloppes placentaires faites d’écriture, de renommée, d’argent attestant de ce qu’il vaut de manière irréfutable, et du lent processus de la mise en branle du programme d’apoptose déjà là tapi au commencement, et se manifestant par les attaques de plus en plus virulentes, processus de rejet du fœtus qui doit être un jour mis dehors, donné à la lumière, assassiné du point de vue de sa vie fœtale. On se demande même si la scène atroce du crime, décapitation de l’écrivain et de son chien, utilisation du découpeur laser utilisé par les chirurgiens pour les amputations pour mettre en morceaux les corps, n’évoquerait pas une fantaisie d’avortement, fœtus mis en morceaux de manière méthodique, professionnelle… Les morceaux macabres, les chimères humaines, allant rejoindre les étagères au sous-sol de la maison du chirurgien dangereusement pervers… Où vont les morceaux du corps fantasmatique, chimérique, fœtal, lorsque la vie est brutalement tirée par la naissance vers le dehors, vers un autre statut du corps ? Fantaisie de ces étagères dans la cave d’un chirurgien pervers collectionneur d’insectes rares et de chimères humaines ?
Nous ne savons encore rien du nouveau Houellebecq, hormis que le tableau le représentant dans son territoire sera enfin remis sur le marché et acheté très cher. Mais les détails macabres de la disparition nous semblent très bien représenter la violence d’une naissance. La tête qui passe la première c’est aussi une décapitation par rapport au fœtus du milieu aqueux. Puis le corps est découpé par le passage étroit, corps tiré, tiraillé pour le faire sortir, sensations morcelées du nouveau-né incapable de se rassembler, dont chaque sens interpellé dans une toute nouvelle expérience donne l’impression de morceaux éparpillés, et sang partout de la naissance. La citation de Charles d’Orléans mise en exergue du livre, « Le monde est ennuyé de moy, Et moy pareillement de lui » semble être un très précis instant de lucidité d’un fœtus se décidant à sortir…
Bien sûr, j’ai lu ça entre les lignes de ce roman… Pourtant, cela me semble évident : Houellebecq nous raconte sa naissance telle qu’il est en train de la vivre de l’intérieur et avec son corps, et, à ce stade si naissant, le commencement est un lent et définitif désinvestissement du monde qui l’entoure, l’écrivain vit dans le dénuement alors qu’il est riche, il a une grande maison en Irlande mais il ne l’a pas meublée. Bref c’est très étrange comme il présente son écriture et la preuve de la reconnaissance de son écriture par l’argent gagné comme un processus de fin de nidification plutôt que comme une installation dans l’aisance patrimoniale.
On dirait que l’écriture lui a permis de reprendre son histoire au stade embryonnaire et fœtal, qu’elle lui a offert les enveloppes placentaires dans lesquelles il pouvait s’implanter comme œuf humain, comme embryon et fœtus, avec d’emblée l’assurance d’en sortir un jour pour voir la lumière par la présence de ces attaques étrangement suscitées par l’œuvre. La photo d’Houellebecq sur la quatrième de couverture me fait penser à une tête de nouveau-né allongée parce qu’on vient de la tirer dehors…
Le retour à la maison et au village natal me semble être une indication de plus en faveur du récit d’une naissance d’un nouveau Houellebecq par ce roman, récit camouflé dans une autre histoire. C’est très bien fait ! Très brillant ! Très précis ! Sorte de roman policier qui ne se présente pas d’emblée comme tel, et puis s’insinue cette sensation corporelle de naissance de « quelqu’un », par-delà la découverte macabre sur les lieux de la naissance. Quelqu’un qui arrive à s’extirper de l’intérieur d’un monde désinvesti, et qui, de tous ses sens naissants au dehors, est saisi par le fait que cela morcelle son corps, cela l’éparpille, le déchiquète, le déborde, sous la violence des sollicitations dans la lumière du dehors. Dehors, les sens ne sont plus saturés par le milieu aqueux utérin qui maintient une unité au corps. Dehors, chaque stimulation arrivant au corps le fait pour son propre compte, celui-ci se sentant être en morceaux, comme on imagine un corps nouveau-né objet des stimulations, des suscitations de ce monde extérieurs, chacune d’elle tiraillant le corps, découpant le morceau concerné. Il y a aussi dans ce roman le rapprochement d’un père devenu vieux avec son fils. Comme si ce fils ouvrait enfin les yeux sur lui.
Le héros du roman « La carte et le territoire » est donc Jed Martin, un artiste qui avait commencé à dessiner dans l’enfance, des fleurs sur un cahier, en extase seul dans le jardin ensoleillé. Image de ce petit garçon avec des fleurs. A la page 31 du roman, il se rend compte qu’il « était visiblement parvenu en fin de cycle. » Une histoire de chauffe-eau défectueux, une sensation de chaleur étouffante, bref là-dedans ce n’est pas possible de respirer… « Il se rendit compte qu’il avait faim, ce qui n’était pas normal, il avait fait un repas de Noël complet avec son père… mais il avait faim et trop chaud, il n’arrivait plus à respirer. » Ou… pas à respirer. C’est le jour de Noël, la naissance du petit Jésus…
Le roman commence avec ce tableau que Jed Martin est en train de peindre, « Damien Hirst et Jeff Koons se partageant le marché de l’art », et dont il n’arrive pas à être satisfait. Par exemple, il ne pouvait pas donner à la personnalité de Koons un autre aspect que cette apparence de vendeur de décapotables Chevrolet « qu’il avait choisi d’arborer face au monde. » D’emblée, se peint un désaccord radical avec l’installation qu’offre l’argent, le marché de l’art (et de la culture ?), pour au contraire imprimer une sensation de rupture avec les signes extérieurs de richesse, comme une coupure de cordon ombilical. Ce tableau, il finit par le déchirer, le lacérer, symbolisant une déchirure bien plus originaire.
Par contre, le tableau qu’il a peint de son père « debout sur une estrade au milieu du groupe d’une cinquantaine d’employés que comptait son entreprise, levait son verre avec un sourire douloureux. » Voilà : ce sourire douloureux ! Passage de témoin entre père et fils, peut-être à propos de la réussite, de l’argent, et de quelque chose de sacrifié chez le père à cause de ce choix-là, et que le fils ne doit pas sacrifier. Tableau montrant les jeunes gens espérant prendre la place du vieux chef d’entreprise, et celui-ci avec une tristesse infinie dans le regard, celui d’un homme fini, devant laisser son entreprise. Là aussi, on voit un personnage en train de sortir d’un intérieur auquel il a tellement tenu, l’entreprise qui fut sa création.
Il faut sortir, il faut renoncer, il faut accepter, il faut tout laisser. Père et fils prennent leur repas de Noël « Chez Papa »… ! Père désormais dans une maison de retraite. Mais ce père s’anime un peu en fin de repas lorsqu’il interroge son fils sur ses projets artistiques. Jed ne peut dire à son père que depuis quelque temps « il y avait une espèce de force qui le portait depuis un an ou deux et qui était e train de s’épuiser… ». Il préfère lui parler de son exposition, au printemps. C’est là que l’écrivain Houellebecq entre comme personnage du roman. Il est sollicité par le galeriste pour le catalogue, on lui a demandé d’écrire un texte. Dans son roman, Houellebecq fait dire à ce père quelque chose à propos de lui écrivain, comme une sorte de portrait, de jugement, de reconnaissance. Déjà, ce père dans sa maison de retraite connaît Houellebecq, et l’a même lu… « Si même quelqu’un d’aussi profondément paralysé dans une routine désespérée et mortelle, quelqu’un d’aussi profondément engagé dans la voie sombre, dans l’allée des Ombres de la Mort, que l’était son père, avait remarqué l’existence de Houellebecq, c’est qu’il y avait quelque chose, décidément, chez cet auteur. » Très réussi, comme procédé littéraire ! Le père qui s’aperçoit du fils ? Le fils qui se sent reconnu du père ? Le fils qui reconnaît chez son père, peu à peu, la même faille, le même désir d’autre chose ? Le père qui ouvre en quelque sorte à son fils, par transmission, la porte sur autre chose que lui-même n’a qu’entrevu. Bref, quelque chose qui se passe entre eux, qui expliquerait une sorte de mutation, de changement de monde, de naissance ? A la maison de retraite, on dit au père : « Vous avez un bon fils… »
Houellebecq est pressenti pour écrire dans le catalogue de l’exposition des œuvres du peintre Jed Martin, et, en plus de la petite somme d’argent qu’il recevra en paiement, l’artiste fera un tableau de lui et le lui offrira. Jed Martin ira le rencontrer en Irlande, constatera son dénuement, sa solitude extrême, sa désocialisation, un sauvage ne mangeant presque pas et buvant. Comme si la perspective du tableau ayant réussi à rendre le vrai regard de cet écrivain, une sorte de reconnaissance, allait réussir à le tirer d’Irlande pour le faire revenir au lieu naissant, lieu de sortie d’un cycle originaire, Houellebecq revient acheter la maison de son enfance, où l’artiste Jed Martin vient lui offrir son tableau. Dans la maison de son enfance, Houellebecq est transformé. Non seulement il a meublé la maison, l’a rendue vivante et accueillante, mais il mange, semble avoir retrouvé la joie de vivre.
Arrivée dans le village où « vivait Houellebecq, mais il n’y avait personne dans les rues. Y avait-il jamais quelqu’un, d’ailleurs, dans les rues de ce village ? » Personne pour voir vraiment Houellebecq ? Dans le village naissant ? Nous sommes dans un temps à peine commencé, il n’y a encore personne pour aller voir le nouveau Houellebecq là ? Village de maisons secondaires. D’une autre vie. Bien sûr, « La maison de l’écrivain était située un peu en dehors du village. » Lorsqu’il ouvre la porte, précédé des aboiements du chien, Houellebecq apparaît changé au peintre. « plus robuste, plus musclé probablement, il marchait avec énergie, un sourire de bienvenue aux lèvres. » Un feu dans la cheminée du séjour, des canapés de velours vert bouteille, une maison agréable, deux chambres, celle qu’occupe Houellebecq a un lit… d’enfant, encastré dans un cosy-corner, c’est là qu’il dort… Dans son ancien lit d’enfant. Temps retrouvé. « On finit comme on a commencé… » dit-il « avec une expression difficile à interpréter ». Houellebecq a préparé un pot-au-feu pour son invité. « On approche de la fin », dit l’écrivain en réponse à la remarque du peintre à propos de sa vie calme. C’est vrai, grande impression de fin de quelque chose, sensation d’apaisement. « …j’en ai à peu près fini avec le ‘monde comme narration’… je ne m’intéresse plus qu’au ‘monde comme juxtaposition’ », celui de la poésie et de la peinture, on pourrait dire celui qui s’adresse aux sens naissants, l’éclosion du monde. Houellebecq est très heureux du tableau le représentant, dont le titre est « Michel Houellebecq, écrivain ». En rupture avec les autres tableaux de cette période des « Métiers », Jed Martin rompt avec le fond réaliste. « Houellebecq est debout face à un bureau recouvert de feuilles écrites ou demi-écrites. Derrière lui, à une distance qu’on peut évaluer à cinq mètres, le mur blanc est entièrement tapissé de feuilles manuscrites collées les unes aux autres, sans la moindre interstice. » Extraordinaire ! Houellebecq nidé dans un utérus scriptural, gestation littéraire et en même temps il s’agit vraiment de sa vie. « Peu de gens de toute façon, au moment de la présentation du tableau, prêtèrent attention au fond, éclipsé par l’incroyable expressivité du personnage principal. » Et oui ! La vie ! L’auteur paraît en état de transe, en furie, il se jette sur sa feuille avec la rapidité d’un cobra qui se détend pour frapper sa proie. Il peut se permettre de naître… D’abandonner, de vivre un tournant inimaginable de sa vie, on imagine, mais encore tout entier dans cette sensation de mort prochaine, très proche de la fin prochaine du père de Jed avec lequel il se trouve qu’il partage l’intérêt pour William Morris.
Le père de Jed Martin avait dit a son fils que William Morris était proche des préraphaélites, dont l’idée fondamentale était que l’art avait commencé à dégénérer juste après le Moyen Age, s’éloignant de la spiritualité pour devenir une activité purement industrielle et commerciale. Au passage, le fils peintre apprend que son père avait fait les Beaux-Arts, avant de devenir architecte, et gagner sa vie… Houellebecq prend dans sa bibliothèque un livre dans lequel il y a une conférence de William Morris, où il dit : « nous sommes les derniers représentants de l’artisanat auquel la production marchande a porté un coup fatal. »
Houellebecq, sans doute pour faire entendre toute sa force et toute sa détermination à se décoller, à se désolidariser, à rompre avec cet aspect si marchand de la production dont on sent bien que cela le concerne lui mais avec tout ce sens gestationnel qu’il y rajoute et donc s’en distingue, évoque Tocqueville, un type fondamentalement honnête, qui essaie de faire ce qui lui paraît le mieux pour son pays, qui est sidéré par le personnage de Lamartine, par son ambition, sa convoitise, ce mélange d’irresponsabilité et de dilettantisme qui le laisse pantois.
On dirait que la convoitise qu’aurait pu connaître Houellebecq serait au contraire uniquement vouée à exploiter un utérus littéraire enfin capable de l’accueillir pour la gestion et de le rejeter pour la naissance… Maintenant, dans sa maison natale retrouvée, rachetée avec l’argent gagné comme écrivain (ce qui souligne ce que je viens de dire), Houellebecq confie au peintre que sa vie s’achève (plutôt, une certaine forme de vie…), qu’il en a assez. D’autre part, on sent bien que c’est l’avidité en cours, dans ce monde marchand qui profite aussi à Houellebecq, devenu riche grâce à son œuvre, qui le fait atteindre une sorte de sevrage, et qui lui fait être une sorte d’assassin de lui-même, le décapitant et le déchiquetant pour enfin ouvrir des yeux naissants sur autre chose. Bien sûr, le roman met en scène le crime sauvage, la décapitation de l’écrivain et de son chien, la mise en morceaux de son corps éparpillé dans toute la pièce, ce serait lié à une mafia de l’art, et à la valeur énorme du tableau « Michel Houellebecq, écrivain », il y aurait eu une « commande » mafieuse, on serait venu le voler, mais comment expliquer la sauvagerie, l’assassinat… ? Ce qu’on peut retenir, c’est que la disparition tragique de l’écrivain mise en scène dans le roman est une conséquence de la marchandisation folle de l’art et de certaines œuvres… Soudain, après une longue dérive pendant laquelle l’écrivain à la renommée mondiale désinvestit tout au lieu de jouir de la vie abritée qu’il pourrait avoir, il décide de détruire tout ça, de tuer le personnage connu qu’il s’est inventé par son œuvre, qu’il a mis en scène mondialement. Soudain, assez ! Plus exactement, ce « assez » s’annonçait depuis pas mal de temps, ce non désir, cette errance. C’est l’auteur qui vole le tableau, et assassine sauvagement le personnage, c’est-à-dire le tire dans une autre lumière.
Jed Martin était allé voir Houellebecq en Irlande. Maison banale entourée d’une pelouse abandonnée. Il sonna, attendit trente secondes, et Houellebecq lui ouvrit. Il était vêtu d’un pantalon de velours côtelé et d’une veste d’intérieur. L’écrivain est là depuis trois ans, mais s’est à peine installé, les pièces sont presque toutes vides, les cartons n’ont pas été défaits. Houellebecq est en fait assez réceptif à son visiteur. Il se plonge dans les portfolios de Jed Martin, pour mieux le connaître, apprend ainsi que d’abord il avait été artiste photographe de cartes Michelin. Houellebecq demeura pendant un temps infini devant les représentations de cartes routières de Jed. Par exemple, des angles de vue très inclinés. Toujours des Michelin. Beigbeder avait d’ailleurs éclaté de rire en apprenant qu’existait un artiste qui photographiait des cartes routières. On imagine les réseaux, comme autant d’entrelacs, de destinations infinies, de vaisseaux placentaires.. Houellebecq eut le regard vide, et Jed Martin s’empressa de lui dire qu’il s’agissait d’anciens travaux, qu’il lui avait apportés juste pour situer son travail. L’exposition concernait le deuxième classeur, la période des « Métiers », des personnages en situation, on pourrait dire dans leur territoire… La carte et le territoire. Là, dans sa maison d’Irlande, le territoire d’Houellebecq apparaissait vide… Désinvesti par une sorte de dépression inguérissable. Le père de Jed, lui, avait eu du mal à le quitter, son territoire, son entreprise, devenu trop vieux. Jed Martin raconte à l’écrivain que tant qu’il s’est contenté de représenter des objets, ou des cartes Michelin, la photographie lui convenait très bien. Mais ensuite, prenant pour sujet des êtres humains, dans leur territoire en quelque sorte, il a senti qu’il devait se remettre à la peinture. Pour écrire en peinture de quelle manière tel personnage se faisait son territoire ?
Il explique : « D’un tableau à l’autre j’essaie de construire un espace artificiel, symbolique, où je puisse représenter des situations qui aient un sens pour le groupe . » Un peu comme au théâtre. Soudain, une grande tristesse envahit le regard de Houellebecq, puis il part vers la cuisine et en revient avec une bouteille de vin rouge argentin et deux verres. En Irlande, raconte-t-il, le mois qu’il préfère est décembre, la nuit tombe très vite, il peut se mettre en pyjama à quatre heures. Puis ils vont ensemble au restaurant. Le peintre est très surpris de trouver Houellebecq pas si dépressif qu’on le dit. Peut-être que la démarche de l’artiste a enclenché quelque chose ? Sortir de ces murs dont il dit qu’il n’a que ça dans la vie ?
Deuxième visite en Irlande. La situation s’était étrangement dégradée par rapport à la première fois. Il tambourina au moins deux minutes à la porte sous la pluie battante. L’écrivain entrouvrit enfin sa porte, vêtu d’un pyjama de bagnard rayé gris, cheveux ébouriffés et sales, visage rouge, couperosé, et puant un peu, mais moins qu’un cadavre… ajoute l’auteur, le portrait d’un dépressif. C’est en voyant la bouteille que l’artiste avait à la main que l’écrivain consentit à le laisser entrer, déçu qu’il n’y en ait qu’une… Mais une bonne bouteille de 400 euros… Le décor avait changé, l’écrivain avait installé sa chambre dans la pièce principale, tel un abri matriciel, y étant presque toujours couché, bien sûr… mangeant au lit, regardant la télé au lit, les draps étaient tâchés, brûlés, il y avaient des morceaux de charcuterie, et du chorizo sur la table basse, du saucisson, plein d’emballages partout. Dans le bureau, la nudité, sauf l’ordinateur, des feuilles de papier, des manuscrits. Réticents, Houellebecq sortit quelques pages manuscrites, peu raturées, l’artiste prenait des photos depuis le début, elles lui serviraient pour peindre le tableau.
Houellebecq évoque sa vie intime pauvre, mais, dans la société de consommation, il a connu trois produits parfaits : « les chaussures Paraboot Marche, le combiné ordinateur portable-imprimante Canon Libris, la parka Camel Legend. » Il a aimé ces produit, et passé sa vie en leur présence. L’écriture, le vêtement chaud et confortable comme un cocon portatif, des chaussures confortables pour un marcheur au long cours. En ce sens, un consommateur heureux. Houellebecq en pleure encore que sa parka ne soit plus fabriquée… On sent que les seuls objets de consommation qu’il aime d’un attachement très inhabituel sont autre chose, et qu’il est très loin de la fabrication perpétuelle de nouveaux besoins par la société marchande. Lui, il sait à la perfection ce dont il a besoin, et rien ne peut le manipuler, c’est ça qu’il veut, c’est ça qui correspond parfaitement. Si loin du « diktat irresponsable et fasciste des responsables des lignes de produits… » qui transforme la vie du consommateur en « une quête épuisante et désespérée, une errance sans fin entre des linéaires éternellement modifiés ».
Le lecteur, comme l’artiste Jed Martin, est-il « en train d’être gagné par un sentiment d’amitié pour Houellebecq » ?
L’exposition commence, avec le catalogue contenant le texte de Houellebecq. C’est un succès. Les tableaux se vendent à des prix exorbitants. Ted Martin devient riche. On comprend que le peintre est aussi un double de Houellebecq. Il y a la question de devenir riche de manière fulgurante. Et qui semble soudain prendre le sens d’un sevrage possible, paradoxalement, après la reconnaissance attestée par la notoriété et l’argent. Il y a dans le roman cet élément-là de l’enrichissement surprenant, rapide, rendu possible par la marchandisation, la spéculation, la médiatisation et même le processus d’abjection. Cela concerne le peintre et les marchands d’art, les collectionneurs, les nouveaux riches, mais aussi le fait que son œuvre, à Houellebecq, se soit si bien vendue. Et là, à travers ce tableau de l’écrivain qui a suscité la convoitise au point d’aboutir au meurtre sauvage lors de son vol. On sent une sorte de prise de conscience de l’écrivain. Peut-être réalise-t-il que c’est ça qui lui offre le luxe inouï de se défausser par rapport au personnage pour ainsi dire public, médiatique, gestationnel aussi si on imagine que l’œuvre est feuillage matriciel au sein duquel s’est formé un nouvel être humain qui, un beau jour, va se sevrer de tout ça, va en sortir, va faire le deuil de lui-même, va en être le tueur symbolique, en faisant disparaître le tableau entre les mains d’un mystérieux collectionneur, et va vivre son corps morcelé au rythme de sens en éclosion.
Jasselin, le commissaire qui a enquêté sur l’affaire, juste avant de partir à la retraite, prie son successeur de ne jamais laisser tomber l’affaire Houellebecq ! Qui a volé le tableau, qui l’a sauvagement assassiné… « … il devint de plus en plus clair que l’assassin n’était pas un voleur professionnel , mais un collectionneur, qui avait agi pour son propre compte, sans aucune intention de se séparer de l’objet. » Un collectionneur ! Or, ce n’est que trois ans plus tard qu’un homme en état d’ébriété est arrêté pour excès de vitesse : un très étrange trafiquants d’insectes rares, pour le compte d’amateurs fortunés… Un de ses amateurs est un chirurgien cannois spécialisé dans la chirurgie plastique, il pourrait avoir eu le découpeur laser qui avait mis en morceaux le corps de l’écrivain… Dans son sous-sol, entre autres, la toile « Michel Houellebecq, écrivain » ! Au milieu de chimères humaines, magmas de membres humains, de fœtus, de visages tailladés. On avait affaire à un pervers grave.
Selon les volontés testamentaires de Houellebecq, le tableau devait revenir au peintre Jed Martin s’il mourrait avant lui. Mais le peintre se sent très gêné en présence de ce tableau qui sent le meurtre. « C’était surtout le regard de Houellebecq dont l’expressivité fulgurante lui paraissait incongrue, anormale, maintenant que l’écrivain était mort… L’impression de vie donnée par l’écrivain était stupéfiante ». De vie ! Le peintre décide de remettre le tableau, qui vaut douze millions d’euros, sur le marché… La spéculation dans le domaine de l’art était devenue encore plus intense avec la crise.
Imitant Houellebecq, ce qui nous fait dire qu’il s’agit dans le roman de son double, Jed Martin décide de se retirer dans la Creuse, dans la maison de sa grand-mère. Dans le sillage de l’accession à la notoriété internationale, comme Houellebecq, il commence à s’éloigner irrémédiablement de Paris centre sociologique de son activité d’artiste. Comme l’un et l’autre avaient eu enfin les moyens de se racheter leur enfance, tout ceci avec des considérations sur une richesse obtenue tard et qui est toujours mal vécue, alors que ceux qui sont nés dedans s’en tirent très bien… Le peintre, comme l’écrivain, est tombé dans une solitude accablante. Il voudrait retrouver l’impulsivité d’autrefois qui l’avait poussé à créer. Il ferme les épisodes de sa vie, en quelque sorte : par exemple la vente de la maison de son père, où il avait passé son enfance. Un adieu. Les enveloppes du temps se referment sur lui. Occasion de pénétrer dans le bureau de son père. Et là, découvrir un père inconnu, qui dessinait, de nombreux cartons remplis de dessins. C’est cela qu’il emporte de la maison de son enfance : les dessins de son père, sa part secrète. Il découvre dans ces dessins d’architecte une sorte de réseau neuronal plutôt que quelque chose qui ressemble à un immeuble d’habitation, et aussi l’absence de fenêtres. Les toits : transparents. Contacts visuels seulement avec le ciel ! Dans le carton réservé aux dessins d’intérieurs, il note l’absence de meubles, mais des modulations de hauteurs de sol, des excavations pour les zones de couchage, les baignoires creusées dans le sol. Jed Martin prend conscience que rien n’était réalisable à partir de ces dessins. Le contenu d’un troisième carton le conforte dans cette idée : ce sont des dessins de spirales montant vertigineusement dans le ciel, rejoignant des passerelles translucides reliant des bâtiments irréguliers, d’un blanc éblouissant. « Au fond, se dit tristement Jed en refermant le dossier, son père n’avait jamais cessé de vouloir bâtir des maisons pour les hirondelles. » Ce roman traite aussi du père… Non moins que de cette mère qui s’était suicidée jeune…
L’artiste sait qu’il va s’installer parmi des gens inhospitaliers comme le sont les habitants des villages de provinces… Toujours cette sensation de rejet, du mauvais accueil, des attaques comme dans les médias de France… Un étranger au pays n’est jamais accepté. Ce désir, presque, du rejet… ! Mais Jed sait que le tableau « Michel Houelbecq, écrivain » vient d’être vendu. Plus cher encore que prévu… Par contre, dans la Creuse, le fait d’être un artiste aggrave encore son cas aux yeux des villageois. L’écrivain leur envoie des piques… Jed, qui a les moyens, achète les terrains tout autour, sans discuter les prix, et fait tout clôturer… et même électrifier… Fermeture… Vie sans contact avec les villageois. Argent suffisant jusqu’à la fin de ses jours… Ligne droite vers le futur. mort de Beigbeder, âgé de soixante et onze ans… C’est drôle ! Or, autant Houellebecq que Jed Martin envient à Begbeider une chose qu’ils n’ont jamais eue, l’existence des siens. France des provinces, assez préservée des crises, Chinois qui remplacent les Anglais, et sont plus respectueux qu’eux, Russes qui ne discutent jamais le prix des apéritifs… respect des hiérarchies sociales, nouvelles générations plus conservatrices… Voilà. L’artiste Jed Martin aussi en train de s’en aller.
Le tableau « Michel Houellebecq, écrivain » a été racheté. Très bel épilogue !
Alice Granger Guitard
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Messages
1. La carte et le territoire, de Michel Levy (publié en 1999) - titre usurpé par Houellebecq, 7 décembre 2010, 09:10, par Michel Levy
Voici les faits incontestables qui montrent que M. Houellbecq utilise illégalement un titre qui est ma création.
Rappelons d’abord que ce monsieur est l’auteur de propos aussi nauséabonds que :
"La prostitution, je trouve ça très bien. Ce n’est pas si mal payé, comme métier..."
et
"Bien sûr qu’il y a des victimes dans les conflits du tiers monde, mais ce sont elles qui les provoquent. Si ça les amuse de s’étriper, ces pauvres cons, qu’on les laisse s’étriper. "
(Revue "Lire, Septembre 2001).
Cela situe le personnage. Voyons ensuite les faits.
1 - J’ai publié en 1999, et déposé à la Bibliothèque Nationale de France en 2000 « La carte et le territoire ». Pour le vérifier, consultez http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb371023584/PUBLIC
2 – Apprenant que Flammarion s’apprêtait à publier un livre sous ce titre, qui est légalement déposé, et donc ma propriété intellectuelle, j’ai adressé à l’éditeur une lettre recommandée.
J’ajoute que ma sœur est la fondatrice et présidente de l’Association des Amis de Michel Houellebecq (créée en 1999) ; ce dernier la fréquentait très assidûment à l’époque où mon livre est paru. Ce titre identique n’est donc évidemment pas un hasard. Houellebecq a cru qu’il pouvait impunément s’approprier la création d’un autre.
3 – Flammarion n’a pu objecter dans sa réponse que mon livre ne se trouvait pas sur des sites commerciaux comme la Fnac, ce qui est bien sûr hors sujet ; et que je ne pouvais me prévaloir d’une « protection juridique » de mon titre, ce qui est un aveu implicite du plagiat (et c’est d’ailleurs faux, un titre est une création intellectuelle protégée par la loi).
"Art. L. 112-4 du code de la propriété intellectuelle : Le titre d’une oeuvre de l’esprit, dès lors qu’il présente un caractère original, est protégé comme l’oeuvre elle-même."
Pour la bonne bouche, selon Flammarion mon titre ne serait pas original car constitué « de mots du langage courant ».…Autrement dit tous les titres de toute la littérature, y compris ceux de M. Houellebecq (La possibilité d’une île, les particules élémentaires, etc) pourraient aussi bien être copiés sans risque d’après cet argument fantaisiste et d’une mauvaise foi absolue !
4 – Après parution du livre de M. Houellebecq, et constatant que divers média avaient bel et bien relevé l’usurpation, Flammarion a menti sciemment en affirmant à l’AFP (cf. site du Figaro, 9/9/2010) que mon livre « n’avait jamais été publié, même pas à compte d’auteur ».
Mensonge délibéré, puisque l’éditeur avait en main la référence de ma publication déposée à la BNF…
Quand on ment, c’est généralement pour cacher quelque chose de malhonnête. M. Houellebecq s’est d’ailleurs bien gardé de s’exprimer sur ce point, confirmant tacitement et piteusement son acte malhonnête.
5 - Ayant appris que le livre de M. Houellebecq était en lice pour un prix, j’ai fait part à l’Académie Goncourt de l’antériorité du dépôt officiel de mon titre à la BNF.
Cette institution n’a pas répondu à mon recommandé. Le jury a donc récompensé sciemment un usurpateur, qui n’a su que copier sciemment le titre d’un autre, sans doute parce qu’il était sûr de l’impunité, protégé par l’influence et l’argent de son éditeur, et par ses propres réseaux médiatiques.
Cette vérité mérite d’être portée à la connaissance du plus grand nombre, afin que l’on sache que M. Houellebecq n’a pas écrit "La carte et le territoire", mais un livre pour lequel il utilise malhonnêtement et illégalement mon titre.
ML