mardi 26 octobre 2010 par Georges-André Quiniou
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Carlos LISCANO : L’écrivain et l’autre.
Éditions Belfond, 2010.
ISBN : 978-2-7144-4579-7
« Je est un Autre… » Il y aura bientôt un siècle et
demi que nous le savons et nous ne cessons de nous interroger depuis quant à la véritable nature de ce « Je » et de cet « Autre ». La théorie freudienne, sur ce point, tout en l’enrichissant n’a fait que complexifier le débat, y ajoutant des « Moi », et des « Ça », des « Sur-moi ». Du moins a-t-elle permis de rendre compte d’aspects essentiels de la création artistique – la fameuse « sublimation » pour simplifier – comme produit d’une interaction des différentes strates composant la personnalité psychique qui tendrait à restaurer entre elles un précaire équilibre. Sinon, pour rester dans le domaine spécifiquement littéraire, il n’y eut guère que Proust, dans son Contre Sainte-Beuve, pour revendiquer la dichotomie du Je et de l’Autre, de l’écrivain, en l’occurrence, et de l’homme. Tandis que Sainte-Beuve prétendait tout ramener à l’homme, expliquer l’œuvre par la biographie de cet homme que l’on pouvait connaître dans la vie courante, Proust fut l’un des premiers à postuler explicitement l’absolue autonomie de l’écrivain. (« Un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. » [1] Une autre manière de dire que « Je est un Autre » et que la littérature ne saurait se confondre avec la vie.
C’est dans cette problématique que vient s’inscrire le dernier ouvrage de Carlos Liscano, L’écrivain et l’autre. Liscano n’y développe qu’une seule idée, déjà toute entière contenue dans le titre, mais une idée nouvelle, ce qui est rare : « Tout écrivain, dit-il, n’est qu’une invention », une invention de l’autre c’est-à-dire de l’homme, l’homme ordinaire, celui de la vie de tous les jours. De même que chacun d’entre nous tend à se construire une image de soi-même, ceux qui écrivent se sont tout simplement construit une image d’écrivain ; ils n’écrivent qu’afin de la faire exister. Ce qu’on appelle le talent réside moins dans l’œuvre elle-même que dans l’invention de ce personnage « car ce dont il s’agit c’est de créer l’écrivain, non l’œuvre. Si on parvient à créer l’écrivain, l’œuvre se fera toute seule. » S’appuyant sur le doute et l’impuissance créatrice qui l’ont paralysé ces dernières années, Liscano prétend que « l’échec de qui veut écrire et n’y parvient pas réside dans le fait de n’avoir pu ou su construire l’écrivain qu’il veut être ». Non seulement le construire mais surtout croire en lui. Il ajoute : « une irrationnelle foi en soi en tant qu’écrivain est presque la seule chose nécessaire pour réaliser une œuvre ».
Écrire, du coup, ne consisterait plus qu’à mettre cet « inventé » au travail, l’asseoir à sa table de travail et le laisser faire puisque l’Autre, l’homme, ne sait pas quoi écrire, lui, ni comment (« parce que, écrire, c’est ça : partir sans savoir où on va arriver. Sans même savoir si on arrivera quelque part »), il n’a jamais su, confesse Liscano, « raconter des histoires, ça ne sort pas ».
Alors, dira-t-on, plutôt commode, non, cet écrivain que l’on s’est inventé, cette sorte de nègre qui se chargerait de toute la besogne à notre place ?
Non, pas commode du tout, rappelle amèrement Liscano ; car ce personnage que l’on s’est construit « s’est emparé de tout et a écrasé l’autre. Il l’a tellement écrasé qu’à présent l’autre n’a plus de place. » Dans ce douloureux retournement dialectique qui fait de la créature le Maître du créateur, l’Autre est devenu le Serviteur de l’écrivain qu’il a inventé, un serviteur désormais confiné aux basses tâches domestiques, aux simples soucis de la vie matérielle. « L’INVENTÉ VIT DANS UN MONDE DE MOTS, de demi-délire, de papier : il vit dans ce qu’il écrit. Le serviteur vit dans la réalité. Le serviteur sait qu’il n’existe pas. Qu’entre eux deux le seul qui soit réel c’est l’inventé. » Pathétique schizophrénie inhérente à l’artiste écartelé entre deux mondes : celui de son œuvre, essentiel pour donner sens à sa vie, et le monde réel où il faut bien vivre, aller à son travail, acheter du pain et des oranges, téléphoner, saluer ses voisins… Non, « être deux n’est pas plus facile qu’être un. » Il faudrait parvenir à faire coïncider ces deux parts de soi-même, l’écrivain et l’autre, celui qui croit en la vie, celui qui croit en l’œuvre car « il est très douloureux de renoncer à la vie en croyant que seul celui qui s’en exclut peut la connaître. »
Eh oui, « Je est un Autre », même si nous ne savons pas très bien ce que cela veut dire… Carlos Liscano propose ici de la formule lancée par Rimbaud dans sa fameuse lettre à Paul Demeny une interprétation toute personnelle, marquée d’une expérience intime difficilement vécue, mais qui éclaire d’une manière nouvelle les tortueux arcanes de l’écriture et la genèse de l’œuvre.
Si encore toute cette souffrance en valait la peine ! Si elle était vraiment garante de la grandeur d’une œuvre ! Même pas, constate-t-il lucidement : « Parce que nous, les petits écrivains, nous savons que nous avons les mêmes inquiétudes et les mêmes souffrances que les grands. Cela ne fera pas de nous des grands, jamais. Nous ne pouvons que le reconnaître et continuer. »
Ce livre pourrait donc paraître relativement pauvre et modeste ; il ne contient qu’une seule idée : l’écrivain est une invention. Mais au-delà de cette problématique propre à l’écrivain ou à l’artiste il concerne aussi chacun d’entre nous : toute vie ne tend-elle pas en effet à réaliser finalement une image de soi que l’on s’est forgée, à incarner en quelque sorte son propre phantasme ? N’est-ce pas ce qui en fait la souffrance et tout le prix ? Ce prix, Carlos Liscano nous raconte simplement comment il le paie en tant qu’écrivain ; nous le payons tous en tant qu’hommes.
[1] Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, La méthode de Sainte-Beuve.
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