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Le baiser de sorcière - P Bergounioux
lundi 3 janvier 2011 par Tristan Hordé

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Pierre Bergounioux, Le récit absent et Le baiser de sorcière, éditions Argol, 2010, 19€

Pierre Bergounioux, Le récit absent et Le baiser de sorcière, éditions Argol, 2010, 19€.

 

 

              Le récit absent et Le baiser de sorcière sont publiés tête-bêche, obligeant le lecteur à un choix — ce qui influencera la lecture du texte non retenu d’abord. Si l’on se fie à la pratique des titres, on imagine que Le récit absent annonce un essai et l’on pourrait réserver Le baiser de sorcière qui semble être un récit, quitte à s’interroger sur le sens d’un tel dispositif.

Bien peu de critiques aujourd'hui maîtrisent la science marxiste de l'histoire, et la lecture des œuvres littéraires s'effectue sans quasiment jamais tenir compte des conditions de production dans lesquelles elles se développent, de la situation matérielle des écrivains. On ferait la même remarque pour l'histoire de la littérature, faite pays par pays comme si des caractères nationaux seuls importaient. Dans Le récit absent, Pierre Bergounioux questionne la relation entre l’écrit et l’Histoire, il retrace à grands traits les transformations de la littérature depuis le monde grec et en détache les grandes figures, d'Homère à Cervantès et Shakespeare, de Proust à Faulkner[1]. Reprenant les différents changements survenus dans l’histoire économique et sociale de l’Occident, liant l’écriture aux conditions socio-économiques, il se demande combien de temps il a fallu pour que l’événement qu’est chaque transformation soit écrit. Il situe le moment où « les réflexions qui accompagnent la marche des événements se rapprochent subitement des choses mêmes, du présent », au milieu du XIXe siècle, c’est-à-dire quand Marx analyse ce qu’a été la Révolution de 1848. Pierre Bergounioux examine pourquoi le roman devient après la Révolution française le genre dominant et ce qu’en fait Flaubert, qui présente au lecteur « l’image où il ne peut manquer de se reconnaître, et qu’il méconnaissait : la vie dégradée qu’il mène, l’ignominie de la société dont il est et qu’il contribue à faire être, à perpétuer. » C’est à partir de là qu’il définit le travail d’écriture de Joyce, Kafka et Proust, chez qui « les rouages de la grande prose narrative tournent à vide », et comment, avec Faulkner, la littérature « restitue le sens du monde à ceux qui le font ».

              Qu’en a-t-il été de la représentation des choses du monde en Russie après la Révolution de 1917 ? Bien des écrivains (Mandelstam, Daniil Harms, Maïakovski, etc.) ont pu penser que « tous les membres de la communauté »  accèderaient à « la culture lettrée », dont les moyens linguistique avaient été forgés au XIXe siècle en Russie. Aucun cependant n’a pu écrire la rupture, tous ont péri, suicidés ou envoyés dans les camps. Ce qui a été écrit, ce furent des romans militants, du Don paisible (1928) à Et l'acier fut trempé (1932), qui donnaient de la réalité une vue romanesque : il s’agissait non pas même de représenter la vie quotidienne telle qu’elle était, misérable pour la majorité des lecteurs, mais d’exalter le sacrifice de soi, de présenter une image idéale de l’avenir. Quand ils restituaient ce que l’on pouvait en effet voir, ils étaient alors « dépourvus d’inventivité, de valeur artistique », la littérature, comme la peinture, ayant avant tout pour but devant la réalité d’en « explore[r] les arrière-plans, l’obscurité première, tenace, peut-être impénétrable ». Le régime a interdit cette recherche et, rapidement, a défendu, par l'intermédiaire de l'Union des écrivains, ce qui est devenu une esthétique connue sous le nom de "réalisme socialiste". Comment la destruction des écrivains, plus largement des créateurs, dont peu parvinrent à s’exiler, a-t-elle été possible ? Pierre Bergounioux oppose le chemin suivi par Lénine, longuement détaillé, à la voie empruntée par Staline qui, résumée en moins de dix lignes, s’achève ainsi : « premier personnage du jeune État soviétique, il le restera trente ans, et le socialisme réel, à terme, en mourra ». Si la prise du pouvoir par Staline a fait l’objet de nombreuses études (on renvoie à la bibliographie sur le sujet), l’explication de la prise en main de la direction de la culture par « des hommes sans scrupules, des bandits, de sombres imbéciles » gagnerait à être précisée.

              On en vient à une partie charnière entre l’essai et Le baiser de sorcière, celle concernant la construction par l’URSS de sa machine de guerre, précisément, à côté de la chair à canon que constituait "l’homme, le capital le plus précieux", des chars. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les tanks soviétiques T 34 étaient détruits en très grand nombre par les chars allemands beaucoup plus efficaces : la dernière partie de Récit absent décrit la transformation, par un ingénieur sorti du Goulag, du T 34 en JS 2 (= "Joseph Staline 122", 122 pour le calibre du canon), JS 2 « qui entrera dans Berlin » en avril 1945. Un des très jeunes tankistes qui roulèrent vers Berlin aurait pu écrire son expérience, cela ne fut pas et c’est ce "récit absent" que reconstitue Pierre Bergounioux dans Le baiser de sorcière.

              On pense immédiatement à un autre de ses livres, B-17 G[2], qui décrivait des aviateurs bombardant l’Allemagne à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ici, le lecteur suit la formation accélérée des équipages, la constitution de l’un d’eux et son parcours de 1500 kilomètres « dans l’habitacle exigu et oppressant d’un char lourd ». Pendant une accalmie, « Ivan [l’un des tankistes] songe […] que ce qu’il a vu vaut bien ce qu’il a pu lire chez Tolstoï, chez Pouchkine. […] il constate combien l’événement diffère de ce qu’en dirait quelqu’un qui ne l’a pas vécu […] ». Ensuite, imaginant ce que pourraient écrire les écrivains "officiels", il pense que lui peut saisir le sens de la bataille, « parce qu’il sait ce qui s’est passé ». On sait bien que l’affaire (pour pasticher Bergounioux) n’est pas si simple. La charge d’un lance-fusées arrêtera le JS 2 au milieu des décombres de Berlin, les gaz incandescents perçant le blindage : « On dirait qu’une bouche aux lèvres noires a déposé un baiser sur l’acier, dardé une fine langue brûlante. Mais dedans tout a été consumé, l’équipage carbonisé. »

              Il n’est pas besoin de dire que Pierre Bergounioux sait ne pas être Ivan (ou Oleg, ou n’importe quel combattant), et que son récit ne peut remplacer le « récit absent ». Ses connaissances techniques, sans faille, donnent souvent l’illusion qu’il faisait partie de l’Armée rouge, qu’il a vécu des jours et des jours dans un JS 2, et son écriture nerveuse, concise, sans emphase réinvente la marche des blindés et de l’infanterie, depuis la Russie jusqu’à Berlin. Cependant (comme Fabrice sur le champ de bataille), le lecteur ne verra pas grand-chose, la fente dans le tank ne permettant qu’une vision tronquée — et le "vrai" récit sera à jamais absent, volatilisé dans la réalité avec ceux qui auraient pu le raconter.

 

 

                                                                                                               Tristan Hordé

 

 


[1] Pierre Bergounioux a publié une histoire partielle de la littérature, Bréviaire de littérature à l’usage des vivants (Bréal, 2004). On peut lire d’Arnold Hauser, fondée sur les travaux du marxiste Georg Lukacs, une Histoire sociale de l’art et de la littérature (1951, traduite en 1982 en 4 volumes (éditions Le Sycomore).

[2]  éditions Les Flohic, 2001, réédition Argol, 2006.



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