Editions Mercure de France, 2011
mardi 22 février 2011 par Alice GrangerPour imprimer
Ce beau livre de Yannick Haenel s’ouvre sur le dispositif dans lequel, effectivement, pour lui, la vie se déclenche avec des phrases, le temps s’ouvre avec elles, en des instants où il glisse hors de lui-même, où « l’on passe par le trou », où l’existence « prend alors la forme d’une extase », où « vous surgissez du cadre ». Le mot important est « cadre ». S’il n’y avait pas ce cadre, s’en dégager n’aurait pas de sens. Or, « Ecrire des livres consiste à faire parler ces instants de foudre. » Ce livre nous emmène au cœur de l’écriture de Yannick Haenel, là où le buisson devient ardent, s’enflamme. Il ne s’agit pas de ce qu’est la littérature en général, de l’écriture en général, mais de celle de Yannick Haenel. Son récit nous montre dans quelle condition singulière ses phrases surgissent, son écriture se déploie. Ce n’est pas transposable à quelqu’un d’autre. Il n’est pas le maître d’une vérité universelle sur ce qu’est la littérature. Les phrases surgissent dans un dispositif précis et singulier, qui est celui où la vie de ce quelqu’un qu’est Yannick Haenel est en train de se vivre. C’est là le grand intérêt de ce récit et de cette écriture. Quitte à faire un article très long, je vais, pas à pas, m’intéresser aux détails, au statut particulier de cette famille, au dispositif qui se répète.
Le livre commence avec le crucifix dans une poubelle, que le jeune Yannick trouve en revenant de l’école. Corps cloué sur la croix de manière symbolique et paradigmatique, et un contenant lui aussi symbolique, la poubelle, où ça vient finir. « C’est avec cette phrase que ma vie se déclenche », « J’ai trouvé Jésus dans une poubelle. » Tout est déjà dans cette phrase, qui résume la vie du garçon, qui la lui annonce, telle une prophétie. Corps cloué à la croix d’un sacrifice brûlant, à quelque chose qui suscite la foudre, et la poubelle est le contenant définitif, tombeau ou matrice, cela ne va pas plus loin. Le récit commence par le crucifix trouvé dans une poubelle, et ensuite chaque expérience est la même chose autrement, cela se renouvelle et se répète. Car la croix, très spéciale, est utilisable. La croix n’est pas que la croix. Et le déchet dans la poubelle, qui n’est pas qu’une poubelle, repousse le temps où il ne sera effectivement que déchet.
Chargé de cette croix très lourde, et répétant la phrase tel un poème jusqu’à devenir elle, le jeune écolier marche vers la maison, où l’accueillera… sa mère. La maison : un autre contenant, où il va mettre la croix. La poubelle devient la maison. Au fur et à mesure qu’il s’en approche, il flotte dans un intervalle de douceur, « Je m’ébrouais dans ce rien, avec un bonheur fou. » Il y a donc ce cadre, la maison, la mère, oui, la mère, qui éclate de rire en ouvrant la porte et en le voyant avec cette croix énorme qu’il lui offre. Importance du mot « énorme »… ! Le garçon fait rentrer cette croix énorme dans la maison ! Scène inaugurale de pénétration… L’a-t-il volée dans un cimetière, lui demande sa mère ! Voilà : poubelle, cimetière… Le garçon ramène la croix dans la poubelle… Enchaînement : maison, cimetière, poubelle. L’énorme croix qui pénètre dans la maison, avec un bonheur fou, ensuite revient à la poubelle… Va et vient… Le garçon a compris la curieuse initiation érotique…
Ensuite, le garçon se rend compte qu’il a franchi quelque chose, c’est-à-dire que l’initiation a eu lieue. Rejoignant dans l’après-midi cette « entrée du bois » où il aimait bien y jouer seul ou avec sa sœur, se baignant parfois dans la petite mare, prenant ce chemin menant à un bunker mais n’y pénétrant pas vraiment, il ne se sent plus grisé. Ici, ce n’était que l’entrée du bois, comme l’incarnait… une sœur… et ce contenant, un bunker… l’interdit de l’inceste le faisait trouver moisi et obscur lorsqu’il y passait seulement la tête. Désormais, il veut aller dans la déchirure ! C’est très sexuel ! Il s’agit de ça ! Il ne s’agira plus que de ça ! La vie sera cette répétition ! « … la découverte de la jouissance a été trop forte. » En un sens, la brusque envie d’en finir s’est réalisée… cela n’en finira plus de s’arrêter là ! Les éboueurs cassent la croix, la jette dans le camion… Dans un champ de coquelicots très tissu matriciel, le garçon s’attarde, collé à son absence, il devient un désert. Courant vers chez lui, il tombe dans un trou… Et oui… S’écorche : le sang coule. Le rouge du sacrifice. L’immolation qui symbolise le sexe. On est d’emblée frappé par le fait que c’est très célibataire. Le garçon est centré sur ce qui lui arrive à lui. La sœur : le récit où elle apparaît, dans une expérience à connotation sexuelle, ne va pas plus loin en ce qui la concerne que « entrée du bois », « mare », « bunker », et c’est tout de suite achevé en griserie. Il y a tout de suite cette jouissance qui l’arrête, croix dans la poubelle, la maison, puis dans le camion des éboueurs. Le récit, par exemple, ne passe pas de l’autre côté, où il y aurait sa sœur qui ne serait pas cette grisante entrée du bois, cette réplique de la mère dans la fille. Pourtant, à l’instant où il se rend compte que, depuis la première expérience de déchirure, découverte de la jouissance, il ne trouve plus grisant cette « entrée de bois » sororale, il aurait pu se demander pourquoi… Qu’est-ce qui fait que cette sœur ne permet pas d’aller dans la déchirure ? Une fille ressemble-t-elle à une mère ? C’est-à-dire un contenant, un dedans, une matrice, et l’enchaînement va jusqu’à poubelle, à la chute de l’extase.
Ce « cadre » : la cité pour familles de militaires, hors de la ville, et la mère maîtresse de maison, sensation d’écart cocon, très protégé, immuable, certain, se déduisant de la profession du père. Enfant de militaire. Cité en dehors, intouchable. Un entre-soi. L’Alsace. Pas de mélange. En dehors. Refermé sur soi. C’est une jeune institutrice remplaçante, sortant comme par hasard avec un militaire, qui a projeté le film « Nuit et brouillard », d’Alain Resnais, à ses élèves. Mais les « Raflés de Varsovie » prennent un autre sens. Rafle sexuelle, sur l’initiative de la jeune institutrice remplaçante à cause de laquelle les élèves sortent de l’école en retard. Photographie où un jeune garçon, aux allures de Gavroche, se rend, bras levés. Brasier, four, ou plaisir fou, définitif ? Cela se superpose. Le garçon est raflé par la sexualité, l’initiative est celle d’une jeune femme initiatrice. L’initiation des jeunes écoliers à l’horreur des camps se superpose et est débordée par une autre initiation : l’écolier a du mal à respirer, « comme si un buisson de flammes crépitait dans ma poitrine. » Rafle définitive vers une sorte de four, de camp, de « Nuit et brouillard ». Enlèvement sexuel. « Un poids nouveau qui déchire ma poitrine », dit le garçon raflé par un feu radical. « Les images de ‘Nuit et brouillard’ ont ouvert en moi un désert qui m’était inconnu. » Le garçon se laisse d’autant plus rafler qu’il est déjà depuis toujours à l’écart dans la cité pour familles de militaires. Le cadre. Le dispositif. Le père. Vie d’un garçon à l’intérieur de ça. C’est bien cadré. Le père rafle toujours sa famille, l’emmène, l’installe. Famille installée, en dehors, grâce à la profession du père. Le garçon rend une page blanche à l’institutrice qui avait demandé aux élèves d’écrire leurs impressions après le film. Mais c’est ça la rafle définitive : la page blanche. Pas d’autre impression que de sortie.
Ensuite, le récit se cadre sur l’institutrice remplaçante. Son nom est Myriam. Elle demande à ses élèves de l’appeler ainsi. Le jeune Yannick est troublé par sa blondeur, son visage de miel, sa robe blanche brodée et transparente. Un détail vient formidablement trancher avec le film sur l’horreur des camps, sur le ghetto de Varsovie : Myriam vient à l’école en voiture de sport bleu marine, une Alpine Renault. On dirait un petit utérus bleu océan, un bolide qui promet de transporter ailleurs très vite. Elle montre au garçon l’engin creux qui va le rafler. Qui rafle les garçons. Qui rafle tout ceux que les signes pressants de la sexualité enferment dans le ghetto de Varsovie. Chaque détail, dans le texte de Yannick Haenel, se met à prendre un autre sens, sexuel, devient un buisson qui s’enflamme. L’institutrice à l’Alpine bleue est incroyablement séductrice, phallique, elle rafle les garçons pré-adolescents juste en arrivant avec son bolide. Le mot « extermination » qu’elle prononce, les élèves ne savent pas bien ce que ça veut dire, mais le jeune garçon saisit au quart de tour un tout autre sens, et la goutte de sueur qui perle sur la nuque de Myriam ne lui échappe pas… Ensuite, au premier rang, tandis que le film montre ses images insoutenables, le garçon regarde le duvet blond sur la peau de son institutrice, il savoure ses taches de rousseur, ses archipels de grains de beauté. L’enfermement dans le ghetto, la rafle, tout cela prend le sens d’être enfermé avec cette fille initiatrice à jamais, et il n’y a plus que cela à faire, scruter sa peau et sentir que le buisson ardent s’enflamme, le cadre à part des familles de militaires sort de lui-même, prend un autre sens, mais c’est toujours la même chose, être dedans, à part, ne pas en sortir, rejoindre ça pour toujours, déchirure, le bolide est là. Ce n’est pas seulement une jeune femme : elle montre son bolide, elle a ce qu’il faut pour transporter, pour rafler, pour que la vie s’élance hors d’elle-même dans les flammes. Film : regards perdus des hommes s’accrochant aux barbelés. Mais aussi : regards perdus de la jouissance. Puis, corps déchets nus, en tas, poussés vers la fosse. La jouissance exterminatrice. Film qui méduse. Mais aussi : fille qui méduse. « … j’ai l’intuition que le monde en moi s’est tu. » Comme par hasard, alors que le jeune Yannick sort de la ville, et oui, et se dirige vers la cité à l’écart, l’Alpine bleue marine s’arrête près de lui, et Myriam l’invite à monter. Elle a relevé, bien sûr, sa robe pour conduire, ses jambes sont nues. Buisson fébrile juste là, douceur rose thé. Un coup de foudre brise les proportions ! Révélation du désir plus que du mal, ce jour-là ! Trouble sans limites ! Un peu plus tard, il se dirige, seul, vers le bunker. Trace des sillons par terre. Très vite, c’est un labyrinthe qui se dégage. Et « la chambre centrale d’un tombeau, le lieu du sacrifice. » Sacrifice, sexualité, jouissance : la même chose. Un cadre, et s’en échapper à répétition par la jouissance, le buisson ardent, l’embrasement, même chose que rafle, et la chute, c’est la chambre tombeau, car rien dans la vie n’ira plus loin que ça. La femme à L’Alpine bleu marine, plus tard ce sera l’Etrusque, la jeune italienne… Et Etrusque, ça évoque disparition, nécropole… « Des ténèbres se déversent sur ma mémoire, comme les vagues qui déferlent après le passage de la mer Rouge. » « Passage de la mer Rouge » : métaphore sexuelle… Le jeune homme qu’est Yannick Haenel sur la place Lucques nomme ce qu’on appelle les hommes « une communauté de suppliciés où l’abandon supprime les rapports. » « Suppliciés » sous la plume de Haenel se précipite dans un sens sexuel. Et la « criminalité humaine » s’y rapporte aussi… La « rafle » glisse de l’horreur du ghetto de Varsovie à l’initiation sexuelle, au premier souvenir de cette rafle spéciale. Alors, « ce débordement fonde sans cesse la littérature. » Mais, ai-je envie de rétorquer, est-ce que chaque fille est pourvue de cette fameuse Alpine ? C’est une question très sérieuse. Celle de la rafle… Se faire « rafler », est-ce là que chaque garçon désire finir ?
Les phrases de Haenel : « Les visions déferlent, comme si un tourbillon soufflait depuis le passé. » « … je suis toujours au milieu ». Milieu : voilà ! Et « le livre grandit de tous côtés. » Le cadre. Personne ne sauvera le raflé. Ce raflé spécial. Au sens sexuel. Jan Karski à entendre aussi de ce point de vue. Il a échoué à faire bouger l’Occident et les Etats-Unis par rapport à la vérité sur les camps. Voilà : une figure de père dont la parole est impuissante pour sauver le « raflé », le garçon que l’initiatrice à l’Alpine rafle…
Car le labyrinthe « c’est un lieu où l’ on revient sur ses pas… il est probable qu’il n’existe rien en dehors du labyrinthe… ne s’agit-il pas d’en sortir : il n’y a que lui. » « … le labyrinthe est la forme que prend dans ma vie l’acheminement du langage. » « Une phrase m’accompagne depuis que j’ai écrit le premier chapitre de ce livre : ‘Celui qui n’a pas fait le tour de la vie avant de commencer à vivre n’arrivera jamais à vivre’. » Toutes les expériences de la vie sont déjà dans la première. Pour Haenel.
« Comment sortir de ce monde homicide ? » se demande l’auteur depuis ce samedi de juin 77. « Quelqu’un était-il venu en aide aux Juifs ? » Et quelqu’un est-il venu en aide à ce garçon de 77, raflé lui aussi ? Les phrases reviennent. Elles font ressusciter le corps de Myriam l’institutrice, sa robe, les aréoles de ses seins, et l’initiatrice se campe en paradigme pour la série des femmes. De là à Karski. « Si vous entrez dans le vide, vous ne mourrez pas. »
En Alsace, lorsqu’il est en classe de 6e, Yannick Haenel est frappé par le fait que « Je ne parle pas leur langue, je ne suis pas comme eux », comme les autres élèves, comme les habitants de l’Alsace alors que le Concordat étant toujours en vigueur il n’y a pas de séparation des Eglises et de l’Etat, alors l’enseignement de la religion protestante est obligatoire à l’école. Le jeune Yannick est catholique, il assiste à ces cours, mais n’est pas noté. Les autres élèves, en outre, parlent le patois alsacien, alors il se sent être l’étranger. Il fait vœu de silence. Il n’essaie pas de se faire entendre, voire d’apprendre le patois alsacien, non, il se met à l’écart. Par le silence, il rejoint un lieu à l’écart. Comme naturellement. Mais ce qui frappe le lecteur attentif, c’est que ce collégien habite déjà à l’écart, dans cette cité hors de la ville où sont logés les militaires et leurs familles. La caméra scripturale, au lieu de seulement filmer cette classe où le petit catholique est exclu du cours sur la religion protestante et aussi par le patois alsacien, pourrait alors se tourner vers cette cité militaire à l’écart, et ce sont alors les Alsaciens qui en sont étrangers… Le fait de vivre à l’écart est très sur-déterminé dans l’écriture et la vie de Haenel. C’est dans ce cadre-là que les phrases surgissent, s’écrivent, s’enrichissent, voire le circonviennent comme sortant de micros miradors. Pour s’échapper, par exemple par les phrases, ou par la jouissance embrasement saignement, il faut un lieu de l’enfermement. Et voilà ce grenier, un refuge, où, avec… sa sœur (une fille avec laquelle il s’isole, déjà…), il vient lire. Livre arche, encyclopédie : enfermement dans une matrice où il y a tout. Tout autour, ce jour-là, la neige a recouvert la vallée, « tout est pris dans cette substance un peu béate des jours blancs. » Blanc placentaire tout autour… Soudain, les mots « VŒU DE SILENCE » déchirent sa tranquillité. En somme des mots surgissent pour dire l’exclusion dont le garçon se sent être victime. Ce sont eux, les Alsaciens, qui l’excluent, et pas le statut très spécial des militaires et leurs familles… Une étrange dénégation semble protéger la vérité de l’enfermement, de la non sortie. Je ne sors pas parce qu’ils m’excluent… Mais, à propos de ce vœu de silence comme réponse, on appelle curieusement l’armée « la grande muette »… Dans l’enfermement où le corps est à soi-même objet unique d’expériences, la gorge se met à exister pour elle-même, des inflexions nouvelles s’épanouissent, une voix ondule à travers son sang, « comme un brasier qui chante ». Le garçon joue tout seul avec sa voix, ses cordes vocales. Dans ce grenier, le garçon retrouve le couteau touareg que son père lui a expédié pour son anniversaire, et avec il grave sur une poutre le mot « silence ». Bien sûr ! Son père militaire lui envoie le couteau du silence. Dans ce grenier où il est avec sa sœur, le père est aussi omniprésent par ce couteau qui défend le refuge… Le récit de Haenel est précis comme une lame de couteau. « Ma joie est extrême, il me semble que je brûle. » En surplomb, j’imagine la sensation de jouissance infinie de ce garçon si protégé par un père, mis dans un refuge éternel où il y a sa mère et sa soeur, avec un couteau pour le défendre. « L’entrée du silence dans ma vie est un événement. » « Je suis devenu quelqu’un : le silence est ce qu’il y a de plus libre dans la solitude. » Moi, lectrice, avant mon propre silence, c’est celui de mon père invisible que j’ai entendu, et à partir de là je suis devenue quelqu’un.
Lorsque le pasteur lui dit qu’il aurait mieux valu qu’il reste chez lui, ce jour d’interrogation écrite », n’y aurait-il pas à entendre une… interrogation à propos du statut du père de Haenel qui fait qu’ils sont, lui et sa famille, dans cette région, mais logés à l’écart, entre eux ? Le statut spécial du père de Haenel, et le « logement » attribué, est pourtant au cœur du statut d’étranger du garçon dans une école où les élèves sont d’ici, marqués eux aussi d’un statut spécial qui a à voir avec l’histoire, avec deux guerres… Yannick Haenel exploite l’alibi de l’exclusion pour rester dans le refuge, qui a beaucoup à voir avec le statut du père, et dans ce refuge, il est libre… pour l’embrasement, la rafle. D’autant plus qu’il y a cette sœur, cette mère à laquelle il offrit la croix… Les phrases surgissent pour dire ce qui lui arrive. C’est un enfant déjà à l’écart par son statut familial, mais il se demande, lorsque le pasteur le met au fond de la classe, face au mur : « … faut-il pour autant me mettre à l’écart ? » Au lieu de dire, quelle jouissance de rester dans ce refuge à l’écart !, il désigne ceux qui le mettent à l’écart, et lui le banni ne peut qu’obéir, dans une relation sadomasochiste. Il a son alibi… Ce n’est pas lui qui désire ça, ce sont eux qui l’écartent… « Au fond, je suis soulagé, le pasteur a raison : je me sens mieux ici – je suis seul, loin, très loin d’eux – séparé -, comme si mon silence s’était matérialisé. »
Moïse et le buisson ardent passionne le jeune Yannick, il se sent être son frère, le bégaiement de l’un entre en résonance avec le silence de l’autre. Comme Moïse entend les paroles qui sortent du buisson ardent, Haenel entend les mots « buisson », « fente », « flamme », qui sont si sexuels ! Cette fente… Les présences féminines, mère, sœur, l’institutrice avec l’Alpine… La fente est là depuis toujours… Elles ont toutes une Alpine en forme d’utérus pour le rafler par la fente… « Désormais, je suis de dos : les autres sont là, derrière moi, ils parlent entre eux, à l’intérieur d’une loi qui ne me concerne pas. » Est-ce la loi de l’interdit de l’inceste qui ne le concerne pas ?
Fête du mouton, un samedi de 1980, au Niger. Sacrifice d’Abraham rejoué à travers l’abattage d’un mouton. Yannick, là aussi, bien entendu, est avec une jeune fille de sa classe, Lila. Avec elle, il prépare un exposé sur « La Barbe bleue », conte de Perrault. « A l’époque, je vis dans ma chambre comme un roi enseveli dans son tombeau. » On comprend. Il est au Niger avec son père, sa mère, sa sœur, il y a toujours ce statut de la famille de militaire. Dans sa chambre, il y a des fétiches, en particulier « la déesse », figurine de bois noir, bienveillante, c’est une poupée de fécondité, et pour Yannick chaque soir elle décide du faste ou du néfaste, s’il est sauvé ou condamné, elle a tout pouvoir. Dans cette chambre, également un poignard touareg, qui permet de « trancher les ténèbres ». Symbole phallique. Le garçon est pourvu d’un organe qui peut trancher les ténèbres… Par la musique de David Bowie, il peut aussi entrer en contact avec le monde de la menace et celui des protections. Entrer… Les sortilèges sont enfermés dans le ventre de la déesse… Dans les rues, on égorge partout des moutons, le sang coule. Il assiste à l’agonie des moutons. Lui aussi, dans sa chambre, allongé comme un gisant, attend la fin des ténèbres… Dans le conte de « La Barbe bleue », un homme laid trouve toujours des jeunes femmes parfaitement belles à épouser, au fur et à mesure que chacune d’elles disparaît. Il les attire par sa fortune, chacune d’elles en dispose librement, mais il y a juste une pièce qui est interdite mais il leur donne la clef qui l’ouvre. Evidemment, en l’absence de leur mari, chacune a bravé l’interdit, ouvert la pièce avec la clef, et a découvert le sang des femmes précédentes égorgées par la Barbe bleue. Cet égorgement est symbolique, il est celui de la jouissance. « Un étrange plaisir agite ma gorge, comme si je m’égarais. J’ai la sensation, en ce jour de fête où la tuerie inonde les rues, d’être entré dans le cabinet de la Barbe bleue. » A côté de Yannick, il y a Lila. La dernière épouse de la Barbe bleue sursoit à son égorgement définitif en demandant à voir sa sœur Anne, et avec elle les frères arrivent, qui tuent l’époux. On dirait une sorte de rafle en arrière ramenant à l’amour endogamique entre frères et sœurs, dans le cocon matriciel familial, faisant rideau de feu devant la vérité de l’égorgement comme métaphore sexuelle. Sinon, la vie dans l’univers bourré d’objets, d’or, que la Barbe bleue offre à son épouse, comme le militaire offre un entre-soi confortable à son épouse, s’avérerait épouvantablement fermée sur elle-même, mortelle, sans issue. Alors, ces images finales sont repoussées par de plus anciennes qui reviennent et qui semblent, elles, plus ouvertes, même si elles sont aussi refermées sur l’intérieur familial. En tout cas, c’est le sang du sacrifice qui agite le jeune Yannick, il ne sait plus s’il est du côté des vivants ou des morts, s’il vit du bon côté… Bien sûr… Heureusement, Lila surgit pour dénier tout ce cauchemar, et elle veut qu’ils se baignent. Ici, le maillot de bain fait office de Renault Alpine, et le garçon se laisse emmener, il y a toujours une passeuse. C’est dans la chambre de Lila qu’ils vont… Son maillot est rouge… Scène d’initiation sexuelle par Lila, tandis qu’elle montre au jeune homme, par le trou de la serrure, sa mère en train de faire pareille. Fille initiée par sa mère. Le sang qui ce jour-là colore les rues mène à l’autre feu, « celui qui brûle entre les corps, celui qui les rapproche, et consacre leur jouissance. » En fin de compte, du côté des femmes, femmes à bolide, cela s’initie de mère à fille. « Cette nuit, je regarde autrement la déesse… J’ai découvert un instant qui se consacre à lui-même. »
A 16 ans, le cadre qui enferme devient le Prytanée militaire de la Flèche. Dans cet internat militaire, incité par son père, bien sûr (importance du père dans ce récit !), il prépare le concours. Etat de soumission, cheveux rasés, treillis. Caserne engourdie, dortoir puant, bref ce dedans, ce cadre, est insupportable, pourtant, comme toujours il s’y est soumis. « … ma vie se referme, je prends le pli. » On sent qu’il prend le temps de subir, d’être victime. Le cadre est fermé. Bien sûr, le masochisme se déclare, il se sent inconsistant, frileux, ressemblant à d’autres néants, évidemment la docilité qu’on attend de lui le répugne, honte de jouir de manière masochiste de cette soumission, de se laisser cadrer à ce point-là, oubliant que l’initiation à la jouissance embrasée, cette rafle, est encore infiniment plus cadrée… La première année, « je me compose une figure de jeune homme sage et studieux. » C’est toujours comme cela avec Haenel, il commence par se laisser prendre, se laisser cadrer, pendant des années, plus tard aussi, et alors, au comble de l’enfermement, il s’échappe, tout dévale en avalanches. L’impression est que c’est très contrôlé, qu’il s’échappe quand il a les moyens de s’offrir cette folle sortie, au comble de la sécurisation se trace la ligne de risque. En tout cas, on devine le plaisir masochiste, « la torture d’être privé de vie » dans cet internat militaire. La nuit, pourtant, brefs instants de sortie, en allant dehors écouter les platanes. La poésie surgit comme issue au sein-même de la soumission et servitude militaire. La sortie prend la forme d’un accident : percuté par un type dans un couloir de l’internat, il est en sang, et est conduit à l’hôpital militaire. Là aussi, c’est quelqu’un d’autre qui fait quelque chose à son corps. A l’hôpital, il fait connaissance avec un jeune homme de 19 ans, qui simule. Il lui offre « Le procès » de Kafka. Yannick ira le lire sur le toit de l’hôpital. « Là, je me détache… Voici que ma solitude devient imprenable. » Sa rage contre le système de brimades se dissipe. « Par le vide, je m’égale à la mort, sans mourir. » Il écrit des phrases. Retour à l’internat militaire, brimades de la part d’un colonel, punition, et, en fin de compte, interdit de sortir, il découvre qu’il est possible de déserter de l’intérieur, échappant à ceux contre lesquels il lutte. Sans jamais remettre en question le fait que, profondément, il se laisse enfermer… Il n’y a pas d’autre univers que celui où il doit se soumettre, alors il lutte avec ces autres auxquels il s’oppose, et déserte au sein de ses livres et de ses phrases. Désertion imperceptible… Surplomb du père militaire… « Des flammes s’allument sur la page. Les phrases brûlent… C’est ainsi que je me suis mis à écrire. »
A 20 ans, il s’enfuit à Londres avec une jeune fille. Vol de son portefeuille. Hébergement dans un drôle d’hôtel qui est un lieu de réinsertion sociale. Défonce. Ce voyage est un naufrage. Surdose de médicaments à cause d’une otite, alcool, Yannick s’effondre dans un vertige, « J’évolue dans un labyrinthe rouge et blanc, au bord de l’évanouissement. » Imbibé. La neige tombe. Matrice blanche. Saignements. Œuvre de Louise Bourgeois représentant un labyrinthe rouge, qui symbolise la vie de Yannick Haenel… « une flaque de sang, depuis toujours, accueille mon étouffement… j’erre dans un labyrinthe de sang. » C’est pire qu’une symbolique amniotique, on arrive même à penser au sang de l’avortement, la flaque de sang… « Je suis prisonnier depuis toujours, dis-je, et sans doute n’en sortirai-je jamais. » Une grande jouissance, sans doute. Il faut avoir cette sensation aiguë de l’existence d’un cadre, d’un contenant qui enferme tout autour, il faut s’y donner à la folie. Cela ne va pas de soi, ce contenant. D’autres au contraire peuvent avoir la sensation de ne jamais vraiment en trouver un dont ils auraient la sensation que c’est à soi… « je commence à m’égarer sérieusement ; il me semble que j’évolue à l’intérieur d’une flamme… Le sang m’attaque. Je ne survivrai pas. » Il y a vraiment ce statut précis du corps dans ce récit ! Retour à Paris, hémorragie très violente. On dirait que le corps part dans les vagues du sang. La morphine, à l’hôpital, le ravit. Corps entre les mains.
Seul avec les livres, isolé, encore. Enfermé avec les livres, à lire comme un fou. Cet enfermement. Tissu placentaire fait des pages des livres. Personnages des livres. Royaume nouveau, celui des phrases. Vie célibataire. Seul à l’intérieur, les livres autour. « Dans l’instant illimité de la lecture, on est partout et nulle part. C’est une dimension d’effervescence. » Comme un garçon qui joue tout seul avec ses jouets, dans une sorte d’autosuffisance. Il vit par les phrases. Et des jeunes filles prises par le paradigme de l’institutrice à l’Alpine bleue qui rafle. Isolement sans limites. Salle d’études au Prytanée, chaise longue d’une maison de campagne, baignoire d’un hôtel de banlieue, chambre à Varsovie : l’intervalle s’élargit. Pour déjouer les appartenances, il faut d’abord appartenir, sinon le verbe « déjouer » n’a plus de sens, le coup de théâtre n’a plus de scène. Sans doute Haenel a toujours tellement appartenu qu’il a appris très tôt, dans ce cadre, à déjouer l’appartenance. Avec, quand même, cette certitude que donne la sensation d’appartenir.
La jeune Etrusque. Diamant couronné de rouge à lèvres. Une tête le regarde, c’est la déesse de l’amour. On dirait une déesse mère penchée sur le berceau où son bébé écrit. Déesse des phrases, féminine. Vénus. « Quoi de plus érotique qu’un buisson ? » Fente. Il y a, surplombant le récit de Haenel, et sa vie sans doute, un certain statut des femmes qui découle de celui qu’elles ont dans un milieu militaire. Comment était, au fil des jours, la mère du jeune Yannick, dans les cités à part où vivaient les familles ? Dans le récit de Haenel, « Le sens du calme », on dirait que le calme vient de ce statut là, de ces femmes de militaires qui sont toujours présentes, disponibles, j’imagine, parce que le métier de leur mari fait qu’elles ne peuvent pas travailler. Dans le récit, entrent des femmes qui se disposent à lui, étrangement. Et lui, d’une certaine manière, il se laisse emmener dans leur voiture symbolique. « Je cherche un lieu. Ce lieu n’existe pas dans l’espace ; il s’ouvre par la parole, et se met à vivre à l’intérieur des phrases qui me viennent. » Il me semble que ce lieu, pour lui, n’existe pas parce qu’il ne l’a jamais quitté, c’est un lieu toujours en deçà, à retrouver effectivement par les phrases, au sein d’un labyrinthe intérieur sans issu. « Le désir d’écrire déclenche la ‘douce écume’ de Vénus. » Il y a donc toujours Vénus… « C’est à travers le nom de la déesse qu’a lieu pour moi l’opération d’écrire. » « C’est pourquoi l’écriture est l’autre nom de l’érotisme. » On l’avait deviné… On pourrait dire aussi que tout ce cadre très précis de l’enfance, à l’écart, le cadre des militaires et leurs familles, devient le cadre de l’érotisme, avec le surplomb de Vénus, toujours là, qui se dispose totalement à l’injonction militaire de la jouissance. Cette déesse toujours couronnée… Qui la couronne ? L’auteur, depuis très loin dans l’enfance ? Le père ? Vénus « grande muette » ?
Pour écrire, l’auteur s’isole. Bien sûr ! Il ne voit personne, flotte, mange à n’importe quelle heure, se sépare. Il respire le calme.
La jeune Etrusque, qu’il va rejoindre à Florence, c’est la Vénus, les phrases, le buisson rouge, l’étreinte. Et… le rouge du tissu matriciel vu du dedans… Le train le rapproche de la femme qu’il aime… Comme une nouvelle naissance. Ou… une nouvelle nidation… Sortie de cauchemar… Elle le calme… La fin rejoint le commencement… L’Etrusque nous semble coïncider avec la première femme, devenant celle-là, étrusque vient résonner avec ce que l’amnésie infantile avait fait s’effondrer, mais là, ça coïncide, le calme s’annonce, la délivrance. « … une douceur de princesse irréductible, dont la délicatesse vient de l’enfance. » Labyrinthe étrusque. Au fond, enroulée, une femme lui sourit. Impression que tout ce récit vise à retrouver la princesse du commencement…
« Vous vous dites : voilà, toujours je promène avec moi ma tête de mort. » « … la défaite du charme ». « … sur la photo vous n’avez plus de visage. » Haenel écrit à propos d’une photographie de lui, où il semble regarder à l’intérieur, et en haut. « … ce que montre le portrait, c’est cet instant qui existe au coeur du labyrinthe, qui n’appartient qu’à vous, par-delà les parades et les postures du corps qui désire être aimé. » « … ce qui suscite cet instant est la solitude elle-même, le point de votre solitude. » « Celui que l’instant regarde reçoit l’éblouissement dans un écart de silence. » « Quelqu’un qui entre dans cette opération qu’on nomme littérature, c’est quelqu’un qui voit le gouffre. » Mais quel gouffre ? Quel maelström, quelle expérience de vertige ? La certitude est-elle si grande de la totale complicité de chaque femme paradigme de la femme rafleuse à l’Alpine bleue ? Le portait nous montre Yannick Haenel en train d’être raflé de l’intérieur, et plus rien d’ici ne l’intéresse, il déserte, il s’absente, il ne regarde plus rien. Et, en nous offrant ce récit, il se propose comme celui qui nous initie à l’instant où surgit LA littérature. « C’est une expérience de néant. » « … cette contrée où l’on est à la fois absorbé et repoussé, où l’on respire mal… » Est-ce que, même, on respire ?
Sur un marronnier du Luxembourg, il y a la statue d’une nymphe, qui écarte les jambes à votre passage… Rafle en perspective… Neige. S.A.D.E. Acronyme d’où jaillissent différentes phrases : « Son Altesse Désire Ejaculer. » ; « Sourire Adressé aux Dames qui Ecartent. » Toujours, la femme à l’Alpine… La grande muette, dans ce récit… Et aussi : « Sois Amoureux d’une Danseuse qui t’Enflamme. » ; « Sésame Adéquat pour le Déclenchement de l’Ecriture. » Désir d’éjaculer, et, ça tombe bien, voici une danseuse qui n’existe que pour ça, enflammer… La vie est vraiment très simple pour un garçon… « Les statues des reines forment un cercle autour du bassin : avec la neige, leurs formes blanches sont devenues presque invisibles… » La neige, pourtant… La neige… Mais le garçon dit les noms des reines… Et alors, s’il dit les noms… ! S’il dit les noms, les reines vont faire une couronne, et le royaume de Yannick Haenel sera féminin… ! On l’avait deviné ! Mais, en surplomb, il y a quand même celui qui a le pouvoir de nommer ces reines… Haenel n’écrit pas assez sur son père… Celui qui a réveillé la nymphe… Lui a offert un lieu retiré et certain de confort… Un petit royaume… « Lorsque la nymphe est ouverte, viennent les phrases, qui font tourner les reines. » On finit par se demander si écrire les phrases ne revient pas, pour Haenel, à coïncider avec son père en train d’offrir un petit royaume à son épouse de militaire… « Plus vous écrivez, plus la nymphe ouvre ses jambes. » « Le sexe de la nymphe est l’élément secret de la littérature. » Etre écrivain, pour Haenel bien sûr, c’est « deviner la vie des nymphes », « prononcer le nom des déesses ». Mais le nom de ces déesses ne pourrait jamais surgir et s’écrire autrement qu’en étant nommé par un garçon, voire un militaire avec sa muette ?
Un hiver seul à Turin, dans une chambre. « Les instants cherchent un trou, ils désignent aux hommes le vide… Je voyais vraiment le vide à la place du monde. » A la place du monde, oui… « Le vide, s’il prend la place du monde, implique la destruction la plus calme. » « Un tel passage implique des horizons qui s’effacent. » Des horizons qui s’effacent… Le nouveau-né a-t-il a peine ouvert ses yeux sur la lumière, les couleurs, les horizons, que déjà il est raflé et s’absente définitivement du monde ? Mais, dans la nuit (et le brouillard ?), d’autres couleurs sont splendides ? « Ce que je désirais, c’était laisser monter cet emportement qui crépite au cœur du calme. » Cet érotisme de l’emportement, de la rafle… Même le soleil lui dit « Reviens sur tes pas »… ! « Je ne parlais plus. » « Tout m’indiquait l’étendue d’un présent arraché aux doutes. » Bien sûr ! Pas de doute ! « Je me dispose chaque jour à recevoir cette chose dont j’ignore encore le nom. » On ne doute pas que bientôt il prononcera le nom de la déesse. Bientôt, de cet espace, il aura la clef. Une chambre, du papier, de l’encre, « J’étais l’homme le plus heureux du monde. » « Alors commença pour moi l’entrée dans un monde peuplé de statues qui parlent, de ponts qui décident, de nuits de phrases flambantes et d’un amour immense qui naissait à chaque pas. » Des statues qui parlent… « Turin est une ville sacrificielle. Le taureau me surveille, il est quelque part, dans un bois de sang. Il pense : toi aussi, d’une manière ou d’une autre, tu entreras dans les opérations du sacrifice. » Son père le taureau ? Père initiateur ? La grande muette statue nymphe écartera les jambes et tu pénétreras dedans, sexe, sacrifice… ? Il y a vraiment une grande muette dans ce récit, dans ce témoignage : la fille ! Toutes des déesses en attente de nomination pour écarter leurs jambes ? Cela me fait rire… ! Le récit d’un garçon me fait rire ! « Une fillette s’est placée au centre de l’auréole jaune, sous le chêne, dos contre le tronc. Les feuilles étaient partout dans l’air, et les feuilles jaunes couronnaient la fillette. » Fillette qu’une femme à sa fenêtre montrait du doigt… Fillette qui attend le couronnement, adossée à un gros tronc symbole de père, et la femme à la fenêtre la désignant, celle-là elle est déjà presque prête ?
L’écrivain ne désire qu’une chose : revoir la lumière bleue. Bleu utérin. Bleu de l’Alpine. Remonter le fleuve. Pour voir. Voir en deçà. Air qui n’est de nulle part, qui ne vient de personne. « Je n’avais plus besoin de respirer : quelqu’un respirait à ma place. » Statut du fœtus !
Alors, le tableau de la jouissance d’une sainte sur son rocher vient l’obséder ! « Elle serre une tête de mort entre ses jambes. » On dit de la jouissance sexuelle que c’est une petite mort… Les joues de la sainte sont rouges : elle aussi jouit. Elle aussi est raflée… Et le bleu du trouble. Bleu de la nuit. Bleu matriciel. Bleu de la rafle. Extase. La sainte y touche, en effet… « On dirait que le crâne donne du plaisir à la sainte. » « On dirait qu’ici la jouissance veut » la jouissance de la femme. » Mais, écrit Haenel, la mort n’y arrive pas. Bien sûr ! Car la jouissance de la femme est liée à qui nomme la déesse… La sainte oscille entre la mort et la nomination qui l’en arrache. Rite qui rend bienheureuse cette femme. Ravissement par la nomination.
Autre cadre : la villa Médicis, à Rome. Encore un lieu à l’écart. Haenel y arrive un matin d’octobre, et la lumière est douce et bleue. Encore le bleu, amniotique, et celui de l’Alpine… « Je suis venu à Rome parce que je voulais tout. » Mais, dans ce lieu splendide et fermé, la désolation s’égale au luxe. Alors, à nouveau, le sentiment de solitude est très grand, « une solitude sans mémoire qui vous dépossède, une solitude ancienne… » On imagine que Yannick Haenel pourrait s’en aller, tout simplement, mais non, l’issue qu’il trouve est l’ivresse. Durant cette année, seule l’intéresse l’ivresse. La Villa Médicis lui a offert du temps, « c’est-à-dire la possibilité d’ouvrir votre corps à la méditation. » C’est ça qui est vraiment à la base de la vie de Haenel : le fait qu’un lieu à l’écart, d’exception, est toujours donné ! Il a passé un concours pour y avoir accès, à Rome. Il a fait cette démarche. « Vous êtes entré dans une clairière, elle s’élargit, un calme nouveau vous enveloppe. » « Oui, c’est de la contemplation que vient l’ivresse. » Cette ivresse qui est la clef du calme. Jouir, puis le calme… Haenel reste étranger à la petite communauté narcissique de la Villa Médicis. Il s’échappe par l’ivresse. Ivre de lectures, de phrases, de détails sensuels. Il faut dire qu’il y a, avec lui… l’Etrusque ! « Le sacrifié, c’est moi. Je suis un vieil Etrusque. Les Romains ont exterminé mon peuple. » Là encore, l’alibi : ce sont les autres, les Romains, qui ont exterminé l’Etrusque… L’Etrusque n’a pas pu résister à ce que les Romains lui ont fait. Il y a, à l’œuvre, ce masochisme infini, la sensation qu’on fait quelque chose à son corps, à son cerveau, que ce n’est pas possible de résister, ce n’est donc pas la faute de l’Etrusque s’il descend pour toujours dans la nécropole… Armée… romaine ? Derrière les Romains, son père ? « J’entends des clapotis, un rire de petite fille. » Alors, si une petite fille rit… ! L’alibi tient encore plus… !
Alice Granger Guitard
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