dimanche 5 juin 2005 par Yvette Reynaud-Kherlakian
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Le cinéma de fiction peut permettre - mieux que le documentaire - d’exprimer, à travers la particularité d’un regard, l’essentiel de l’expérience humaine, ici le malheur palestinien.
Alors que l’actualité nous gave d’images directes du malheur palestinien, le cinéma de fiction tente de trouver la juste distance qui permette à l’image de signifier la réalité de ce malheur sans tomber dans la complaisance hagiographique ou se dessécher en représentation abstraite.
Le film de l’Egyptien Yousry Nasrallah LA PORTE DU SOLEIL n’évite pas toujours le premier écueil, surtout dans la première partie où les amours de Younès et de Nahila - après un délicieux prélude dans la Palestine de Papa et de Maman - s’inscrivent dans le tumulte de la nakba. Yousry Nasrallah remarque d’ailleurs lui-même - non sans ironie - que cette première partie aura sans doute les faveurs d’un public arabe qui, faute de pouvoir y remédier, se purge de ses malheurs en pleurant à leur représentation. La deuxième partie est plus fragmentée et plus subtile. Certes, les rencontres amoureuses de Younès et de Nahila dans la grotte - la Porte du soleil - inscrivent la perennité de l’amour dans les violences de la guerre. Mais si la sollicitude nourricière et la chaude sensualité de Nahila font à chaque fois de cette grotte pour repos du guerrier un décor digne des Mille et une nuits, la femme finit par dire sa lassitude à assumer - matériellement et moralement - devant les siens et devant les maîtres israéliens, des maternités répétées et clandestines. Le combattant sans peur et sans reproche, la femme qui arme le bras du guerrier, le culte du héros, l’intransigeance des amitiés viriles, autant de soutiens mythiques de l’ardeur guerrière - et il y en a d’autres - qui s’ébrèchent et se lézardent dans la durée et les mouvances politiques de la lutte. A travers des destins particuliers - et le cinéaste fait la part belle aux femmes - nous sommes invités -discrètement - à refuser une lecture univoque de l’histoire, même si c’est celle d’un peuple soumis depuis plus de 50 ans à une constante injustice. L’injustice subie appelle, certes, la compassion et la réparation mais elle ne justifie rien par elle-même, ni personne.
INTERVENTION DIVINE, le film d’Elia Suleiman, relève d’une tout autre mise en scène de la réalité palestinienne. La présentation qu’en fait Télérama insiste sur le parti pris humoristique et onirique de l’auteur, lequel parti pris allègerait de quelque façon le poids de cette réalité. Peut-être est-ce vrai pour l’auteur. Mais pour le spectateur que je suis, il creuse au burin les contours d’un désespoir glaçant. La longue attente au checkpoint mure le temps vivant du projet ; la vie intérieure pourrit en borborygmes rancuniers si bien que la proximité du voisin agit comme poil à gratter ; le geste répété, convulsif des deux mains qui s’étreignent - la main gauche de la femme et la main droite de l’homme - sur le siège avant de la voiture, souligne l’évitement des regards séparés par une même solitude : s’aimer est une folie. Les gesticulations du bourreau peuvent être aussi grotesques que cruelles, les ripostes sont celles de baudruches ricanantes et vite crevées. La victoire de l’oppresseur c’est la déshumanisation de l’opprimé. Le père en meurt. Pour le fils, ce n’est pas le fantasme, c’est l’œuvre, soit la recréation esthétique du malheur palestinien qui rétablit une relation humaine avec le monde.
Malgré de beaux moments où l’image rayonne de pleine humanité, amère ou chaleureuse, le film de Yousri Nasrallah oscille souvent entre l’abandon au malheur flamboyant qui fait pleurer Margot et le regard scalpel qui voit et juge sans complaisance. Elia Suleiman, lui, enfile sur le licou des journées la redite des comportements quotidiens. La répétition, ici, si elle souligne l’absurdité compulsionnelle des attitudes, serre le cœur plus qu’elle ne prête à rire. C’est qu’elle rend sensibles les grincements, infiniment pitoyables et dérisoires, de l’homme écrasé. Le bassin de L’Encelade à Versailles érige l’impuissance du géant terrassé en ultime et somptueux mouvement de révolte. Les personnages d’Elia Suleiman, eux, font partie de la piétaille, vaincue sans combat ouvert, par l’humiliation quotidienne ; la rancœur contenue qui les gonfle crève les gestes anciens du bon voisinage pour fuser en vengeances obliques, rageuses, étriquées. Elia Suleiman filme l’envers - désespérément mesquin - de la tragédie.
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