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Mes Fauves

Jean-Marie Rouart, Grasset, 2005

lundi 15 août 2005 par Alice Granger

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Dans ce recueil d’articles sur des personnages politiques publiés d’abord dans différents journaux, nous notons que Jean-Marie Rouart n’en a choisi qu’un seul concernant une femme, Marie-France Garaud, avec ce titre très inquiétant et très impressionnant pour la présenter, « la bouche d’ombre ». Comme s’il voulait, consciemment ou non, incarner en elle la protagoniste unique, cruelle et insatiable de tous ces politiques qui, si brillants et intelligents se révèlent-ils, un jour ou l’autre seront précipités dans l’ombre. Lorsqu’il parle d’elle, on dirait qu’il parle aussi de cette politique avec laquelle chacun des personnages ici finement analysés a vécu une aventure plus ou moins longue, aux prises avec son étrangeté, sa froideur, sa séduction impérieuse et sombre, cette « engeance pour laquelle l’homme, petit ou grand, privé ou public, reste plus ou moins un enfant faible et chétif qu’il faut morigéner et guider vers la grandeur. » « Eternelle défiance de la femme dominatrice », qui a « revêtu les formes strictes, impeccables, d’une directrice d’institution religieuse de Châteauroux »... « tout un monde mesquin, calculateur, aux mains jointes et aux lèvres serrées, qui tisse ses intérêts et distille ses poisons dans le silence de la France profonde. » Elle a « proprement étranglé le charmant Chaban-Delmas, donné le coup de grâce, sept ans plus tard, au délicat Giscard. N’ayant pu enfanter elle-même aucun projet politique, quoi de plus naturel qu’elle prenne plaisir à tuer. » Femme à la bouche d’ombre qui a tissé sa toile dans le secret des cabinets ministériels puis sort au grand jour, n’abandonnant jamais sa vocation d’éminence grise qu’on a envie de dire occulte, allant jusqu’à donner des conseils à Mitterrand, femme insatiable comme la politique elle-même, pour laquelle les hommes ne sont jamais assez hommes, assez forts, assez imposants, alors gare aux vaincus ! Femme à l’âme froide, sur laquelle au défaut de l’amour règnent les passions telles que l’orgueil, l’intérêt, l’ambition, la vengeance.

Cet extraordinaire portrait de Marie-France Garaud semble fait pour avertir que, quoi qu’ils fassent, même poussés à l’excellence par cette instance occulte froidement calculatrice et d’une ambition si ambiguë, les hommes politiques échoueront toujours à la satisfaire et à stabiliser une « France » idyllique, voire romantique, mythique, ou bien protégée et providentielle, ceci, on dirait, parce qu’il y a une « France profonde » qui vote et qui rend donc instabilisable et non matérialisable totalement la réalité tangible de la France qui reste de l’ordre du rêve, de la littérature, du désir, qui cède un peu mais pour mieux laisser hors de portée beaucoup. Par-delà les efforts pour l’approcher, elle reste en puissance impossible, s’écartant, la politique étant ce jeu subtil et calculé visant à accorder pour mieux mettre hors de portée, le désir restant alors vivant. Comme si, alors, un homme politique devait voir loin, et dans le succès même s’attendre à la chute. Cette Marie immaculée reste intouchable, non jouissable, se profile plus ou moins rapidement le « garrot » qui ligature le cordon ombilical coupé, et la bouche d’ombre qui figure la chute annoncée tandis qu’au mieux une légende reste de l’homme politique qui aura été.

A la lumière de cet article sur Marie-France Garaud, la passion de la politique nous apparaît bien étrange, le politique ayant beau s’évertuer à œuvrer pour la France, voire pour la Marie France, ce qu’elle, l’incarnation de la politique, lui jettera au nez, ce sera toujours ce qu’il n’aura jamais pu faire et non pas ce qu’il aura su réussir, tandis que la terre idyllique s’éloignera comme un inceste impossible.

Mais pourquoi donc Jean-Marie Rouart s’intéresse-t-il donc à ces hommes politiques, à ces fauves ? C’est que lui aussi a rêvé d’y aller, mais comme si pour lui l’ombre avait précédé la lumière, la seule chose restant alors étant une grande tentation, une grande rêverie, y aller en s’intéressant à ces fauves qui y vont, en les côtoyant, en les rencontrant, en essayant de les surprendre dans les aspects inconnus de leur personnalité, traquant leurs blessures, leurs ambitions, leurs passions, leurs rêves, et savoir, en avance sur eux, qu’un beau jour les impressions fortes, les beautés oxymoriques du pouvoir, cela disparaît, mettre en lumière un jeu à chaque fois singulier avec la mort, cette bouche d’ombre, qui les attend au tournant, et qu’il s’agit, on dirait, d’aborder comme un magnifique crépuscule inoubliable.

On dirait d’ailleurs que les analyses de Jean-Marie Rouart tirent leur finesse et leur intelligence du fait que pour chacun des personnages il tresse toujours le temps de la lumière avec celui de l’ombre, ouvrant un grand angle d’écoute qui donne à chaque personnage un air plus humain.

Dans sa préface, il écrit : « Je voulais écrire, faire de la politique, devenir député, ministre, goûter aux ivresses fortes du pouvoir comme avant moi les héros des romans que j’admirais ou leurs auteurs. En plein Nouveau roman, je caressais les projets fanés des grands auteurs du siècle précédent. Je ne suis jamais sorti du Romantisme. ». « ...dans les années à la fois lumineuses et crépusculaires de la fin du gaullisme je me retrouvais dans les années du pouvoir et y côtoyant les grands fauves... ». A noter, donc, cette lumière crépusculaire familière à Jean-Marie Rouart. « J’aimais cette atmosphère chaude et lourde d’idéal et d’intérêts, de grands desseins et de petites combines : il me semblait que les personnalités qui y évoluaient étaient simplement des spécimens de vivants aux appétits plus grands, aux désirs plus vifs que les autres. Dans le bien comme dans le mal. » Ne pourrions-nous pas avancer que Jean-Marie Rouart a réussi à peupler de ces personnalités si vivantes, aux désirs plus vifs que les autres, son monde à lui déjà dans l’ombre, comme pour inverser l’ombre en lumière tout en sachant que c’est la bouche de l’ombre qui mène le jeu, pour saisir justement par ces désirs plus vifs, plus passionnés, la beauté jamais vraiment accessible que lui, peut-être, n’avait vu que comme en peinture impressionnante, refusant de sortir du romantisme parce que voulant se constituer une preuve actuelle forte, par la politique et ses servants, de ce pays étrange qui impressionne peut-être infiniment plus par ce qu’il dérobe et qui se révèle par la partie qu’il donne. Il en garde, ce pays, par les œuvres que chaque personnage politique donne aux enfants de la France, beaucoup plus que ce que ce dont on peut en jouir. Pays de la littérature, dit Rouart. Pour que le désir reste vivant, très fort, ne faut-il pas en effet que ce qui reste inaccessible soit aussi ce qui reste le plus impressionnant ? Séparé par la perte. Marqué par la mort sur le parcours plein de pièges de la réussite.

Très impressionné, Jean-Marie Rouart, par sa rencontre avec Georges Bidault, soupçonné par la classe politique d’avoir sacrifié sa carrière à ses idées, l’échec de cet homme politique lui plaisant. Sensible « à l’homme, à son parcours qui l’avait mené de la Résistance aux honneurs du pouvoir et finalement le rejetait dans l’ombre et dans l’opprobre. D’ailleurs j’ai toujours été plus intéressé par les hommes que par les idées qu’ils défendaient. »

Jeune homme ayant du culot, pour avoir sa conversation par exemple avec Antoine Pinay, auprès duquel il réussit à « faire briller son étoile » le temps d’un triomphe fugace.

Le premier engagement de Jean-Marie Rouart, en nom propre, sur le terrain politique, fut, dans les eaux dangereuses de la justice, pour défendre Gabrielle Russier, inculpée pour avoir eu une liaison avec son élève, et qui se suicida en prison. Ecrivant un article pour la faire sortir de prison, il mesura l’impact de ce moyen d’engagement, et celui d’une campagne de presse dans un pays qu’il trouva extraordinairement sensible au déni de l’injustice. A cette occasion il fit connaissance avec Jean d’Ormesson, qui lui apporta son soutien, comme plus tard lors de l’affaire Omar Raddad pour laquelle il s’engagea aussi courageusement.

Peut-être est-ce sa façon de se lancer à son tour, de manière personnelle, sur le terrain de la politique, que de se laisser empoigner par ce journalisme d’enquête, toujours très risqué, où il rencontre inévitablement les liens de corruption entre la police, les hommes politiques, les milieux troubles de telle et telle ville ? En tout cas, il accepte pour lui-même le risque d’être éjecté, à plusieurs reprises, lorsqu’il constate à quel point les journaux friands d’informations sont inquiets lors de révélations sur des notables, ou bien lors de mise en cause de grandes sociétés pétrolières se livrant à une mise en coupe réglée des marchés publics. Jean-Marie Rouart fut écœuré, bien sûr, et son idéalisme de redresseur de torts en prit un coup. Il aurait pu rester moins exposé, à écrire des livres, mais le démon le reprenait, et d’autres mises à pied...

Dans ses portraits des fauves de la politique, on sent, comme il l’écrit, qu’il ne demande en effet qu’à s’enthousiasmer. Il y a, dit-il, un jeu qui s’instaure entre le responsable politique et le journaliste, qui va au-delà de la sympathie et de l’amitié. Une connivence, on pourrait dire. Le journaliste entend le politique là où lui-même se sent aussi concerné, de la partie. En atteignant à chaque fois le point cardinal qui, dit-il, « donne à un texte sa valeur d’exception ». Sans doute a-t-il aimé ce commentaire à chaud de Giscard, après l’article que Rouart lui a consacré, et qui aurait pu sembler sarcastique : c’est « un portrait de peintre qui fait la part de la lumière et des ombres. ».

En somme, Jean-Marie Rouart aborde la politique et ses grand animaux malades du pouvoir comme un roman, avec ses personnages plus vivants que d’autres, évoluant dans ce monde de tous les appétits car, d’une manière occulte, poussés à la grandeur par une instance dominatrice, calculatrice, s’avérant pourtant immanquablement bouche de l’ombre, attisant la passion, et ne laissant jamais se reposer sur ses lauriers, la carrière, le pouvoir, la notoriété n’étant jamais à l’abri du risque, ce risque certain indomptable incarnant justement pour ces fauves le partenaire le plus passionnant. Ce roman se lit à travers chacun de ces articles, présentant des facettes différentes, singulières, d’un même personnage politique aux prises avec une instance dominatrice et incitant à la grandeur, à l’exceptionalité, à l’intelligence, tout en se présentant elle aussi avec une facette différente selon le personnage. D’une certaine façon, chacun d’eux sent dès le départ qu’il jouit des atouts qu’il lui faut, qu’il a cette force spéciale en lui, que quelque chose fait qu’il est plus vivant, qu’il désire plus, qu’il est plus passionné voire plus « malade » de politique que d’autres, comme n’en finissant pas de vouloir vérifier que l’union incestueuse avec elle n’est jamais vraiment possible, le couperet étant la chose la plus certaine, parlant par les urnes et les affrontements. Les ennemis ont beau se battre sans pitié, leur destin est le même.

Villepin, ou le romantisme au pouvoir, est un personnage qui, hors de toute opinion politique, a sans doute été très parlant à Jean-Marie Rouart. On a presque l’impression de le voir entrer dans son roman « familial » à lui, ce grand scout chevaleresque, ce Fabrice del Dongo ayant réussi à se transformer en Mosca, qu’il rêve d’être lui. Un Villepin qui esthétise le pouvoir, qui l’idéalise, qui le moralise. A l’opposé de Sarkozy qui, étant celui qui ressemble le plus à Chirac, lui est une concurrence mortelle, tandis que Villepin offre au président la douceur rassurante d’un ancien et fidèle collaborateur, « dont la ferveur enthousiaste de prêtre-soldat réveille l’idéalisme très lointain de sa jeunesse. C’est le fils qu’il n’a pas eu, l’idéal qu’il n’a plus. » On pourrait lire entre les lignes de Rouart que Villepin permet de différer encore la fin annoncée de Chirac qui pourrait prendre les traits de Sarkozy...Villepin, contrairement à Sarkozy, n’a jamais eu avec Chirac, qu’il connaît depuis très longtemps, de rapport de force ni d’inhibition, il y a entre eux une relation qui se mesure à l’aune de l’ambition que chacun d’eux a pour la France, le fils Villepin peut faire ce qu’il a rêvé de faire en n’ayant, dit-il à Jean-Marie Rouart, aucune ambition de rôle ni de fonction mais habité du désir d’une mission pour la France, mot qu’il prononce avec émotion, sa réussite à lui culminant dans le pouvoir de faire durer encore celle du père Chirac tout en sachant la fin irrémédiable. Il est le politique qui, en quelque sorte, réussit à retenir, par la fidélité à ce Chirac rivé à ce lui-même mystérieux qu’il nous a toujours caché, un temps compté, apportant avec son personnage de fortes impressions d’un temps s’en allant. C’est pour cela que Rouart écrit qu’on « quitte Villepin avec une impression d’étincelante clarté mêlée de brume. On ne peut être insensible à l’enthousiasme pour la grandeur que tout son être dégage. Sa passion littéraire me déroute autant qu’elle me rapproche de ce héros si éminemment romanesque."

Villepin, lorsqu’il apparaît sur les bancs de l’ONU, a « un air de fraîcheur juvénile inhabituel dans les allées du pouvoir ». Il a l’air de surgir d’une autre planète. Nous pourrions ajouter qu’il élargit la palette de la peinture politique, qu’il permet de mieux saisir les rouages inconscients, œdipiens, de la politique, qu’il sait de manière littéraire tresser ce dont il est possible de jouir avec ce qu’il est seulement possible de désirer sans jamais en jouir, les délices étant ces contrées se montrant en se séparant. Voix qui vient donc d’ailleurs que d’un monde formaté par la mondialisation, style tirant sa force et sa résonance profonde du passé de la France et de la littérature. Rouart précise, comme se sentant lui-même proche de ce destin, que Villepin jeune avait la conscience romantique d’être né trop tard dans un monde trop vieux. En somme, ce monde-là, que seule la littérature puis la politique à sa manière peut retenir encore, est déjà, comme un monde maternel qu’un père ne réussit pas à éterniser mais garde pour lui jusqu’à la fin même si elle est annoncée, en puissance hors de portée, celui qui est d’emblée trop jeune ne peut que l’idéaliser, s’en faire un témoin presque douloureux, toujours romantique, jamais il ne pourra en jouir, celui qui en jouit, c’est celui qui est plus vieux, incarné par exemple par Chirac qui ne lâche rien, qui s’accroche.

Livre de Villepin, « Eloge des voleurs de feu ». « Villepin aime dans la littérature, dans sa forme la plus condensée, la plus essentielle qu’est la poésie, un monde nocturne hérissé de rébellion en proie aux démons de l’autodestruction ». Il rêve d’absolu, il croit avec Nizan que si on a tout, on n’a rien. Goût prononcé d’un fort pour les faibles, d’un clair pour les obscurs. Livre qui, pour Rouart, ouvre mille pistes à la réflexion : « Villepin n’exprime-t-il pas avec une formidable érudition et un beau talent l’une des contradictions majeures de la société d’aujourd’hui : l’abîme de plus en plus grand qui sépare d’un côté notre idéal esthétique, moral, qui nous rend sensible à toutes les formes de révolte et d’insoumission, nous fait aimer le maudit, le paria, et le monde dans lequel nous vivons qui nous oblige à vivre selon les objurgations frénétiques de la consommation, de la mystique du succès, de l’implacable religion du matérialisme...Villepin parlant d’où il est, venant d’où il vient, en faisant l’éloge du poète rebelle, ne risque-t-il pas d’ouvrir une brèche historique entre poésie et société ? » Mais, dit Jean-Marie Rouart, Villepin sous-estime son rôle social, celui de donner une inspiration idéale à toutes les couches sociales, ouvrir l’horizon, faire aimer la vie. La poésie est chez Villepin inextricablement tissée à son être même, associée à l’amour maternel et au frère disparu. Tout Villepin pourrait se résumer par cette phrase de Romain Gary que rappelle Rouart : « Avec l’amour d’une mère, la vie vous fait à l’aube une promesse qu’elle ne tient jamais ». On pourrait le dire de la politique...Elle ne ramène jamais dans un ventre...

Le premier article dédié à Valérie Giscard d’Estaing commence comme par hasard par la douleur, celle de l’échec, ce KO reçu debout. Autre personnage du roman, qui impressionne, on le sent, Jean-Marie Rouart, plus encore par le coup qu’il reçoit que par les réussites indéniables de son parcours politique arrivé au faîte dans la force de l’âge. Rouart sent presque lui-même la grande douleur de ce long jeune homme aux yeux chinois, le front bombé comme une coupole, fait prisonnier numéro un du palais de l’Elysée par les Français, où il l’imagine seul au milieu des ors avec ses rêves de fraternité, d’unanimité et de gloire. La plume de Rouart ressemble à un pinceau, fait ressortir avec finesse la prison dorée, le mot « prison » est insolite, on pourrait entendre aussi le ventre de l’Elysée où il a passionnément désiré arriver et qui est aussi une...prison, d’où c’est, d’une manière paradoxale, une grande douleur d’être jeté...Contradiction. Douleur profonde, subtile, et annoncée : une peine d’amour perdu. Amour fou, mais dont la perte s’inscrit déjà au commencement. Cela ne durera jamais. Rouart comprenant cela, le sentant comme si c’était lui-même, écoutant le cas Giscard à travers cette peine d’amour perdu. Femme, ou la plus grande fonction politique...pareil. Toujours une prestigieuse, une fabuleuse, une passionnante aventure, mais dont la fin est irrémédiablement annoncée. Giscard a prononcé le mot trahison comme tous les amoureux qu’on abandonne. Alors, Jean-Marie Rouart l’imagine « dans sa chambre de Chanonat devant un petit lit simple et étroit comme celui de Napoléon à Schönbrunn, tandis que ce soir-là l’orage s’entortillait aux arbres. A quoi pensait-il ? A ces blessures d’humiliation qu’infligent les examens ratés ? Non, il songeait à d’autres échecs oubliés que réveillait sa douleur. Il se revoyait adolescent dans sa chambre qu’il partage avec son frère dans un de ces vastes et tristes appartements des beaux quartiers dont les salons s’ouvrent sur les arbres et les chambres sur de lugubres cours de caserne. » On dirait une peinture de l’interdiction de l’inceste, côté arbre ça promet, c’est si beau, mais côté cour, rien. Alors, reste un long jeune homme, trop grand, avec des mains trop belles qui ne trouvent pas de destination car elles n’ont pas pu toucher, ou ne le peuvent plus, et seul le piano parvient à extorquer de son âme la mélodie secrète et sensible de celui qui, rêvant d’une éternité dans les ors et les ayant même connus en pleins fastes, se retrouve dans l’austère lit à une place symbolisant cette loi de l’interdiction de l’inceste, cette chute d’un amour passionné. On imagine que Rouart a parfois presque pu dire cela de lui-même...Il excelle dans ces analyses des hommes politiques parce qu’on dirait que dans chaque cas, il trouve avec lui-même une résonance intime qui lui permet de saisir au quart de tour le personnage dans sa vérité, c’est-à-dire dans le versant sombre d’une vie lumineuse, toujours à rester sur la ligne étroite qui sépare ce dont il est possible de jouir de ce que l’on ne peut, en définitive, que désirer, l’interdit étant une certitude qui ne manque jamais de s’abattre un beau jour même si cela aura semblé éternel quand cela fut vécu.

Giscard, Jean-Marie Rouart ne l’imagine vraiment lui-même que dans l’amour et à la chasse. On s’est, écrit-il, facilement moqué de ses goûts littéraires sans voir qu’ils manifestaient avant tout le désir d’être compris pour ce qu’il était et d’être aimé, lui qui a rêvé d’un monde stendhalien (comme Rouart ?) où l’on respire un air plus tonique, où les princes et les brigands parlent le même langage et se comprennent. Dans « Adieu postérité », Giscard évoque la mort d’un grand frère, le général Desaix déchiqueté en pleine jeunesse sur la plaine piémontaise de Marengo, en s’écriant en mourant qu’il regrettait de ne pas avoir assez fait pour la postérité. On a envie de dire que Giscard a presque assez fait pour la postérité, mais que cela ne lui a pas épargné la...trahison. Sous le glacis du prince polytechnicien, Rouart se plaît à rêver d’un autre personnage qui a senti parfois couler en lui le lait de la tendresse humaine.

Pour le deuxième article sur Giscard, Jean-Marie Rouart souligne que, pour une fois, il a quelque chose que lui n’a pas, il est membre de l’Académie Française tandis qu’il n’est que candidat à l’immortalité. Comme s’il l’avait devancé chez les Immortels...même s’il avait eu le bac à 14 ans, avait fait Polytechnique et l’Ena, avait été le plus jeune ministre des Finances puis le plus jeune président de la République. On a l’impression qu’ici Rouart occupe la place d’une sorte de frère disparu avant d’avoir pu faire assez pour la postérité, mais qui se retrouve avant lui dans l’au-delà et peut l’accueillir...Relisant le livre de Giscard « Pouvoir et la vie », il parle d’anti-mémoires, récit de Jonas à l’intérieur de la baleine se regardant comme un héros de roman au cœur du pouvoir. C’est incroyable ! L’allusion la plus directe à l’aventure présidentielle comme le retour dans un ventre...quelque chose d’incestueux mais qui ne dure pas.

Rouart va chez Giscard, celui de l’Europe qui a à nouveau le vent en poupe. Il a un peu vieilli, il véhicule avec lui aux yeux de Rouart le paysage de la jeunesse, mais il reste juvénile d’allure et d’esprit. Chez lui, on se sent bien, c’est douillet. Giscard a, comme l’animal de race, une façon souple et élégante de se mouvoir et d’occuper parfaitement l’espace. On a envie de dire qu’il se sent littéralement dans un espace dans lequel il peut se couler, remplissant la pièce comme le fœtus occuperait son espace matriciel. En chasseur qu’il est, voire en fauve qu’il est, il tâte le terrain avant de s’engager, il évalue l’ennemi. On n’est pas étonné que « ce qui semble le séduire dans l’Académie, c’est son caractère stable, inchangé, immuable, dans la France qui a la bougeotte. » Giscard évoque, à propos de la France, quelque chose de fini : « La France actuelle n’est plus celle que j’ai dirigée . C’était une société ancienne avec des structures fortes. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. On ne pourrait plus réformer comme je l’ai fait parce que nous avons changé de société : nous sommes passés d’une société de l’écrit, élitiste, à la société audiovisuelle et passive qui a tout bouleversé. » « Tout ce système est aujourd’hui en voie d’effondrement » . La mondialisation a remis en cause les identités nationales, plus rien n’est stable, et face à Giscard, Rouart note la versatilité des Français, qui ont adulé le plus jeune candidat à la présidence et ont ensuite percé de flèches un président devenu un saint Sébastien, jusqu’à ce retour en grâce à la faveur de l’Europe. Cela nous renvoie, écrit Jean-Marie Rouart, dans notre inconscient, à l’Ancien Régime, le peuple brûle les idoles et est champion de la récupération posthume, comme s’il attendait tout du père et n’était jamais satisfait de ses réussites, telles les réformes de Giscard qui ont marqué son temps et son septennat. Giscard aime gouverner, prenant le risque de la trahison et de l’ingratitude, ayant De Gaulle pour seule référence, n’ayant plus besoin de plaire au contraire de la démarche politique d’aujourd’hui. Au fond, depuis son échec de 81, il voit se constituer la réalité de ce peuple auquel il faut plaire, qui met donc à mal les fauves de la politique auxquels il demande en somme la France comme le lieu sûr d’une jouissance qu’ils ne peuvent vraiment établir une fois pour toutes mais où le plus malin est celui qui tient le discours de la sécurité sans une minute à perdre, comme Sarkozy. S’en allant chez les Immortels, sous la coupole, parmi les gens rangés, nous imaginons Giscard, à travers les articles de Jean-Marie Rouart, pas si vaincu que ça puisqu’il laisse aux politiques d’aujourd’hui ce peuple auquel, de plus en plus, il faut plaire...et jamais satisfait. Lui, brillant technicien, d’une intelligence exceptionnelle à qui tout avait toujours réussi pour tous les aspects de sa vie, différait du pragmatisme qu’il s’agit d’avoir aujourd’hui en politique. Ses réformes n’avaient pas pour but de séduire mais surgissaient de sa conscience de faire partie d’une élite orgueilleuse et entreprenante, capable de savoir pour le peuple prendre des décisions audacieuses, en gardant toujours le juste milieu et en affinant sa méthode, le consensus, capable d’incarner le changement tout en étant conservateur c’est-à-dire sauvegardant un monde, où rien n’est laissé au dépourvu puisque les réformes audacieuses vont au-devant du peuple comme un président se présente en pull-over et joue de l’accordéon pour mieux masquer sa distance. Inconsciemment, Giscard, qui a gouverné en allant, par ses réformes audacieuses, au-devant du peuple français, imprimant même un changement de style par le fait qu’avec lui l’injure faite au chef de l’Etat cesse d’être un délit, s’avançant donc ainsi comme un vrai saint Sébastien dans la perspective d’être percé de flèches après la lumière, ne joue-t-il pas un intelligent coup politique à ses successeurs, tel un père encore dans la force de l’âge donc jalousé proie du parricide et partant à pied du palais sous l’œil triomphant de Mitterrand qui sait pourtant qu’à cette place-là c’est dur, tel un père qui attend au tournant ses fils lorsque ces nouveaux fauves s’apercevront du changement de nature imprimé dans la société d’aujourd’hui. Les fils en politique ne pourront plus jamais faire comme lui. Le monde, qu’il avait toujours su conjurer par son intelligence, lui échappe, ou bien le laisse-t-il s’échapper, non sans douleur, comme quelque chose d’inéluctable. Il le concède en bon joueur aux fauves ennemis d’autant plus intelligemment qu’il sait inconsciemment que ce qui les attend les mettra eux aussi et de manière différente à cruelle épreuve, les voyant forcément vaincus par-delà les victoires. Car le peuple, lorsque c’est à lui qu’il faut plaire, incarne une engeance aussi insatiable, calculatrice et froide que la femme dominatrice dont il était question plus haut. Giscard sous la coupole, bien à l’abri du risque, ne resterait-il pas de manière ironique à contempler la politique pragmatique d’aujourd’hui, où les réformes ont moins de panache que les siennes, ne pourront plus jamais être comme la majorité à 18 ans, la loi sur l’IVG et la contraception, le regroupement familial, la loi sur les libertés. On dirait presque que c’est lui, par ses réformes, qui, par-delà le souffle de la mondialisation et de l’ère des images, a inventé la réalité de ce peuple devenu insatiable sur le terrain de la jouissance et qui rend la vie dure aux politiques auxquels il laisse la place en semblant un vaincu, Mitterrand semblant alors le machiavélique fauve secrètement allié au prince Giscard pour parfaire comme œuvre ce peuple auquel la filiation des politiques ensuite ne réussira jamais à plaire de manière stable.

C’est cela, le roman qu’a écrit Jean-Marie Rouart à travers ses article : il y a une logique et une grande cohérence dans ce jeu du pouvoir qui glisse d’un personnage politique à un autre, où nous pourrions vérifier qu’en fin de compte la loi de l’interdiction de l’inceste avec la France s’imprime toujours dans la douleur et l’éternel retour de l’ombre, tandis que l’idylle en pleine lumière avec cette France se relance à chaque fois de manière nouvelle, avec certains qui ne peuvent jamais que la désirer sans l’obtenir et d’autres plus affamés qui trouvent les moyens d’entrer dans le palais, mais jamais définitivement.

Sur le pont d’Arcole de la bataille politique où sifflent les projectiles va alors apparaître, plus tard, Sarkozy, lorsque le sentiment d’insécurité aura grandi au fil des années et qu’il sera possible de séduire le peuple français par la nébuleuse de la sécurité. Sarkozy, vraie boule d’énergie, se sent à l’évidence à l’étroit au Ministère de l’Intérieur si proche du palais de l’Elysée. C’est un fauve affamé de pouvoir avec une proie à portée de main. Sarkozy, prototype de course au moteur gonflé à bloc, est celui qui, lui ressemblant le plus, a le plus de chance d’évincer le père, Chirac, qui, après-coup, semble n’y être que pour y attirer follement ce fils affamé pensant qu’il n’a jamais le temps. Comme si Chirac fonctionnait pour Sarkozy comme l’attracteur d’un lieu convoitable, le fils bien légitime Juppé n’ayant pas l’énergie qu’il faut pour ça. Peut-être est-ce Chirac lui-même, installé au palais, dans une fonction convoitable, qui accélère le temps de Sarkozy, exacerbe son pragmatisme, tandis qu’à l’opposé Raffarin n’y pense pas du tout, incarne l’homme politique pas dangereux pour le président. D’un côté celui qui en puissance peut prendre sa place, sachant parfaitement plaire au peuple par son discours sécuritaire, de l’autre celui qui n’en voudra jamais, qui offre donc au président un supplément paisible en attendant la chute. Chirac reconnaît en Sarkozy son activisme de jeunesse, il sait qu’il ira jusqu’au bout, et que, formé à l’école de Pasqua, il sait étudier le terrain, les humains, les électeurs, pour lui la politique est un art de la circonstance, et le vieux père Chirac lorsqu’il s’inclinera devant le fils Sarkozy pourra le faire sans sentiment de perdre, on pourrait l’imaginer, puisque ce sera une transmission filiale advenant à son heure, le fils rendant encore hommage au père par le même style non embarrassé d’idéologie, et se légitimant en plaisant aux Français.

Quant à Mitterrand, c’est à Château-Chinon que Jean-Marie Rouart le rencontre. Petite ville de la Nièvre étagée sur une colline que coiffe un calvaire. Rouart est frappé de constater à quel point cet homme est hanté par l’unité. L’écriture, pour Mitterrand, participe de « cette recherche de rassembler inlassablement, au-delà des rôles et des masques, les éléments épars du miroir sans cesse brisé d’une existence secouée par les soubresauts et les arrachements de la vie publique. Car le danger est grand de céder à la séduction de se confondre au personnage simplifié que les foules attendent, de coller au moule que la réputation a généreusement façonné ; se perdre dans la réconfortante certitude d’une image préfabriquée. Cet abandon délicieux de la personne au personnage, François Mitterrand le refuse. Entre ce que l’on doit aux autres et ce que l’on se doit à soi-même, il ne transige pas. » Nous avons envie d’ajouter que si Mitterrand résiste à ce point à cette précipitation dans le miroir, c’est que le risque spéculaire est réel, c’est que Mitterrand se voit très précisément dans le miroir présenté par le peuple, c’est que ce miroir est devenu tangible, c’est qu’il colle dangereusement au personnage que le peuple a espéré à travers le socialisme. Sinon, il serait encore à la rechercher. Alors, le visage de Mitterrand apparaît à Rouart familier et lointain et il tente d’en déchiffrer l’énigme, sûr d’être en présence d’un personnage au destin hors série. Qu’est-ce qui avait tracé la trajectoire en ligne brisée de cet Ulysse de la politique enfin revenu dans son Ithaque ? Mais, là, voici qu’il est l’homme le plus haï de France, peut-être une haine à la hauteur des espérances mises en lui. Mitterrand ajoute : « Cela me donne une petite chance d’être un jour le plus aimé. »

Du passé lourd d’épreuves, il ne garde aucun ressentiment, aucune amertume, aucun cynisme. A Château-Chinon, il n’est plus hautain, sarcastique, impérial, aux traits ciselés par une ironie meurtrière, peut-être comme pour se protéger justement des risques spéculaires d’une image trop reconnue que connaît celui qui semble avoir une telle sensation d’être de retour chez lui, d’y être arrivé enfin aux termes de tant de vicissitudes, il est devenu un homme simple, affable, dépourvu d’affectation. Il s’abandonne à son rôle de notable cultivé « présidant avec un soin méticuleux cette réunion du microcosme provincial avec le plaisir manifeste d’être dans le concret. » A lire l’analyse de Jean-Marie Rouart, nous avons l’impression d’un François Mitterrand ayant réussi à se sevrer du goût du pouvoir après la certitude de l’avoir eu, d’être capable de prendre de la distance, hors de son rôle officiel il arrive à vivre vraiment, à l’inverse de la plupart des hommes politiques. Chez de Gaulle, le personnage officiel épuisait le personnage privé tellement il était tout entier dans la statue qu’il aidait l’Histoire à ériger. Mitterrand, c’est frappant à quel point c’est la personne qui garde le dernier mot. Comme si, au moment où il avait gagné, il avait su que c’était un moment historique où cela avait été possible, moment d’un basculement historique de la matière politique du côté du peuple ayant donné de la certitude à sa victoire, et lui, à ce moment-là, tout en jouissant de cette position la plus haute, commençant à s’en détacher, à ne pas en être prisonnier, tandis qu’une sorte de catholicisme social s’installe. Le florentin Mitterrand aurait-il aiguisé son ironie sur son savoir secret à propos de son détachement d’avec son propre personnage politique, tandis que ce personnage continue à susciter les convoitises et à provoquer les flèches ?

Rivalité presque œdipienne de Mitterrand avec de Gaulle, mais il s’incline devant lui en abandonnant l’héritage de la Résistance. Car, désormais, c’est à une nouvelle génération d’hommes politiques qu’il a affaire, plus techniciens, plus surdoués, des hommes en train de voir arriver une autre matière pour la politique infiniment exploitable par une intelligence très technicienne, tel Giscard, hors de son système de valeurs, étrangers à sa filiation politique. Voici venir un homme qui « est pour lui l’expression conforme et docile d’une classe sociale arrogante dont il a toujours combattu l’égoïsme aveugle ». Mitterrand craint plus que tout de se perdre dans un rôle, une attitude grandiloquente, dans l’affectation d’un personnage. Et il est un homme qui a une certaine conception des rapports humains. Mitterrand dit : « Je ne suis pas très sensible à la forme visuelle, télévisuelle de la culture actuelle...J’ai parfois tendance à m’inquiéter de voir à quel point la civilisation de l’image prend le pas sur la civilisation de l’esprit...Il y a de ce point de vue un déclin de la littérature politique sous l’effet de la mode technicienne. » Giscard a un langage technicien, c’est de la marqueterie administrative, cela plaît à la télévision.

Une phrase de Mitterrand, en conclusion de l’article à lui consacré, le montre en homme libre aux portes de la légende, tel que Jean-Marie Rouart a si brillamment su nous le présenter : « Vous savez, j’ai de l’ambition et peut-être plus qu’on ne croit, mais elle n’est pas de la nature qu’on croit. Le socialisme est pour moi une ambition beaucoup plus haute qu’une convoitise de carrière. » Phrase à méditer, qui pourrait laisser entendre que, tout comme lui cherchait à prendre de la distance d’avec le personnage politique apparaissant dans une stature ironique et impériale, il s’agit pour le peuple dans le socialisme de prendre la même distance d’avec une vie proposée comme toute en rose, d’avec un idéal tout baigne, d’avec le fantasme d’un Etat providence. L’ambition de Mitterrand était-elle celle d’amener le peuple français à autant de lucidité, à savoir prendre du jeu par rapport à un idéal tout baigne, tout rose, que les démagogues et les techniciens savent peut-être mieux faire miroiter qu’un pur socialiste ? En tout cas, c’est parce que Jean-Marie Rouart nous a cité cette phrase de Mitterrand que nous pouvons, nous lecteurs, voir apparaître un Mitterrand aux portes de la légende, différent.

Nous voudrions nous arrêter à chaque personnage politique que Rouart nous présente chaque fois comme en rendant justice à chacun, même si parfois il est plus critique, sent moins de connivence avec certains d’entre eux. Balladur est un homme qui se livre peu, très pudique, sans doute un excès de sensibilité jugulé à force de volonté, pour ne pas souffrir des flèches de la vie publique. Mais peut-être par cette placidité-même témoigne-t-il de la réalité de ces flèches ? On le soupçonne de tout intérioriser et d’avoir des rages froides. Au sein des dangers qui menacent la France, par exemple l’islam, Balladur dit qu’il s’agit de mieux se comprendre, pour que l’islam ne fasse plus peur à l’Occident et que l’Occident ne fasse plus peur à l’islam. Il a écrit un livre pour tenter d’exorciser ces deux peurs antagonistes. Il soutient que le communautarisme n’est pas un danger pour la France, puisque c’est déjà une réalité, mais il s’agit que ces communauté respectent la règle commune. Voilà, Balladur, face aux flèches des dangers qui menacent, pense que la règle commune peut apaiser tout le monde, il est attaché à l’universalisme, à l’égale valeur de tous les hommes sur terre, dans le respect du droit de chacun d’être ce qu’il est. C’est fou comme pour lui la France a une réalité concrète, dans laquelle chacun pourrait jouir de sa juste place...Une France dont il craint qu’elle soit vue par le reste du monde comme plus capable d’assurer à chacun le plein épanouissement de soi-même. Ce n’est pas un tempétueux ! A propos de l’Europe, il voudrait, à l’image d’une France dont un bon père, Chirac dans le sillage de de Gaulle puis peut-être de Sarkozy, donnerait sa part de sûre jouissance à chacun, qu’elle ne fasse plus peur aux Français, alors il propose que le Parlement français soit plus associé aux décisions des institutions européennes. Il semble viscéralement attaché à la stabilité, un bon ventre sécurisant et juste, pour lequel les Français devraient accepter des changements, à savoir par exemple freiner ces subventions dans toutes les directions, tout l’effort de la politique selon lui étant de faire accepter ces changements pour que la France bonne mère matricielle soit éternelle. En ce sens, on imagine bien qu’il ne voit pas mal le duel entre Chirac et Sarkozy, au contraire, puisque l’héritier ne fait que continuer, avec des méthodes rajeunies, la même œuvre que le père, dont Balladur semble avoir saisi motif à sentir cette sécurité française si chère. Balladur n’est pas un jaloux, ce qu’il veut en politique, c’est combattre pour assurer la jouissance d’une France maintenue douce, donc ruinée ni par l’Etat providence ni par une Europe non maîtrisable.

Jean-Marie Rouart est un peu plus ironique envers un Douste-Blazy qu’il taxe de mercurochrome universel ! Il nous le campe en train de présenter la tisane apaisante de la bonne conscience, plus que parfait, bien sous tous les rapports, gendre parfait, personnage propret tiré à quatre épingles, là où « Juppé voulait passer en force en administrant une médecine de cheval, Douste a multiplié les anesthésiants, les calmants et les placebos ». Il est bien de notre temps, à l’heure où le compassionnel règne en maître. En fin de compte, ce clair ministre aux idées claires n’est pas sans avoir les dents longues, et les sondages le portent aux nues. C’est un personnage le plus éloigné possible d’un personnage dostovïevskien, en rien torturé, c’est un pédagogue-né, qui sait admirablement bien exploiter ce nouveau temps compassionnel et écoute le souci de santé de chacun c’est-à-dire...voit chacun en puissance entre les mains de la mort, et lui qui, à travers la France, leur donne les moyens de lutter, mais en les responsabilisant ! Oui, la France est soucieuse de retarder le plus possible le temps où chacun de ses habitants sera happé par une mort déjà là en embuscade, mais alors, il faut lui en laisser les moyens, il ne faut pas les gaspiller, d’où son plan et son travail de fond pour que les Français sauvegardent eux-mêmes un système qui prend tellement soin d’eux. Pour Douste-Blazy, aucun doute, les problèmes de santé arrivent depuis longtemps en tête des préoccupations des Français, juste avant l’emploi et la sécurité. En somme, comme des bébés, ils ne rêveraient que d’une instance étatique prenant soin d’eux, les assurant de tout. Comme si, autour d’eux, il n’y avait que la mort en puissance, et que la politique c’était de retarder un peu son acte dévorateur...Sous la plume de Jean-Marie Rouart, c’est peut-être le personnage politique Douste-Blazy qui est significatif d’un changement radical en matière politique. Douste-Blazy, que l’on imagine en effet prenant facilement du recul par rapport à l’émotion, dit qu’en même temps on ne peut échapper au compassionnel. Et puis, n’est-ce pas, soigner la France c’est soigner aussi l’image de la famille, lui qui est un moment ministre de la Famille. Un bon petit bonheur bien familial, où tout peut s’assurer et qui occupe bien...Jean-Marie Rouart cite Douste-Blazy : « Il n’y a jamais eu autant d’envie de famille chez les jeunes que maintenant. Il y a aussi un grand désir d’enfant, un grand désir de réussite familiale. » Et oui, c’est très touchant, non ? Alors, l’homoparentalité, et le mariage homosexuel, ne serait-ce pas une manière paradoxale de mettre au premier plan que ce qui est désirable et souhaitable par-dessus tout, c’est la cellule familiale, valeur garantie même par les éléments déviants du peuple français ou d’ailleurs...Rien de mieux que la valeur de la cellule familiale mise au premier plan, et ses désirs de conforts et de sécurité, pour stabiliser, baliser, programmer le peuple anesthésié à force d’entendre parler ce qui ne penserait qu’à prendre soin d’eux perpétuant une sûreté maternelle. Douste-Blazy n’est pas pressé que Chirac s’en aille, d’aller rivaliser avec Sarko pour la présidentielle, son ambition semble grandir avec les soins que le peuple français ne cesse de (lui) demander, lui ne pouvant soigner, anesthésier, proposer des remèdes, que si c’est malade. Alors, bien sûr Chirac lui semble en bonne santé, pas pressé de partir, histoire d’attiser les symptômes...et le bon docteur de famille arrive.

Jean-Marie Rouart nous présente tout aussi finement, dans ce roman qui s’écrit de manière cohérente à travers l’assemblage d’articles qui révèlent une évolution logique de la politique d’un personnage à l’autre et au cours du temps, Pasqua, Debré, Hollande à propos duquel Fabius dit que : « on ne cache pas un éléphant derrière une framboise » dans le cadre d’une guerre des deux roses, celle qui dit oui à l’Europe et celle qui dit non, un Hollande qui croit à l’idéologie, aux grandes idées capables de redonner aux citoyens des valeurs, des références, des principes, pour lequel le mariage avec Ségolène serait la récompense de la durée comme l’écrit Rouart. La revanche de la framboise serait donc de réussir à installer durablement la gauche, sans chercher à mythifier un idéal, voulant chasser le culte de l’éphémère qui n’existerait qu’en France. Son couple a semble-t-il aussi une valeur politique, centré sur la famille presque nombreuse, la femme réussie, lui Hollande n’étant pas un romantique mais un réaliste jouissant avec gourmandise et humour des saveurs de la framboise, ce serait sa revanche. Hollande qui dit : « On peut se passer du pouvoir, on ne peut pas se passer de chocolat ! » Image très politique, où le goût du pouvoir est très masqué, qui table sur la connivence et la force convaincante d’une saveur d’enfance, de tartines, d’un temps de bonheur semblant finalement si simple, si accessible, choses de tous les jours, savoir apprécier le chocolat, la framboise ! Hollande impénétrable derrière son visage rond, débonnaire, ouvert, mais rusé, qui voit sa politique sur le long cours royalement réussie comme une femme réussie dont l’emblème active est Ségolène, dont l’image trône bien sûr sur son bureau.

Et aussi Bayrou, personnage assez lisse, le contraire de Chirac avec lequel il y a une incompréhension réciproque. Chirac l’a pris pour un centriste avec lequel tout peut s’arranger et a dit : « Un centriste il faut le rouler dans la farine avant de le faire frire. » Pour Bayrou, le risque est la clef de l’existence et, comme un joueur d’échecs, il est en train de préparer le coup suivant.

Pasqua, un vieil hippopotame solitaire attendant l’heure du chasseur avec le fatalisme des grands animaux de la jungle, ou bien naviguant entre deux eaux, flirtant avec les basses œuvres de la république. Fascination pour le battant Chirac, par-delà des griefs réciproques. Sur la même ligne des forts tempéraments pour lesquels il a de l’affection, Sarkozy.

Raffarin est le premier ministre que tous les présidents auraient aimé avoir, confortable comme des pantoufles charentaises, un non romantique suggérant un douillet parfum de province, air d’oncle idéal qui vous offrira la plus belle montre pour votre première communion. Jean-Marie Rouart excelle dans ces expressions qui, d’un coup de pinceau, peignent le personnage !

Et d’autres articles encore. Chaque personnage de ce grand roman de la politique toujours en train de s’écrire donne du relief aux autres, c’est une belle idée d’avoir rassemblé ces analyses en un livre passionnant ! Les fauves de Jean-Marie Rouart nous apparaissent plus drôles, plus singuliers, plus humains, plus fragiles, l’ombre les guette sans cesse, les flèches sifflent, la passion du pouvoir lui-même risque d’aliéner ou bien attelle une œuvre interminable, l’ingratitude et la trahison menacent.

Alice Granger Guitard



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