Elisabeth Bélorgey, Fayard 2000
dimanche 20 novembre 2005 par Daniel GerardinPour imprimer
" La pudeur me retint de montrer mon visage nu; aussi m'affublais-je d'un turban rouge, aux plis compliqués. Mon buste émergerait d'une pénombre, vêtu d'une fourrure d'apparat. De trois quarts, sans saint protecteur, tel quel, j'orientai mon regard vers le spectateur - du jamais vu ! - avec résolution.
Afin de déjouer Narcisse et Mnémosyne, je devais m'oublier pour bien me voir, tel qu'un peintre m'aurait détaillé...
En écrasant la pâte, en jouant avec l'ombre et la lumière pour le modelé de mes joues d'homme mûr, je dévidais mes jours et leurs détours. Ces émotions, ces réminiscences m'éprouvèrent aussi durement que la préparation du retable. Un tel retournement sur soi étreint l'âme... ".
L'ouvrage d'Elisabeth Bélorgey (Ed. Fayard 2000) retrace avec originalité, dans un roman en forme d'autobiographie fictive, la vie du grand peintre flamand Van Eyck (Jean de Bruges) auteur notamment du célèbre retable " L'Agneau mystique ", église Saint-Bavon à Gand.
Au début du récit, le peintre, âgé de 46 ans (il est né en 1385) et au faîte de sa renommée, est complètement désespéré : à la suite d'une agression et d'un choc à la tête, sa vision reste nette, mais il ne voit plus les couleurs :
" Un seul ton gris s'étale sous mes yeux... Mes tristesses, ma révolte, mes colères ne changeant rien à mon état, malgré la peine qui m'écrase, je cherche ce qui me reste.
Rien en vérité. Ce monde décoloré n'est plus le mien car je suis - non, j'étais-Van Eyck, le peintre. Banni des couleurs du monde, me voici plus enfermé que le prisonnier dans son cachot. Etre aveugle n'aurait peut-être pas été pire. L'idée du suicide s'installe tout à son aise dans ma cervelle en déroute, et si ce n'était la crainte de l'enfer, je crois que j'aurais déjà bu la potion libératrice ".
Pour s'arracher au désespoir, sur les conseils d'un ami, Van Eyck décide d'écrire sa vie :
" Je n'ai pas l'art des mots; c'est étrangeté et nouveauté que de transcrire ce dialogue incessant et secret avec moi-même, mes paysages, mes passions, mes combats inutiles, par le truchement de cette plume d'oie et de cette encre de Chine qui, elle, a toujours été noire; donc obscurité sur blancheur, tel est mon lot... Au bout de ma plume, je tenterai de refaire mes yeux d'autrefois... Réussirai-je à faire revivre ce qui fut ma joie profonde ? "
Elisabeth Belorgey, elle, a l'art des mots. Elle relate avec brio, souvent dans le langage imagé de l'époque, les étapes de la vie passionnée de Van Eyck, son ambition et ses combats pour devenir le grand peintre qu'il voulait être, tout en préservant sa liberté.
Elle dépeint également, avec minutie, la société tumultueuse de l'Europe du 15e siècle, ses guerres, ses émeutes, ses épidémies, ses croyances superstitieuses, les guildes du négoce et de la peinture, la vie misérable du petit peuple et des paysans, et celle fastueuse des cours princières. " Entre deux batailles, les banquets du prince jean sombraient en beuveries où s'abolissait toute pudeur. S'égayait un cénacle de prélats et de chevaliers accompagnés de leurs maîtresses, deux nains tenus en laisse par un énorme baron qu'aucun cheval ne pouvait porter, quelques soldats et leurs fraîches catins ".
Van Eyck apprend les rudiments de son futur métier dans l'atelier paternel d'enluminures, aux côtés de son frère Hubert et de sa sœur Margot : " Que ma mémoire regorge d'instants délicieux, 'accords subtils entre les heures, les humeurs et les pensées futiles de l'enfance ! ".
A l'âge de 12 ans, son père décédé, il devient apprenti chez un maître de Tournai : " Une manie dessinatrice s'empara alors de moi; mon œil était sollicité par tout ce qu'il voyait; je voulais qu'il le soit jusqu'à la déraison. Le dessin n'était pas une technique, c'était beaucoup plus, une passion, une mystique, une éthique que j'intériorisais jour et nuit ".
Quelques années plus tard, le jeune Van Eyck ne supporte plus les contraintes de l'atelier de son maître; il souhaite peindre selon ses idées : " La couleur me hantait; cherchant à lui donner une luminosité inégalée, je soignais mes enduits qui donnaient la lumière aux couleurs que je superposais en fines couches transparentes ".
Remarqué par le prince-évêque Jean de Bavière, il entre à son service à Liège. Sur le chemin l'y conduisant, il éprouve un sentiment de puissance et d'éternité : " Une éclaircie ensoleilla cette heure exaltante. Toute notion de limite, de mesure se dissipa, mon enveloppe charnelle se diluait; léger, je devenais cet espace, ce vent, ces vagues, ces algues, ce vent... J'étais tout en même temps, de toute éternité ".
Mais le prince lui demande de participer à la guerre contre le duché de Hollande; il connaît alors les horreurs des batailles; il est blessé à la cuisse par une flèche, mais " mes mains et mes yeux étaient intacts, mes espoirs de gloire aussi ".
A la mort de Jean de Bavière, Van Eyck reste un temps sans protecteur. Il retrouve son frère Hubert qui travaille à Gand sur un vaste retable représentant " L'agneau mystique " entouré de cohortes de saints, de chevaliers et de vierges. Appelé au service du duc Philippe de Bourgogne à Bruges, il y mènera durant 16 ans une vie très active pour décorer les résidences du duc, honorer ses nombreuses commandes et parfaire la maîtrise de son art.
Son frère Hubert tombe malade, laissant l'Agneau mystique largement inachevé; à son chevet de mort, Van Eyck lui fait la promesse de terminer le retable. Il le fera quelques années plus tard, après un long mûrissement lui permit d'innover sur plusieurs plans : le symbolisme de la composition, la technique de l'huile des lavis superposés, les jeux de reflets de la lumière sur les textures. Il se met à la tâche dans un état de concentration extrême :
" Je renouais enfin avec un corridor du temps où il s'abolit pour n'être plus que le déroulement de l'œuvre. C'était une sensation enivrante, épuisante, un état de haute tension que je ne retrouverais sans doute pas de sitôt. L'âme d'Hubert veillait sur moi, ou bien mon ange gardien, car je ressentis une présence, un soutien surnaturel pendant tout ce labeur ". .../...
Van Eyck insista pour peindre Adam et Eve nus, ainsi qu'il est dit dans la Genèse : " Alors leurs yeux à tous deux s'ouvrirent et ils virent qu'ils étaient nus ".
Pour camper Adam, il choisit pour modèle un jeune homme qui s'occupait du verger: " Homme simple, poser nu ne lui fut pas une gêne, sachant qu'il servait Dieu. Pour Eve, ce fut une fileuse qui, malgré sa foi, ou à cause d'elle, hésita beaucoup. Quand je lui eus patiemment expliqué qu'elle représenterait, comme la Bible le disait, notre mère à tous, que sa nudité n'offenserait ni les siens ni les croyants qui viendraient prier en la chapelle, qu'il s'agissait de la sincérité sans tromperie de la créature de Dieu, de l'état naturel qui engage à l'humilité, de la vérité de notre humaine condition de pécheurs, elle accepta enfin de montrer son innocence ".
Le polyptyque de l'Adoration de l'agneau mystique connut un succès immédiat;Van Eyck, conscient de sa valeur et de sa vanité, décide de faire son autoportrait, seule marque capable de manifester à la postérité, sa " singularité hors du rang ":
" Longuement je me regardais. Sans m'être détesté, je ne m'étais jamais beaucoup aimé... Que reste-t-il de soi une fois la jeunesse enfuie, les amours refroidies, les illusions périmées ? On rencontre dans son regard la certitude de la mort et les ravages du temps. Nourrissais-je 'espoir de le suspendre en m'offrant le mirage d'échapper à la décomposition ?".
Van Eyck se fixe définitivement à Bruges en 1430; il se maria tardivement avec Marguerite, une sage amie de longue date qui l'attendait :
" Je ne me fis alors aucune violence à suivre les exhortations de saint Jérôme : l'homme pieux doit aimer son épouse avec discrétion et sans passion, car est adultère celui qui aime trop ardemment sa propre épouse ".
Marguerite lui donna plusieurs enfants et deux survécurent: Livinia et le petit Jan qui fut représenté en enfant Jésus dans plusieurs tableaux.
Durant plusieurs années, il travailla beaucoup dans la sérénité; mais la malédiction tomba sur lui lorsqu'il se rendit à Venise voir son ami le Cardinal Albergati et en revint privé de couleurs...
" Sans trève, une sorte de sanglot sans mots ni larmes me secoue...ne plus jamais peindre ! Jamais ! Plus jamais cette jubilation amoureuse de la palette ! Infinis, lancinants regrets...".
Van Eyck mourut à Bruges en 1441. D.G.
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Messages
1. Van Eyck , Autoportrait, 19 juin 2011, 18:06, par Jean-François Zimmermann
Autoportrait de Van Eyck
Remarquable fiche de lecture !
En quête de documentation pour la rédaction de la suite d’un premier roman que j’ai récemment publié, je suis tombé par hasard sur ce livre dans la boutique d’un musée consacré à la peinture flamande.
J’ai été séduit par la qualité d’écriture d’Elizabeth Bélorgey qui semble avoir été influencée par Jan Van Dorp, notamment dans les descriptions de nature. Elle sait nous faire partager l’angoisse de Van Eyck, plongé dans la grisaille.
Si elle a écrit cet ouvrage pour nous inciter à voir, ou revoir, les oeuvres de Van Eyck, elle a parfaitement réussi.
Jean-françois Zimmermann
www.jfzimmermann.fr