Gilles Kepel
samedi 14 janvier 2006 par CalciolariPour imprimer
Un vernis de liberté
Al Qaida, la règle, la norme, la base. L’algèbre et la géométrie de Dieu ? Notre hypothèse de lecture se mesure à la littérature des principaux idéologues du fondamentalisme islamiste. La maison d’édition PUF, Presses Universitaires de France, dans la collection "Proche Orient" a publié en septembre 2005 le livre Al-Qaida dans le textes, par Gilles Kepel, avec les contributions des chercheurs de l’Institut d’études politiques de Paris, Thomas Hegghammer, Stéphane Lacroix, Jean-Pierre Millelli et Omar Saghi.
La contribution de Gilles Kepel au débat est essentielle, il a déjà écrit deux livres, un sur le Jihad et l’autre sur le Fitna (les deux chez Gallimard), autrement dit sur la guerre "extérieure" et sur la guerre "intérieure" à l’islam.
Le travail d’édition a été fait avec grand soin, en traduisant de l’arabe, en particulier des textes qui se trouvent sur les sites internet de la mouvance islamiste radicale. Les écrits sont d’Osama Ben Laden, Abdallah Azzam, Ayman Al Zawahiri et Abu Mussab Al Zarqawi.
L’introduction de Gilles Kepel et les notes de lecture des curateurs et traducteurs des textes nous fournissent les matériaux d’archives pour l’analyse du discours d’Al-Qaida. La proposition est intellectuelle. Mais la lecture de la « logique » d’Al-Qaida reste à faire. Et cette note de lecture que nous écrivons en est une introduction.
Nous lisons dans les textes des quatre "théoriciens" d’Al-Qaida qu’elle est la doctrine de la libération. Ceci nous sert à analyser et entendre où va le troisième millénaire proposé par le fondamentalisme islamiste ; et donc à dissiper ainsi les fantômes de maîtrise et de contrôle sur la vie et sur la planète.
Le schéma des doctrines politiques de la libération, et non seulement celui d’Al-Qaida, est simple : l’ennemi nous opprime, nous sommes ses prisonniers. Il faut se libérer. Ensuite, tuer chaque ennemi. Pourquoi ? Au nom du Nom ; et les noms du père de toutes les guerres sont infinis : Dieu, peuple, justice, bien, liberté...
Chaque doctrine de la libération, de l’esclavage des Juifs en Egypte à l’esclavage des Palestiniens en Israël, répète à l’infini le même récit : la guerre pour l’étendue de la domination et la conquête de la planète, jusqu’à ce qu’ils se soumettent entièrement à la religion.
Ce sont des religions et non pas le judaïsme, le christianisme et l’islam comme instances intellectuelles.
Ce n’est sans doute que dans la compétition territoriale entre les trois monothéismes que nous pouvons lire l’aventure du prince guerrier Mahomet et comme le
Jihad je me lève avec le talion du Fitna, la sédition dans la succession à Mahomet. Nous pouvons lire le Jihad et le Fitna aussi comme une amphibologie, une manière de l’ouverture. Et comme le problème intellectuel créé par l’islam : celui du frater qui n’est pas plus rival que le filius.
Chaque idéologue construit une chaîne de références qu’il joint à la vérité révélée par Dieu à Mahomet lui-même, et sur le principe du tiers-exclu il applique la quintessence du purisme, afin que tout le sang éparpillé devienne blanc, commun, en laissant aussi une patine de liberté sur les proclamations d’Al-Qaida.
Mais la guerre de lecture au cœur de l’islam (guerre de références) de sources, d’autorité, est une guerre idéale pour encourager la guerre réelle et gagner l’adhésion de l’oumma, la communauté islamique. Et l’adhésion du peuple se gagne avec une stratégie télévisuelle de la subversion internationale.
Est-ce que la victoire indique l’instauration de la fonction d’autorité ? Ben Laden espère que Dieu lui accordera la victoire, car il en est le Seigneur. Celui-ci n’est pas Dieu, mais le vicaire fait à l’image et à la ressemblance du sujet du Jihad. Dieu de la gnose, pas de la parole : Dieu qui ordonne le bien et chasse le mal en réconfortant la situation de sa nation. La nation de Dieu, qui est de plus en plus, plus divine que de celle de l’ennemi qui se considère comme la vraie nation de Dieu évidemment.
Dans une interview à CNN en 1997, Ben Laden se qualifie, conformément à l’ordre de Dieu comme défenseur de la liberté, accusé d’être un terroriste, quand le vrai terroriste est le président américain. Et les militaires américains seraient les soldats de Satan.
Chaque adversaire mène la lutte au nom de Dieu. Comme si agir au nom de Dieu ne correspondait pas à déchaîner la guerre finale. Cette interrogation figure aussi dans le Coran, plus précisément la sura connue sous le nom du "Verset de l’épée", l’IX, At-Tawba, « Le repentir ou la désapprobation », la seule qui ne commence pas avec le basmala : au nom d’Allah, le Compatissant, le Miséricordieux.
Face à la liberté, celle-ci est la pantomime du sujet de chaque doctrine de la libération : il enlève la liberté de la parole pour l’assigner au couple maître/esclave, et en tant qu’esclave il se libère du maître. Et cette liberté serait le droit de chaque homme, non seulement du musulman.
L’islam comme religion pense que c’est toujours le frère qui régne en maître, en tant qu’idolâtre, païen, infidèle, qui combat avec l’épée et avec le stylo. L’islam comme instance culturelle introduit le frère dans son intégrité et cela comporte l’analyse, sans plus de solution gnostique et la croyance en l’unicité du fils. Le musulman n’est pas le "troisième" frère qui arrive après le juif et le chrétien. Ce n’est pas le frère qui dit « moi aussi ». Il n’est pas le trois après le deux et l’un.
Abdallah Azzam, le premier théoricien du Jihad mondial, tué en Afganistan en 1989, après le retrait de l’Armée Rouge en février de la même année, a été le maître de Ben Laden en matière de théologie islamiste. Dieu aurait offert à l’humanité la règle pour la bataille entre le vrai et le faux, dans l’intérêt de l’humanité, pour la suprématie de la vérité et le développement du bien. Est-ce que celui-ci est Azzam ou Platon ? Mais pour Aristote aussi le faux était devenu un complot mondial. Alexandre, le Macédonien, est allé libérer le vrai sur toute la terre.
Est-ce qu’il faut atteindre la caravane ? Azzam répond oui, et il signe « l’esclave humble de Dieu ». Althusser voulait prendre le train en route, peut-être aussi parce qu’il ne croyait pas en Dieu. La caravane n’est pas l’arche de la parole mais son sépulcre.
Ayman Al Zawahiri se demande où se trouve la liberté. C’est-à-dire que la liberté n’est un signifiant stable pour personne. La liberté de l’un est l’oppression de l’autre et vice versa. En effet la liberté n’est pas de l’un ou de l’autre mais de l’élément qui procède de l’ouverture sans plus s’habiller de la dichotomie bien-mal, bon-mauvais, ami-ennemi, loup-agneau... Et cette dichotomie nécessite l’unicité de Dieu, appelée le fondement des fondements.
La théologie d’Al Zawahiri est une extension du commandement du bien et de l’interdiction du mal, donc de la distinction ami-ennemi, qui n’est pas forgée par Mahomet mais par Platon dans la République, mille ans avant la naissance du Prophète.
Comment lire ? Avec une chaîne exacte de garants ? Mais où on situe le zéro de cette chaîne évoquée aussi par Al Zawahiri ? Il s’agit d’une chaîne qui commence par un. Une telle série ordinale et bien ordonnée produit le désordre pour le purifier, et ainsi de suite.
Pourquoi n’y aurait-il pas d’autre solution que le Jihad ? Il reste encore à lire l’idée que les musulmans ne peuvent jouir des droits de l’Occident que comme des esclaves recueillant les miettes du repas du maître.
Al Zarqawi soulève-t-il le voile en révélant, ainsi, le bien comme le mal ? L’ennemi identifié ; le chiisme est pour lui une religion polythéiste qui n’a rien à voir avec l’islam. La série dichotomique ami-ennemi, bien-mal, vrai-faux, est appliquée déjà entre musulmans. Comment lire les textes sacrés en cherchant le sens caché ? Est-ce que le paradis est à l’ombre de l’épée ou du stylo ? Le dévoilement de la haine secrète qui couve dans le coeur de l’ennemi est aussi un autoportrait, dans l’intuition que s’il n’y a plus ni bien ni mal il n’y a plus de nécessité que le sang coule.
Al Zarqawi court derrière le temps en faisant tout son possible. La terreur est la sensation de la réalisation de l’impossible dans le possible, toujours manquée. Et la peur de la liberté de chaque élément de la vie fait voir double : bon et mauvais. En circulant dans un bain de sang. En poursuivant le purisme extrême, jusqu’au blanchissement décidable et complet, dans le Jihad où l’épée et le stylo se compléteront.
Pour chacun des idéologues d’Al-Qaida, la chaîne des garants de la lecture des textes sacrés nécessite que les prescriptions et les défenses soient données comme divines, et comme telles soient acceptées et exécutées, naturellement.
Ce n’est donc qu’en ignorant la charte intellectuelle, la charte de la tolérance, que le problème islamiste devient réductible à une compétition entre les trois monothéismes.
La leçon de l’islam est encore à lire. Le texte de l’islam n’est pas donné par le Coran lu à la lettre. Il faut distinguer entre idéologie islamiste et islam comme instance artistique, culturelle et scientifique. Islam irréligieux, intellectuel, sans peur.
Alors, est-ce que chacun est libre ? Telle est la liberté de tous ceux qui prétendent faire ce qu’ils veulent. La liberté du sujet. La liberté des maîtres. La liberté des esclaves. Lorsque les bases de la liberté restent sous nos yeux, la terreur domine. C’est comme ça, et de cette façon que la chose se répète.
La liberté est une propriété de chaque élément de la vie. Il ne peut y avoir aucune confiscation au nom du Nom, au nom de Dieu, au nom de soi, au nom de l’autre, au nom du peuple ou de n’importe qu’elle autre généalogie.
La liberté est un élément de la vie. Propriété unique de chaque élément, qui ne se répète pas. On ne peut réduire la liberté à un vernis.
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