dimanche 24 octobre 2004 par Philippe Nadouce
Pour imprimer
Le prix Nobel de littérature décerné en 1989 à l’écrivain espagnol Camilo José Cela, est une petite pièce du puzzle culturel européen en perpétuel métamorphose. Cet "encouragement" donné à l’Espagne a supposé une reconnaissance qui n’était pas dénuée d’ambiguité.
Le choix du jury de Stockholm a toujours été contesté et illustre une des polémiques historique les plus édifiantes de l’Europe du sud...
En novembre 1989, la nouvelle tombe alors que personne ne s’y attendait : Camilo José Cela est prix Nobel de littérature ! La stupeur fait rapidement place à une explosion de joie. Une liesse nationale emporte le pays ! L’Espagne peut enfin revendiquer sa place dans le monde de la culture européenne et se montrer sans rougir sur un premier plan international ! Elle qui se réchauffait sur les cendres de la mythique « Movida » de la transition démocratique, dont un de ses plus extravagants représentants, Pedro Almodovar, étonnait l’Europe avec de petites comédies « amphétamines » (la première, « ¿Qué he hecho para merece esto ? » [1], met en scène la vie d’une femme au foyer madrilène qui tue son mari avec un os de jambon et fait disparaître l’arme du crime dans un « cocido », le pot-au-feu espagnol). Almodovar, maître du cocktail atavico-folklorique peint une modernité archaïsante et pudibonde qui révèle les contradictions d’un pays déboussolé par la richesse qui s’offre à elle et les profondes séquelles de 40 ans d’absurdité franquiste.
Ce regard grinçant du maître espagnol est d’une vérité sans fard. L’Espagne fait encore pâle figure au milieu des ténors de l’Union européenne -elle vient d’y être admise [2]-, parent pauvre qui, plein d’humilité et d’application, s’est aligné tant bien que mal sur les économies puissantes du vieux continent au prix d’un lourd tribut et d’une reconversion industrielle qui a fortement fait pâlir l’auréole du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol et de son leader M. Felipe González. Le prix Nobel de M. Cela est pour elle une première reconnaissance au sein d’une Europe qui l’accepte les bras ouverts et affirme ainsi une volonté de pardonner, de tirer un trait sur l’isolationnisme culturel, politique et économique qui l’a caractérisée depuis le XVIIe siècle.
Toutes les chaînes de télévision et l’ensemble des médias bricolent à la hâte des biographies et des panégyriques du nouveau héros national. On le voit partout avec sa jeune épouse, Marina Castaño, déguster, la « tetilla », le fromage typique de sa région (La Galice) qui se mange nappé de miel frais. On fête sa « rusticité », son franc parlé et les blasphèmes qui le rendirent célèbre pendant le franquisme... Il a scandalisé tout le pays en déclarant sur un plateau de télévision qu’il pouvait aspirer deux litres d’eau par le derrière...
Pourtant quelques réactions dissonantes se font entendre, loin, très loin, dans les rangs de l’élite intellectuelle d’Amérique Latine. Ernesto Sabato, pour ne citer que lui, va même jusqu’à dire que le jury de Stockholm décerne parfois son prix à « des enfants ». Mais ces voix qui s’élèvent outre Atlantique ne trouvent aucun écho en Espagne ; la déification de Camilo José Cela a commencé et rien ni personne jusqu’à sa mort, survenue le 17 janvier 2002 à l’âge de 85 ans, ne pourra inverser le processus.
Amnésie et dissimulation
Camilo José Cela a régné sur les Lettres espagnoles (en Amérique Latine sa renommée, nous l’avons vu a toujours été plus mitigée) de 1989 à 2002 en ce sens qu’il n’a jamais été « violenté », tancé ou sommé d’expliquer ses agissements lors de l’époque franquiste. Il recevait tout au plus de légères « admonestations » de la part des intellectuels quand transparaissait trop nettement dans les médias son mépris pour les « pédés » et les « gouines » (sic), ses reproches aux « excès » de la jeunesse, ses tendresses pour certains dictateurs, etc., quand il giflait et poussait dans une piscine un journaliste qui l’avait maltraité, « calomnié » dans une critique littéraire peu favorable.
Son passé de « censor de revistas [3] », son passé d’intellectuel franquiste tout court, quant à lui, ne fut que très rarement mis sur la sellette durant cette période. C’est ce qui explique en partie pourquoi les jeunes générations ignorent totalement qui était cet homme. Ce prix Nobel décerné -le paradoxe est de taille-, à la modernité et au progressisme de l’Espagne démocratique, avait toutes les caractéristiques réactionnaires de l’Ancien Régime à qui il devait tout.
Cette ignorance de la jeunesse en matière historique immédiate et, dans un sens plus général, l’amnésie consensuelle, la dissimulation aux yeux du peuple espagnol des agissements d’une grande partie de l’élite artistique, politique et intellectuelle a tenu bon jusqu’au élection de mars 2004. Mais au-delà de cette culpabilité corporatiste, il s’agit d’analyser le rôle et l’attitude d’une société tenue en laisse pendant une quarantaine d’année. Une partie des employés de l’Administration d’aujourd’hui, n’exerçait-elle pas au milieu des années 70. Tous les fonctionnaires sans exception, ne devaient-ils pas jurer officiellement leur loyauté à Franco et à sa révolution nationale ? Nous le voyons, le problème est d’une grande complexité.
C’est seulement maintenant que des voix, des associations, des historiens, percent la chape de plomb tombée sur la jeune démocratie espagnole en 1982 au nom d’une transition non revancharde, soi-disant hantée par le fantôme de la guerre civile...
Une poutre dans l’œil...
Un des hit de cette nouvelle vague de contestation est sans aucun doute la réaction à la décision du juge madrilène Baltazar Garzón de lancer un mandat d’arrêt international contre l’ex dictateur chilien Auguste Pinochet [4] Même si un tel geste fut unanimement salué, il n’en était pas moins incongru...
En effet, comment se faisait-il que l’Espagne voulût faire le ménage au Chili alors qu’elle-même n’avait pas encore commencé à le faire chez elle ? Après la mort de Franco en 1975, durant la « transition démocratique » qui s’acheva en 1982 avec les premières élections démocratiques, les deux parties en lisse ; les vainqueurs de la Guerre Civile et les héritiers des vaincus, sûr du verdict des urnes, se mirent d’accord pour ne juger et emprisonner personne. Tous les crimes furent pardonnés ! L’Eglise, les militaires, les oligarchies, coupables de délations, de massacres, d’exécutions sommaires et de génocide n’eurent pas à rendre de compte à la société espagnole.
L’autre exemple touche l’identité du dernier prix Nobel espagnol de littérature, M. Camilo José Cela car, à travers lui, c’est toute une société artistique et intellectuelle qu’il faudrait interroger.
Quelle place, en effet, lui réserver au panthéon des hommes de lettres espagnols ? La grande majorité de la presse et des médias firent leur choix en qualifiant son premier livre, « La familia de Pascual Duarte », d’œuvre anti-franquiste !
M. C.J. Cela résida en Espagne pendant toute la dictature. Son livre, publié en 1942, à l’époque où une terrible répression décimait encore les rangs des vaincus (Los rojos [5]) ne fit l’objet d’aucune censure. Camilo José Cela fut même pressentis, par le délégué national de la Presse, M. Juan Aparicio [6], un falangista [7] à l’époque tout puissant dans le monde des Lettres, comme un « auteur modèle et haut représentant de la narrative de la nouvelle Espagne de Franco ».
Ce premier livre anti-franquiste, connut un grand succès en Espagne dès sa sortie et fut très apprécié dans les nouveaux milieux politiques et intellectuels de l’époque qui, loin d’y voir une attaque contre leur mode de pensée, sentaient plutôt poindre le puissant jugement d’une nouvelle moralité. Comme le rappelle Javier Cercas : « La famille de pascual Duarte ne put être lue que comme une constatation de la tragique nécessité de la guerre, considérée de cette façon, comme une espèce de catharsis d’urgence qui nettoya le pays des Pascual Duarte qui le pourrissaient ». Nous sommes en 1942 ; au-delà des frontières, la seconde guerre mondiale fait rage.
L’exercice de la vérité
Les questions posées par les jeunes générations à tous ceux qui, dans l’administration, l’industrie, les médias, la culture et la politique, défendent aujourd’hui la démocratie mais qui jouissaient d’une très grande liberté d’action pendant la dictature ne sont plus du tout « revanchardes ». Ces générations veulent la vérité. L’opposition ne peut plus comme à la veille de premières élections démocratiques agiter le spectre de la guerre civile. L’Espagne revendique désormais l’honnêteté historique et cherche la vérité pour pouvoir tout simplement exister dans le monde de demain.
Trente ans après la disparition de Francisco Franco -une ironie toute espagnole précise qu’il est mort dans son lit-, nous ne sommes encore qu’au début de ce processus de normalisation... La mort de Camilo José Cela, loin d’être la date qui représentera ce changement fondamental de la société, est néanmoins l’occasion -unique dans l’histoire de la modernité espagnole- de prendre conscience que le processus d’éclaircissement historique est irréversible et que ceux qui veulent la vérité finiront par l’obtenir.
Londres, le 18 octobre 2004
[1] « Mais qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? » 1986
[2] en 1986
[3] « Censeur de revues », terme employé par le propre C.J. Cela pour définir sa première activité littéraire.
[4] Le 16 octobre 1998, le juge Baltasar Garzón ordonna de detención de l’ex dictateur. Le senateur Pinochet fut informé de sa détention par le juge Nicholas Evans.
[5] Les rouges. Les chiffres de la répression sont contreversés. Mais tout le monde s’accorde à donner un chiffre minimun de 30.000 morts du côté républicain.
[6] Javier Cercas. « El pasado imposible ». Article publié dans El País du 22 avril 2002. Javier Cercas est aussi l’auteur de livre « Soldats de Salamine »
[7] Phalangiste. Membre du parti franquiste. L’équivalent, toutes proportions gardées, des SS nazis
Livres du même auteur
et autres lectures...
Copyright e-litterature.net
toute reproduction ne peut se faire sans l'autorisation de l'auteur de la Note ET lien avec Exigence: Littérature