lundi 13 février 2006 par Yvette Reynaud-Kherlakian
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• Le regard sur un peintre reconnu n’est pas celui que l’on a sur un peintre amateur ou dont la renommée se limite à l’estime de quelques proches.
Pour le premier, quelles que soient les réserves ou les critiques que l’on s’autorise, on part d’un préjugé favorable. Je peux bien dire que m’agace la présentation métaphysico-religieuse que Gauguin fait de certains de ses tableaux, que la volonté affichée de faire voir ensemble l’immanence éclatante du jouir et la sourde transcendance du mythe lui fait parfois manquer l’une et l’autre : mon caquetage individuel se perd dans la rumeur dévotieuse de sa gloire et entame à peine -pour moi- le sentiment global de son génie. Je ne fais qu’écraser quelques poux dans la crinière du lion.
Il en va tout autrement si je regarde la copie faite par tel proche d’un paysage de Corot, la réplique sourcilleuse d’un village familier donnée par un autre, la vision quasi abstraite du mouvement humain dans la ville proposée par un troisième. Je n’ai pas ici -comme je l’ai pour Gauguin- un monde pictural transcendant, quasi platonicien, signalé par la cohésion, voire la cohérence de la critique et qu’un regard confiant suffit à rendre accessible à la sensibilité- monde pictural auquel mon jugement se réfèrera spontanément, quitte à le mettre en question au nom de ma libre subjectivité.
Je jugerai du travail du copiste par sa plus ou moins grande fidélité à l’original, de l’œuvre du paysagiste par l’exactitude qui me fait reconnaître un lieu. Consciemment ou non, je demande aux deux premiers de répéter de quelque façon ce que j’ai déjà vu.
Si cette attente est déçue, je parlerai plus volontiers de maladresse de l’exécutant que de déformation originale et signifiante du modèle ; en somme, je protège mon confort en contournant l’appréciation proprement esthétique.
Au mieux, je dirai qu’il y a là quelque chose comme une promesse de talent.
Pour la figuration quasi abstraite du mouvement humain proposé par le troisième, je juge de l’intention par l’agencement, la distribution, l’étagement des volumes à partir de l’enchevêtrement initial des lignes et des taches. Comme il n’y a pas d’objet défini auquel se référer, l’attitude mentale est encore plus fluente, et par voie de conséquence, le jugement reste le plus souvent prudemment évasif. Je pars d’impressions subjectives - qu’elles soient positives, négatives, incertaines- dont l’arrière-plan est toute une culture -ou une inculture- artistique.
Je peux trancher par décision catégorique, sinon arbitraire : ce n’est là que gribouillage, paraphrase décorative, escamotage du réel -ou au contraire captation allusive et pathétique d’un moment du regard dans la fallacieuse précision des apparences.
Je peux, je peux, oui... Je peux aussi consentir simplement -comme à un don de la grâce- à cet émoi qui me tend vers l’espace de la toile : un agencement inédit de couleurs et de formes ouvre mon œil à la perception d’un monde possible, un monde d’ailleurs qui tire à lui le monde d’ici pour l’irriguer de sa sève. Je vis là, authentiquement, l’aventure esthétique, le pari jumelé au geste créateur du peintre.
Vénus n’en finit pas de naître et de renaître de l’écume de la mer.
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