dimanche 7 novembre 2004 par Catherine Nohales
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Lit-on encore Les Lettres Persanes aujourd’hui, si ce n’est sur les bancs de l’Université ? Cette lecture estivale fut un plaisir constant qui s’explique en partie par le genre auquel appartient ce classique : le roman épistolaire.
Uzbek et Rica, deux Persans, visitent la France de Louis XIV et plus précisément, la capitale du Royaume. Ils correspondent entre eux mais aussi avec celles et ceux qui sont restés en Perse. Ils portent sur les moeurs, les coutumes locales un regard faussement naïf qui déflore la politique, la religion, les institutions défaillantes sous le règne du monarque français. « Le roi de France est le plus puissant prince de l’Europe. Il n’a point de mines d’or comme le roi d’Espagne, son voisin ; mais il a plus de richesses que lui, parce qu’il les tire de la vanité de ses sujets, plus inépuisable que les mines. [...] D’ailleurs ce roi est un grand magicien : il exerce son empire sur l’esprit même de ses sujets ; il les fait penser comme il veut. S’il n’a qu’un million d’écus dans son trésor, et qu’il en ait besoin de deux, il n’a qu’à leur persuader qu’un écu en vaut deux, et ils le croient.[...] il y a un autre magicien, plus fort que lui, qui n’est pas moins maître de son esprit qu’il l’est lui-même de celui des autres. Ce magicien s’appelle le Pape. Tantôt il lui fait croire que trois ne sont qu’un, que le pain qu’on mange n’est pas du pain, ou que le vin qu’on boit n’est pas du vin, et mille autres choses de cette espèce. » Lettre XXIV, Rica à Ibben, A Smyrne. Ils s’étonnent des coutumes, de la mode, ce qui nous vaut des lettres où le comique visuel est très fort. « Tu ne le croirais peut-être pas : depuis un mois que je suis ici, je n’y ai encore vu marcher personne. Il n’y a point de gens au monde qui tirent mieux parti de leur machine que les Français : ils courent ; ils volent. Les voitures lentes d’Asie, le pas réglé de nos chameaux, les feraient tomber en syncope. Pour moi, qui ne suis point fait à ce train, et qui vais souvent à pied sans changer d’allure, j’enrage quelquefois comme un Chrétien : car encore passe qu’on m’éclabousse depuis les pieds jusqu’à la tête ; mais je ne puis pardonner les coups de coudes que je reçois régulièrement et périodiquement. Un homme qui vient après moi, et qui me passe, me fait faire un demi-tour, et un autre, qui me croise de l’autre côté, me remet soudain où le premier m’avait pris ; et je n’ai pas fait cent pas, que je suis plus brisé que si j’avais fait dix lieues. » (Même lettre) Je ne suis pas tellement certaine que les choses aient changé. La satire est forte, donc efficace. Le précieux Rica devient sous nos yeux un pantin, un personnage de théâtre dans cet extrait au présent de narration.
La lettre, tout au long du roman, se transforme en un espace scénique, théâtral, qui met en scène des femmes ridicules, des courtisans serviles, un Roi déchu, décrépit. Elle est protéiforme selon l’intention qui préside à sa rédaction : donneuse d’ordre lorsque l’un des deux Persans écrit au chef des eunuques pour qu’il exerce l’autorité à sa place dans un harem en proie à la rébellion, câline, enjôleuse, moraliste également, comique ou grave, c’est selon. Variété du genre qui donne sa légèreté et une allégresse bien visible à ce texte quelque peu oublié.
Le paradoxe est permanent dans cette œuvre de Montesquieu. Les deux protagonistes n’ont de cesse de critiquer le système en place, passent pour des « réformateurs » mais les lettres adressées en Perse à leurs correspondants montrent que les changements qu’ils voudraient voir en France n’ont pas lieu d’être dans leur pays d’origine. Ils restent envers et contre tout des tyrans orientaux. « [...] Comment as-tu pensé que je fusse assez crédule pour m’imaginer que je ne fusse dans le monde que pour adorer tes caprices, que, pendant que tu te permets tout, tu eusses le droit d’affliger tous mes désirs ? Non ! J’ai pu vivre dans la servitude, mais j’ai toujours été libre : j’ai réformé tes lis sur celles de la Nature, et mon esprit s’est toujours tenu dans l’indépendance. [...] Lettre CLXI, Roxane à Uzbek.
Montesquieu est aussi un moraliste digne du La Bruyère des Caractères.
Certaines lettres sont de vrais portraits cinglants et impitoyables et les constats abondent, conférant une certaine gravité au roman.
Le lire, c’est aussi lire La Bruyère, La Rochefoucauld. On retrouve leur écriture lapidaire et définitive dans Les Lettres Persanes, une écriture cinglante.
Tout lecteur des Lettres Persanes découvrira que l’écrivain se révèle être également un virtuose de la rhétorique, de l’argumentation. En effet, certaines lettres sont de vrais petits manuels d’instruction. On y voit une pensée se déployer dans une logique imparable et faire mouche. Les démonstrations sont rigoureuses et partant, implacables. Le style est varié, séduisant car il faut convaincre le ou les destinataires, c’est-à-dire les lecteurs de 1721, de la France de Louis XV.
Dans un monde dangereux et tanguant comme le nôtre, dans ce monde miné par l’intolérance, je crois indispensable de revenir aux classiques et à cet écrivain en particulier qui nous indiquent pour toujours la marche à suivre.
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