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Autant en emporte le vent de Victor Fleming

Scarlett l’incorruptible

samedi 8 avril 2006 par Yvette Reynaud-Kherlakian

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Relire les histoires d’antan -de l’Iliade à Madame Bovary ; revoir les films de naguère -disons d’avant la deuxième guerre mondiale- : rien de tel pour raviver l’imaginaire et titiller le jugement. Les raisons -qu’elles soient du cœur ou de la raison- ont besoin de distance pour s’infirmer, se confirmer, se nuancer.

Je viens de revoir Autant en emporte le vent (1939). Je n’ai pas lu le roman qui l’a inspiré : son poids m’avait effrayée autrefois et je n’ai plus le temps aujourd’hui de prendre le temps de le lire. Il n’est pas sûr que le film lui-même ait mérité tous les oscars qui l’ont comblé et peut-être accablé. Quelques images fortes autour de la guerre de Sécession ne suffisent pas à en faire une fresque historique, laquelle se perd vite dans le suivi, parfois laborieux, des destins individuels. Mais Scarlett est là, toujours éclatante, inébranlable.

Et elle a encore à qui parler. Autant en emporte le vent propose -à grands traits mais avec pertinence- la confrontation de deux types d’humanité -vus chacun dans sa version féminine et dans sa version masculine. Scarlett et Rhett se répondent en effet à l’intérieur même de leur conflit comme Mélanie et Ashley à l’intérieur de leur entente. Rhett répète à Scarlett qu’ils se ressemblent par une même volonté prédatrice qui entend soumettre les autres à son bon plaisir. Ashley et Mélanie au contraire tendent à se fondre dans une tendresse qui gomme jusqu’aux aspérités des évènements ; aussi leur couple n’a-t-il pas l’éclat de celui de Scarlett et de Rhett ; si les bons sentiments ont du mal à faire de la bonne littérature ou du bon cinéma, c’est qu’ils tendent à résorber les caractères dans une sorte de platitude difficilement convertible en dramaturgie. Ashley est honnête homme et on ne peut que louer sa persévérance à résister à Scarlett, persévérance qui montre sa lucidité et l’empêche d’être ennuyeux, à nos yeux comme sans doute à ceux de Scarlett. La bonté de Mélanie friserait la niaiserie sans quelques saillies qui révèlent une véritable force intérieure : c’est elle qui, malade et chancelante, prend la décision d’escamoter le cadavre du soldat nordiste que Scarlett a tué par affolement ; c’est elle qui surmonte les préjugés en accordant une entrevue à la prostituée au grand cœur que Scarlett méprise ; c’est elle encore qui tente de sauver le couple Scarlett-Rhett après la mort de leur enfant... Mais si la bonté de Mélanie rafistole l’existence, par ci par là, c’est l’égocentrisme intraitable de Scarlett qui est constamment source d’évènements.

Scarlett, parlons-en. Elle se dresse, sur fond d’histoire ravageuse et elle ne lui abandonnera pas un pouce d’elle-même. Son égocentrisme est certes prédateur, mais il l’est avec une sorte d’innocence, une innocence d’enfant gâtée pour qui désirer, c’est aussitôt avoir. Elle est garce tant qu’on voudra, soit idéalement garce tant elle s’accorde, animale qu’elle est jusque dans ses calculs les plus retors, à l’impétuosité de son vouloir vivre. C’est bien cette innocence brute, totalement amorale qui séduit Rhett, égoïste nonchalant, et comme tel, volontiers cynique. Il s’amuse de reconnaître en Scarlett la gangue originelle de ses appétits et il croit qu’étant l’un et l’autre de la race des prédateurs, ils sont faits pour s’entendre. Là est son erreur : Scarlett n’a que faire de son semblable ; armée d’un amour impossible qui la protège de toute emprise masculine et lui permet de prendre mari sans entraver son bon plaisir, elle peut, en dépit de la guerre où son énergie fait merveille, comme dans le confort et le prestige social que lui rend son mariage avec Rhett, accepter, refuser, manœuvrer sans jamais se laisser entamer par qui que ce soit ou par quoi que ce soit. Elle n’est ni amante, ni amie, ni sœur, ni épouse, ni mère. Elle est Scarlett, qui mesure le monde et est mesurable à l’aune de ses appétits. Je dis bien appétits plutôt que désirs car elle ne fait que consommer êtres et choses pour alimenter sa propre substance. Son apparente conversion finale à l’amour de Rhett n’y change rien. Avec cet amour-là en poupe (il s’agit bien d’un vent qui la pousse plutôt que d’un sentiment qui la nourrit), elle part à la reconquête de sa terre comme, avec son amour pour Ashley, elle était partie à la conquête du monde. Avec le temps qui passe, le champ d’action se rétrécit mais ne change pas de nature. Elle est adorable, haïssable, admirable, méprisable : telle quelle, elle est, en elle-même, pour elle-même un bloc d’existence que rien n’érode.

Rhett, lui, est égoïste, et, disions-nous, conscient de l’être, ce qui lui permet, çà et là, l’élégance de la générosité : il s’engage dans les rangs des sudistes pour l’honneur, quand leur déroute est irréversible ; il garde fidélité de cœur à la prostituée longtemps complice de ses orgies ; c’est lui qui choisit pour la vieille nourrice noire le cadeau -un jupon rouge et français- que Scarlett a, d’un ton sans réplique, jugé immérité. Il a donc un cœur dont il prétend maîtriser l’usage, surtout dans ses rapports avec Scarlett, à coups de propos étudiés, d’une désinvolture narquoise ou sarcastique. Ce cœur, déjà atteint par la mort de l’enfant tant aimée, se vide d’un coup de son amour pour Scarlett quand, après la mort de Mélanie, c’est encore vers Ashley qu’elle se tourne. Rhett peut revenir -en la renforçant d’amertume-, à la pratique de ce cynisme libertin, spirituel, qui en fait un témoin attardé du XVIIIe siècle européen plus qu’un Américain actif du XIXe siècle finissant.

Décidément, les personnages de Victor Fleming n’ont rien d’épique. Ils traversent leur temps, dents serrés, dos rond -ou regard distant. Ils sont mus et émus par le bruit et la fureur de leurs passions plus que par les emballements de l’histoire... Oui, mais Histoire et passions humaines, Autant en emporte le vent. Il en reste ce titre, beau à faire rêver. Et Scarlett, cinématographiquement incorruptible.

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